59. Sans conviction
En retraçant son parcours vers l'hôtel, elle se demanda si Michael avait retrouvé Aaron. Ce n'était probablement pas sa priorité et elle voulait croire qu'il le lui aurait dit d'emblée au téléphone, malgré sa colère. Peut-être pas. Peut-être son imprudence effaçait-elle tout autre considération.
Il l'attendait sous le porche, bras croisés, presque calme, mais pas vraiment, trop serré dans son costume étroit. Un moment, elle l'imagina dans d'autres vêtements, une cape, une armure. En plissant les yeux, sous la pluie battante de la fin de journée, elle pouvait presque le deviner. Des ailes, une lance, une auréole. Hallucination ou vérité travestie, elle n'aurait pu en jurer.
— Me voilà, annonça-t-elle simplement.
Il ferma lentement les yeux, les rouvrit, comme s'il n'était pas certain de ce qui se trouvait devant lui.
— Ce n'était pas censé arriver, soupira-t-il.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Vous étiez censée... me faire confiance.
Bien sûr, comment pouvait-il le voir autrement ?
— On ne vous a jamais dit que les agents de la Société étaient des fortes têtes ? Et qu'ils détestaient par-dessus tout se faire dicter leur conduite par les gens de la Fédération ? Vous aviez parlé d'une collaboration mais dans le fond, je suis juste spectatrice de vos décisions, sans aucun levier pour vous faire changer d'avis.
— Vous ne comprenez pas.
— Vous n'avez jamais eu besoin de moi, Celarghan, n'est-ce pas ?
Il acquiesça, lèvres pincées, presque désolé.
— Alors pourquoi m'avoir embarquée, au juste ? Pourquoi vous être encombré ?
La question le prit manifestement au dépourvu. Il la dévisagea, bras croisés, figé sous l'auvent, puis finit par lever les yeux sur la Cathédrale voisine.
— J'étais... curieux, avoua-t-il.
Laura ne put s'empêcher de rire.
— La curiosité tue le chat.
— Je ne suis pas un chat. Je pensais pouvoir... vous canaliser.
— Me canaliser, carrément ? Vous êtes gonflé, Celarghan.
— Vous êtes... une femme, vous auriez dû m'obéir.
La justification la laissa pantoise. Elle n'était pas sûre qu'il n'avait pas dit « femme » pour ne pas dire « être humain », mais puisqu'il décidait de jouer cette carte...
— À quel siècle pensez-vous que nous sommes, au juste ?
La question méritait d'être posée, même s'il y verrait une façon de parler. Ou pas. Il n'était pas très doué pour le second degré.
— Je sais très bien que nous sommes au XXIème siècle, répondit-il sèchement.
— Alors vous vous trompez d'endroit. Si vous espériez me « canaliser » parce que je suis une femme... Vous êtes vraiment un abruti.
L'insulte lui crispa le visage et les épaules, et elle l'entendit grincer des dents.
C'est toi qui vas finir par te prendre une lance en travers du corps, songea-t-elle.
Mais lui démontrer une subite déférence n'aurait pas collé avec la relation qu'ils avaient tissée. Elle se comportait comme il savait qu'elle le ferait, même s'il trouvait ça franchement insupportable. Elle admira sa patience. Il ne devait pas avoir l'habitude et avait sans doute le pouvoir de l'écraser comme une fourmi agaçante. Ce qu'il n'avait pas encore fait. Un bon point pour lui.
Il relâcha sa respiration dans un sifflement interminable et elle craignit un instant qu'il se dégonfle. Laura réalisa soudain qu'elle avait presque pitié de cette créature qui s'était crue équipée pour la gérer et qui s'y prenait si mal. Il y avait quelque chose de réconfortant là-derrière, pour elle en tout cas : le pouvoir que l'archange pensait avoir sur elle ne fonctionnait manifestement pas.
Et c'était sans doute la faute du dieu égyptien, si elle était si bien protégée. Une essence contre une autre. Elle n'était pas certaine d'adorer cette idée de bouclier spirituel, mais elle ne pouvait nier qu'il avait son usage.
La chose étrange était que Michael n'en prenne pas la pleine mesure. Mais peut-être se leurrait-elle sur ce qu'il était capable de percevoir.
— Vous avez retrouvé Aaron ?
Une porte de sortie. Elle savait, désormais, qu'il n'en était rien.
Il secoua la tête.
— Non. Vous êtes sûre qu'il croit toujours en Dieu ?
— Qu'est-ce que ça a à voir avec le fait de le retrouver ?
Au moment où elle posait la question, elle en devina la réponse. Il pouvait sans doute entendre quelque chose, les prières, l'écho de la Foi... et il n'avait trouvé que le silence. Il ne se démonta pas pour autant.
— Vu qu'il n'est apparemment pas rentré à Dunnes, j'ai pensé qu'il avait pu trouver refuge dans une des églises ou des congrégations de la ville. On lui aurait offert le gîte, le couvert, le réconfort spirituel, un endroit où se poser. Mais ce n'est pas le cas. Personne ne l'a vu.
Ou entendu, je parie.
— Disons que dernièrement, son église ne l'a pas protégé de grand-chose. Il a pu penser que c'était en fait le genre d'endroits à éviter à tout prix.
— Vous voulez dire qu'il a perdu la Foi ?
Laura hésita. Si elle répondait par l'affirmative, Michael allait-il estimer que ce n'était plus de son ressort ?
— Je n'en sais rien. Je pense que non. Mais qu'elle est... fragilisée ?
L'archange acquiesça lentement, songeur.
— De toute façon, je ne peux pas en faire plus pour lui.
— Quoi ?
— Je ne sais pas où le trouver, Laura.
Un aveu d'échec. Surprenant. Ça devait lui écorcher la bouche, le pauvre.
— Le mieux est d'aller déclarer sa disparition à la police, à ce stade. Venez.
D'un geste, il lui fit signe de le suivre à l'intérieur de l'hôtel. Elle pensa se rebiffer, par réflexe, par principe, mais retrouver Aaron méritait une entorse à ses principes.
Il était vivant, il devait l'être.
Elle était sûre que même si Michael ne parvenait pas à le localiser, il aurait su s'il était mort. Saint Pierre l'aurait récupéré devant les Portes, quelque chose comme ça, et transmis un message du Ciel à la Terre.
Peut-être Celarghan n'aurait-il rien dit, cependant, car comment expliquer pareille certitude ? Elle ne voulait pas y penser.
Une femme les attendait dans le lobby : elle se redressa, un semblant de garde-à-vous, quand ils entrèrent. Laura la reconnut : c'était sa poursuivante de la mi-journée. Sous une frange de cheveux roux, son visage jeune, lisse, ne reflétait aucune émotion.
— Laura, je vous présente Beth. Elle va vous accompagner dans vos... déplacements, jusqu'à nouvel ordre.
La vingtaine, le look d'étudiante, Beth ne payait pas de mine et, même si Laura savait qu'elle était davantage qu'une gamine, elle ne pouvait pas éviter de s'insurger.
— Vous vous fichez de moi, Celarghan ? Je n'ai pas besoin de garde du corps !
Elle adressa un sourire à Beth, qui n'avait pas bronché, attrapa son acolyte par le bras et l'entraîna à l'écart.
— Elle a la moitié de mon âge, et certainement beaucoup moins d'expérience. Qu'espérez-vous qu'elle fasse de plus que moi ?
Mille choses. Pourfendre les démons, en appeler à la foudre céleste, punir les infidèles, sans doute ce genre de choses.
— Je suis certain qu'elle me contactera au moindre problème, pour commencer, répondit Celarghan d'un ton acide. Et je pense que sa présence suffira pour vous garder, un rien, dans le droit chemin.
— Vous ne devriez jurer de rien.
— De toute façon, ce n'est pas discutable, Laura. Elle va vous accompagner au commissariat, puis vous reviendrez toutes les deux ici. Sans faire de remous.
À la manière dont il la fixait de ses yeux bleu acier, elle se demanda s'il était en train d'essayer de l'hypnotiser. Son front se marqua d'un pli, puis il s'écarta brusquement. Elle l'entendit murmurer quelque chose à mi-voix, une imprécation, un commentaire, mais sans parvenir à le comprendre. Sans doute réalisait-il, une fois de plus, qu'il avait échoué. Il fit volte-face aussi rapidement qu'il s'était éloigné et revint face à elle.
— Laura. S'il vous plait. Faites-le pour moi, pour vous, pour Beth.
Il la désigna.
— Vous pourriez la voir comme une assistante. Une stagiaire. Elle peut sûrement en apprendre beaucoup de vous.
Est-ce qu'il lui mentait ? Les archanges avaient sûrement des passe-droits pour ce genre d'entorses à la vérité. Ou alors il estimait qu'un ange y gagnerait à fréquenter, un instant, une humaine complètement inconsciente. Instructif. La propension de ces êtres faibles à se fourvoyer.
— Je ne peux pas travailler alors que vous agissez... comme... un...
Un quoi ?
Il ne trouva pas le mot, demeura blême et muet face à elle, excédé, peut-être dangereux. Laura pensait pouvoir semer la petite ange au besoin, mais défier son supérieur une fois de plus... C'était moins sûr.
— Très bien. Mais elle ne dort pas dans ma chambre.
— Bien sûr.
Elle lut le soulagement sur ses traits, intense, offert. Extrême. Le prix de sa fameuse « curiosité ».
Au début, Laura pensa que Beth était glaciale, mais elle réalisa bientôt que la jeune femme était effrayée. La légiste aurait pu prétendre qu'elle était invisible – elle n'existait pas vraiment, après tout – mais jamais elle ne se serait comportée de la sorte avec une jeune humaine. Elle se sentit rapidement coupable de transférer son conflit avec Michael sur sa subordonnée. Même si, peut-être, l'ange ne ressentait en fait rien.
— Désolée de vous avoir faussé compagnie, ce matin. J'espère que votre patron ne vous a pas trop engueulée.
Beth parut saisie qu'on lui adresse la parole et rougit comme l'aurait fait n'importe qui. Joli mimétisme. Laura se demanda si elle avait besoin de manger, dormir, respirer. Est-ce qu'Allan en avait besoin, lui ?
— Non... Non, il était surtout... furieux... mais pas surpris.
Laura s'autorisa un sourire.
— Il commence à me connaître, je suppose.
L'ange resta muette et Laura se demanda où Celarghan l'avait dénichée. Elle paraissait peu taillée pour le boulot.
— C'est votre première fois ?
— Ma première fois ?
— Sur le terrain.
— Oh...
Elle grimaça dans la pénombre.
— Je... c'est confidentiel. Je crois. Je ne peux pas répondre.
— C'est de bonne guerre.
Le taxi s'était rangé devant le commissariat central et Laura ne chercha pas à dissuader Beth de la suivre à l'intérieur. Elle doutait que cette démarche ait le moindre impact sur le destin de son ami. Ce qu'il fallait, c'était coincer le démon avant qu'il ne frappe, et pour ça, il n'y avait qu'une seule chose à faire : retourner voir Ubis – Allan, Hector, Anubis, peu importait – et l'amener à en dire davantage sur l'endroit où il se terrait.
***
Breaking News : ce dimanche 30 juillet, dans la matinée, je publierai d'une traite les douze derniers chapitres de ce roman... J'ai hésité, tergiversé, je sais que ce n'est pas dans les habitudes wattpadiennes, mais ce texte n'a pas été écrit pour être publié en épisodes, et ça vous permettra de lire la fin au rythme qui vous convient sans devoir attendre deux jours puis encore deux jours puis encore deux jours si vous voulez découvrir la résolution dans le "flux" du récit...
Pour éviter le spoiler indirect via votre liste de notifications, les chapitres sortiront sans titre, et celui-ci sera indiqué en début de texte... J'éditerai tout ça dans quelques jours pour la continuité.
Je vous remercie d'ores et déjà de m'avoir suivie jusqu'ici et j'espère que le final sera à la hauteur de vos espérances ! Bonne lecture !
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