48. Refuge de pacotille
La chambre d'hôtel dans laquelle Laura posa son maigre sac constituait une amélioration par rapport à l'ordinaire. Fonctionnelle, anonyme, propre, située au seizième étage d'une tour du centre-ville, elle lui rappela l'appartement haut perché de Sam, d'autres temps, plus doux, avant que la situation ne dégénère de manière absurde.
La jeune femme demeura un moment à la fenêtre, dans le noir, à observer la ville illuminée sous son ciel plombé. Sur le petit bureau, coincé entre le lit et la porte de la salle de bain, elle avait ouvert son ordinateur portable qu'heureusement, Ubis avait eu la générosité de lui laisser. Hormis ce fidèle acolyte, elle n'avait emporté que quelques vêtements de rechange et sa brosse à dents. Il faudrait qu'elle prévienne la cellule locale de la Société, qu'on lui remplace la porte. Elle n'était pas pressée de rentrer.
À la lumière de ce larcin, elle se demandait si ce petit tour en voiture n'avait eu que ce seul objectif : la balader, l'abandonner quelque part, récupérer les documents. Des preuves, fatalement, de quelque chose. De ce passé partagé, litigieux, entre archéologues du siècle précédent. Elle songea à nouveau aux antiquités dissimulées derrière la cloison, dans la chambre du légiste. Celarghan n'y avait accordé aucune importance et elle s'était laissée convaincre qu'il n'y avait rien à y dénicher d'utile. Mais l'inspecteur fédéré pouvait jouer la comédie, c'était leur métier, à lui, à elle.
Peut-être n'y avait-il aucun lien. Juste des conflits indépendants. Certaines personnes avaient un don pour semer le désordre, Laura était bien placée pour le savoir. Mais Ubis avait tenu à ce qu'elle ne puisse pas creuser la querelle qui l'opposait à Willis. Il devait y avoir une raison là-derrière, chez un homme qui se disait en sursis.
Elle s'installa derrière son ordinateur, ouvrit un fichier, y déposa ses pensées, comme elles lui venaient, tout ce qui se rattachait à Willis, ses paroles sur son lit de mort, obscures. La certitude qu'Ubis se mourrait.
Il n'était plus malade. Comment était-ce possible ? Il avait parlé de cancer en phase terminale puis, soudain, plus rien.
La fatigue lui brouilla le regard. Elle ne pensait plus juste, il fallait qu'elle dorme.
En parler à Celarghan. Ça aurait été la chose logique à faire, s'ouvrir des événements des dernières heures. Mais elle ne savait pas comment il réagirait en découvrant qu'elle l'avait vu, qu'elle lui avait parlé, qu'elle n'avait même pas songé à l'appeler. Elle avait promis, menti quelques heures plus tard. Ubis avait dit que Celarghan serait prêt à la tuer et Laura était persuadée qu'il disait vrai.
Une confiance inexplicable. Solidarité entre légistes. Les élans du coeur. N'importe quoi.
Va te coucher, songea-t-elle. Remets à demain.
Elle ferma le document, fixa un instant l'écran, ses icônes colorées en désordre, reflet d'un certain état d'esprit. Son regard s'attarda sur le rapport d'autopsie de Jonathan, un rectangle blanc décoré d'un caducée stylisé, posé là par le hasard d'un téléchargement de dernière minute. Elle déplaça son curseur, le positionna sur la tête d'un des serpents puis de l'autre, effleura les petites ailes, descendit jusqu'en bas du sceptre. Si facile. La révélation douloureuse au bout du doigt.
Quelque part au-dessus d'elle, les pas d'un autre convive retentirent, étouffés. Elle referma le portable et alla se coucher.
Première décision raisonnable de la journée.
Laura attrape un masque dans la boîte en carton que lui tend Ryan, son assistant. Elle est ravie de constater que l'attitude de ses collègues n'a pas changé en dépit des mois qu'elle a passés à New Tren. Murmay non plus n'a pas changé. Elle se demande si elle, elle est différente, si les mystères qu'elle a frôlés sont gravés dans les traits de son visage. Elle se sent plus fébrile qu'à l'ordinaire, à l'intérieur, mais elle contrôle. Elle contrôle toujours. Presque. Elle passe un masque et lance à Ryan un de ces sourires invisibles qui ne se lisent que dans les yeux.
— Alors, on a fait la bringue en mon absence ? lui demande-t-elle.
Il fait rouler la table métallique où trône leur nouveau patient et lève les yeux au ciel.
— Le docteur Moliarey ne nous a pas laissés organiser notre fête pour Halloween, répond-il en bloquant le frein sur les roulettes, d'un geste mécanique répété des centaines de fois déjà, alors qu'il n'en est qu'à sa troisième année de stage.
Laura aime bien Ryan. Il a cet humour décalé et glacial que partagent la plupart des légistes, sans avoir le côté blasé ou volontiers macabre de certains. À leur échelle , il est relativement normal.
— Vous auriez dû le faire sans le prévenir, lance-t-elle en inspectant deux scalpels à la lumière des néons.
L'éclat qu'ils renvoient est aveuglant, puis en miroir, et elle observe son reflet dans leur lame. Des traces noires lui barrent le front et les joues, elle les frotte, les respire. De la suie huileuse. Ou tout autre chose. Gras et chaud et plus rouge, soudain. Elle étale la substance en masque de guerre, jusqu'à satisfaction. Parée pour la lutte.
Quand elle relève les yeux, elle constate qu'ils sont tous là. Ses collègues. Don, David, Rupert et Greg de la morgue. Ils lui ont manqué, les coupe-cadavres. Café à l'aube, café à la nuit, les odeurs de désinfectant, le pas chuintant du concierge, le rire forcé d'un jeune inspecteur prêt à tourner de l'oeil. La porte hurlante qui mène aux frigos des corps en attente. Le néon clignotant des sanitaires.
Sont-ils dans les sanitaires ? La lumière clignote. Elle s'est trompée, ce ne sont pas les légistes qui l'observent, mais bien les agents de la Société. En rang d'oignon. Tous les cinq. Elle sait qu'ils sont là, qu'ils surveillent, mais elle ne distingue pas leur visage et elle a oublié leur nom. Ils jugent.
Où est parti Ryan ?
Peu importe.
Elle a déjà effectué cette tâche un million de fois. Pas besoin de réfléchir. De trembler. Elle choisit son arme et attrape un coin du drap.
Deux fleurs pourpres ornent le tissu bleu clair. Des roses. Ou des impacts de balle qui revendiquent leur sinistre message.
— Quelqu'un a appelé les secours, mais ils n'ont pas réussi à le récupérer.
Elle relève la tête. Qui a parlé ? Il n'y a plus personne.
Peu importe.
Elle retire le drap d'un geste ample, comme un prestidigitateur en plein show.
Elle le regarde dans les yeux, ses yeux gris grands ouverts. Personne ne les a fermés, ils sont béants, figés, la bouche est entrouverte, le menton souillé. Cheveux en bataille. Boue d'un caniveau, des feuilles mortes à moitié putréfiées.
— Pourtant il y avait plusieurs médecins sur place. Mais l'hémorragie a dû les prendre de vitesse.
Le torse est presque glabre, étroit, marqué par deux cercles noirs , qui doivent exploser en corolles dans le dos. Tous deux dans la poitrine, à gauche, là où aurait dû se trouver le cœur.
Qu'il a à droite. Situs inversus. Une petite fierté anatomique. Une agonie plus longue.
— Du travail de professionnel.
Le sexe est flasque, reposant dans sa toison bouclée, rousse.
— Pas de mystères.
Laura fixe le plafond. Le ciel orange de New Tren, privé d'étoiles, à travers la verrière transparente. Non. Absente. La neige recouvre déjà ses épaules, le cadavre, en un linceul glacé.
Elle fait un pas en arrière, un second, puis s'enfuit dans les rues, le plus vite possible et le plus loin possible, sans se retourner.
Laura émergea dans un cri sourd, bondit hors du lit, se prit les pieds dans le drap et, à moitié accroupie sur le sol, mit plusieurs secondes à identifier l'endroit où elle se trouvait.
La chambre d'hôtel dans le centre ville.
Un stupide cauchemar.
Elle s'assit contre le cadre du sommier, tête entre les paumes, et attendit que son coeur se calme, que son corps reprenne pied, que son esprit se vide des derrières images qu'elle avait entrevues.
Elle n'avait même pas lu ce putain de rapport d'autopsie.
Peut-être était-ce la chose à faire. Remplacer les délires de son imagination par des faits. Noirs sur blanc. Date et heure de décès, lésions, des schémas. Pas besoin de regarder les photos. Museler l'inconnu qui mène à la folie.
Elle tâtonna pour attraper son téléphone.
5h44.
Un sourire naquit sur ses lèvres et elle joignit la messagerie.
— Bonsoir... Je voulais juste... Je sais que c'est stupide, mais comme j'étais de garde ce soir, j'ai pensé... Si quelqu'un doit être en train de bosser alors que tout le monde au dehors fait la noce, ça doit être Laura Woodward. Bon... On dirait que je me suis trompé. Tu es plus humaine que moi, finalement ! J'espère que tu passes une bonne soirée. Bon... Bonne année, alors, c'est ce qu'on doit souhaiter en ces circonstances.. Et à une prochaine fois. Prends bien soin de toi, où que tu sois.
Elle aurait dû décrocher. Échanger quelques mots avec lui. Les derniers avant la chute.
Elle choisit son chiffre sans hésitation.
— Bonsoir... Je voulais juste... Je sais que c'est stupide, mais comme j'étais de garde ce soir, j'ai pensé... Si quelqu'un doit être en train de bosser alors que tout le monde au dehors fait la noce, ça doit être Laura Woodward. Bon... On dirait que je me suis trompé. Tu es plus humaine que moi, finalement ! J'espère que tu passes une bonne soirée. Bon... Bonne année, alors, c'est ce qu'on doit souhaiter en ces circonstances.. Et à une prochaine fois. Prends bien soin de toi, où que tu sois.
— Pas sûre que je vais y arriver, Jonathan.
Elle posa le téléphone sur la moquette, face contre terre, puis alla s'étourdir sous la douche.
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