61. Raisons et ressentiment
Quand Ubis reparut dans la salle principale de la morgue, vêtu en tout et pour tout d'un tablier d'autopsie, Laura manqua rire. Bien sûr, elle ne s'était pas attendue à ce qu'un chien trimballe des vêtements de rechange, mais dans le fond, elle ne s'était pas non plus attendue à ce que son ancien collègue puisse se métamorphoser en chien.
Pendant un moment, aucun des deux n'ouvrit la bouche. Laura n'avait pas osé allumer davantage qu'une lampe de bureau.
— Cet endroit noie aussi tes... échos, alors ? demanda-t-elle pour tuer le silence.
— Oui. Il est imprégné de ma présence. J'y travaille depuis bientôt vingt ans.
Elle faillit poser une question sur le chien, préféra s'abstenir.
— Je ne peux pas croire que Michael néglige le démon. Ce n'est pas possible. Il doit percevoir sa présence, toute la ville la reflète.
Ubis s'appuya à une des tables d'autopsie, bras croisés. Le tablier lui arrivait à mi-cuisses et Laura bougea pour placer au moins un bureau entre eux.
— Lui en as-tu parlé ? poursuivit son interlocuteur.
— Du Dévoreur de Foies ?
— Oui. C'est un signe qu'il ne peut pas manquer.
— Pourquoi est-ce un signe si parlant ?
— Les démons qui s'incarnent sur Terre sont influencés par les humains qu'ils côtoient. Ils... s'humanisent, si tu veux. Ils deviennent moins mauvais. Mais le foie est le siège du mal. En s'en nourrissant de manière régulière, ils se protègent de la contamination... comme une sorte de vaccin, je suppose, contre la bonté ambiante.
— La bonté ? railla-t-elle.
Ubis haussa les épaules.
— Mais pourquoi le couvrir ?
La question était sortie, inutile, mais elle ne pouvait pas s'empêcher de la poser. Il eut la décence de paraître embarrassé.
— C'est compliqué.
La même excuse que la veille.
— J'ai toute la nuit.
Ubis passa une main sur son visage et se frotta les paupières du bout des doigts.
— J'ai pensé que c'était la meilleure manière... d'éviter pire.
— Pire ?
— Ce démon... comme les autres, en fait... cherche la confrontation... Il est arrivé à New Tren il y a six ans. Au début... Il agissait avec prudence. Même si des gens meurent, chaque jour, partout dans le monde... Certains signes peuvent rapidement attirer l'attention. Il se servait dans la morgue hospitalière de Saint Jude, principalement. Parfois, rarement, sur un accident de voiture... Deux fois, j'ai récupéré des corps carbonisés qui n'avaient plus de foie. Je ne peux pas exclure qu'il provoquait ces décès, mais... son passage était invisible. Je n'avais rien à faire de particulier.
— Mais tu savais qu'il était là.
— Oui. Nous nous sommes vite rencontrés, en réalité.
— Et quoi ? Tu n'as rien fait ?
Ubis esquissa un sourire ironique.
— Et qu'est-ce que j'aurais pu faire, au juste ?
— Lui régler son compte ?
— Laura, tu sais de quoi je suis le Dieu ? Tu crois que je dispose de quoi ? D'une force surhumaine ? D'une épée magique ? Que je peux appeler la foudre au creux de mes mains ? Je suis un Dieu des Morts. Mes compétences sont extrêmement limitées. En fait, c'est lui qui aurait pu aisément se débarrasser de moi. Et la seule raison pour laquelle il ne l'a pas fait est sans doute qu'il ignore à quel point je suis démuni. L'unique chose que j'aurais pu faire, c'est en appeler aux milices célestes... ce qui aurait précipité ma propre chute. Et c'est la raison pour laquelle je l'ai couvert, ces derniers mois. Je ne prétends pas comprendre la manière dont les démons fonctionnent mais je sais que rester dans l'ombre, ce n'est pas dans leur nature. Ils veulent... se heurter... Si j'avais autopsié les corps en révélant ce qu'il y avait laissé... Il aurait provoqué un désordre terrible. Des innocents auraient été accusés de meurtre, des résidus inexplicables auraient été envoyés en analyse... Je n'avais pas le choix. J'espérais que la mention des foies suffirait à attirer l'attention, tôt ou tard... sans le reste. Si je ne l'avais pas fait, il aurait poussé les choses jusqu'à l'escalade, la confrontation avec la police... et avant que quelqu'un d'apte à le gérer ne réagisse, il y aurait eu des dizaines de morts...
Elle secoua la tête, interdite.
— Dont Jill, je suppose. Ou votre couple était-il juste une couverture, pour asseoir ta comédie ?
— Ma comédie ?
— Je suis un humain comme un autre, j'ai même une copine !
Il rit en secouant la tête.
— Ce qui est certain, c'est que toi, tu n'es pas une humaine comme les autres.
— Ah oui ? En quoi ?
— Tu as vu comment tu me parles ? Je suis un dieu !
— Que je n'ai pas décidé de vénérer, excuse-moi.
— Ça j'ai bien compris.
Elle joua avec un bic, une enveloppe, avant de réaliser qu'elle dérangeait sans doute les affaires de Louis Eberhart. Il fallait espérer qu'aucun appel de garde ne le ferait débarquer au milieu de leur conciliabule.
— Je retiens que tu prétends avoir fait tout ça pour protéger les gens alors qu'en fait, il aurait suffi d'avertir le Ciel dès son arrivée.
— Comment aurais-je fait ça, au juste ?
— Tu te serais transformé en toi pendant une petite discussion avec ton comparse à cornes. Radical, si j'ai bien compris.
— Laura, est-ce que ça te semble si incroyable que je n'ai pas eu envie de mourir ?
— Tu as déjà vécu des milliers d'années ! Et... tu es un dieu ! Est-ce que les dieux ne sont pas censés protéger les hommes ?
— Non, tu te trompes de dieux. J'appartiens à un panthéon ancien. Les hommes me vénèrent, en échange de quoi... je me montre, éventuellement, miséricordieux. Je n'ai jamais eu pour essence de protéger les hommes, juste de gérer leurs âmes après leur trépas. Ce que je ne fais plus depuis très longtemps.
Laura en resta bouche bée.
— Je suis désolé mais c'est la vérité. Je ne suis pas... un ange. Ce n'est pas dans ma nature.
— Alors tu l'as juste laissé... pourrir New Tren. Comme ça. Tu l'as laissé tuer des gens, se repaître, et tu as continué à vivre ta petite vie médiocre, l'air de rien, avec ta copine et ton chat.
— Je ne pouvais rien faire, Laura. Rien.
— C'est faux.
Il se redressa brusquement et elle devina, à la tension dans sa silhouette, qu'il avait fini par se mettre en colère.
— Tu te sacrifierais, comme ça, en vain ? Pour une poignée de gens ? Il en meurt tous les jours ! Des milliers ! Pour des tas de raisons !
— Tu es un dieu !
— Tu sais ce qui se serait produit, si ce démon avait été éliminé ? Ce qui va se produire, quand Michael l'aura sorti du jeu ? Un être humain va prendre sa place dans l'écosystème vicié de New Tren, récupérer les trafics et les malversations qu'il supervisait ! Et il tuera tout autant de gens ! Pas pour bouffer leurs foies, mais pour des raisons encore plus mauvaises !
— Plus mauvaises qu'un démon ?
— Qui se nourrit, oui. Un démon qui se nourrit. Merde ! Ils sont des milliers, dans le monde ! Il y en a dans toutes les grandes villes ! Ils ne représentent rien à l'échelle de ton espèce ! Une poignée de parasites ! Vous vous entretuez bien plus efficacement, crois-moi, et vous n'avez pas besoin d'eux pour vous souffler le pire !
Laura se boucha les oreilles des paumes, refusant d'en entendre davantage. Cette... créature refuserait de se reconnaître la moindre culpabilité dans ce qui s'était produit. Il avait sauvé sa propre peau, rien d'autre, et le reste était du vent. Elle attendit qu'il se soit tu pour délivrer ses pavillons malmenés.
— Dis-moi où il est. Le démon. Michael peut s'en occuper, mais je dois savoir où il est.
— Je n'en sais rien, Laura.
Sa voix s'était fait traînante, il lorgnait ses pieds. Elle l'entendit inspirer longuement, puis expirer, lui qui n'avait probablement même pas besoin de respirer. En d'autres temps, elle lui aurait posé mille questions : avait-il besoin de se nourrir ? Avait-il eu des enfants ? Qu'était-il arrivé aux autres dieux de son panthéon, Horus et Isis et la femme à tête de chat et la vache avec un disque entre les cornes ? À quoi avait-il passé ces trois mille dernières années ? Est-ce que sa nature expliquait ses compétences de médecine légale ? Comment effaçait-il ses traces d'une vie à l'autre ?
Mais franchement, elle s'en passerait.
— Je suis désolé, dit-il finalement. Je comprends que ce soit... difficile à avaler. Mais... je ne suis plus vraiment un dieu depuis des siècles. Je ne peux pas penser comme tu voudrais que je le fasse. J'ai lutté pour survivre... et oui, quand ce foutu démon a commencé à pourrir New Tren, je me suis juste demandé ce qu'il faudrait que je fasse pour ne pas tomber avec lui. Même si je ne suis plus grand-chose par rapport à ce que j'étais du temps où mon culte était florissant... Résister toutes ces années, à cette force monstrueuse, qui a décimé les miens... Ce n'était pas rien, Laura. Je suppose que tu as l'impression que... nous ne pouvons pas communiquer, peut-être. Je ne sais pas. Mais me rendre, capituler... Ce n'est pas complètement anodin. Michael et ses légions ont massacré ma famille. Mes frères, mes soeurs, mes parents, mes enfants. Le sable a coulé depuis mais... Me sacrifier pour une espèce qui m'a oublié, qui s'est rangée à l'ennemi de manière écrasante... Mais non, tu as raison, je ne peux pas m'attendre à ce que tu comprennes.
Il se tut, elle demeura muette, le coeur étrangement serré par ce nouveau déferlement. Il l'avait déjà prise pour témoin de ses affres, ce n'était pas une surprise, même si tout avait changé autour d'eux.
— Quand j'ai compris que j'étais mourant, que j'allais m'éteindre... J'aurais pu rapidement me créer quelques fidèles. Encourager des cultes marginaux, c'est plus facile qu'on ne le croit. Mais... une part de moi était fatiguée, je pense, peut-être un écho de ce que ressentait William Willis lui-même. Après tout, quand il ne reste qu'un croyant et son dieu, qui sait comment l'un influence l'autre ?
Laura le vit s'adosser aux frigos, et les loupiotes verte et rouge le nimbèrent des couleurs d'un hiver festif.
— J'ai décidé de partir. Et j'ai décidé que j'emmènerais le démon avec moi. Exactement comme tu l'as suggéré. Mais je voulais être certain de ne pas manquer le coche... et il se méfiait de moi. Je pense qu'il a senti que le couvrir me pesait de plus en plus. Nos derniers échanges n'ont pas été des plus sereins. Bref... Je comptais en finir avec lui, et moi, avant la fin de l'année... mais il m'a pris de vitesse. Il a massacré cet ange... Je me suis rué dans le piège tête baissée. Je suppose qu'il a compris que je mijotais quelque chose. Mais les démons sont toujours difficiles à cerner. Je pensais qu'il en profiterait pour changer d'air, le temps que Michael me règle mon compte. Mais à la place, il est resté... il a tué Linda... Je ne sais pas pourquoi. Mon sort était pourtant scellé le jour de ma métamorphose. Et en même temps... en retrouvant le souffle, grâce à toi, je n'ai plus eu envie de mourir.
Il lâcha un rire amer, qu'il ravala aussitôt.
— Je ne sais pas pourquoi je m'épuise à fuir.
Laura ne voulait pas envisager qu'elle en connaissait la raison, un écho de son propre refus à capituler, quelles que soient les circonstances.
— Pourquoi ne pas avoir quitté la ville ? demanda-t-elle plutôt.
— Michael me suivrait, désormais. Il entendrait mon départ.
— Non, je parle... d'avant. Quand tu as réalisé que le démon était là. Ça t'aurait permis... de ne pas te retrouver mêlé à tout ça.
— Je vis à New Tren depuis plus de vingt ans. Et j'y avais des attaches. De vraies attaches. Pas une comédie, comme tu dis.
Laura hésita.
— Elle est déjà passée à autre chose.
Pas besoin de la nommer.
— Tant mieux, je suppose. C'était mon objectif. J'espère qu'elle pourra... oublier l'indignité de ces dernières semaines.
— Avec le temps, sûrement.
Il acquiesça et elle le laissa croire que tout finirait bien pour l'inspectrice qu'il aimait. Savoir avec qui elle s'était acoquinée ne le mettrait certainement pas de bonne humeur, malgré l'imminence d'événements bien plus graves.
Une ombre passa soudain sur la grisaille, comme un nuage masquant la lueur malade des lampadaires au dehors. Par réflexe, Laura leva les yeux. Quelqu'un se tenait sur la verrière, juste au-dessus d'eux.
— Tu l'as mené jusqu'à moi, lâcha Ubis, sans masquer sa stupéfaction.
Laura n'eut pas le temps de nier : le ciel, furieux, explosa en mille morceaux scintillants.
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