40. Tous des monstres

Au bout d'une dizaine de mètres d'imprécations assourdies, Laura sortit son téléphone portable, avec un besoin intact de ventiler sa frustration.

— Laura ! s'exclama son correspondant, plein d'enthousiasme.

En vérité, elle ne s'était pas réellement attendue à ce qu'il réponde, vu la période. Mais elle aurait déversé son fiel sur la messagerie avec autant de bonheur.

— Bonjour Ed. Bonne année.

— C'est vrai ça, bonne année !

— Je suis désolée de venir une fois de plus frapper à ta porte...

Elle se glissa sous la devanture d'une boutique de literie aux promotions tapageuses et s'adossa à la vitrine.

— Je suis là pour ça, répondit le documentaliste. Raconte-moi.

— Bon, voilà, je dois travailler avec un gars de la Fédération.

— Et à ce ton je devine que c'est pas la gloire...

— Oui, tu devines bien. Bref, il s'appelle Celarghan. Michael Celarghan. Il est envoyé par l'antenne de Sheldon. Je voudrais savoir d'où il sort, qui c'est, n'importe quoi qui me donnerait une idée de pourquoi il est à ce point imbuvable. J'ai l'impression que si je pouvais... comprendre... un peu mieux de qui il s'agit... J'arriverais peut-être à le manoeuvrer.

— Je vais voir ça, mais tu sais que récupérer le dossier d'un agent fédéré, c'est toujours compliqué. Une photo pourrait aider, si tu parviens à l'immortaliser discrètement... et que tu as l'impression qu'il n'est pas excessivement grimé.

Laura sourit en se représentant le personnage. Elle était persuadée qu'il arborait son propre visage, dans tous ses détails particuliers.

— Je vais voir ce que je peux faire.

— Je t'envoie au passage un mail avec ce que j'ai trouvé sur les loups-garous. Désolé pour le délai, mais la période, tu sais...

— Je sais, pas de soucis.

Vu qu'il décrochait son téléphone professionnel un 2 janvier, Laura le suspectait d'avoir usé d'un prétexte pour fuir les agapes de saison, son épouse, ses trois filles et ses six petits-enfants.

— Tu as trouvé des choses valables ?

— Pas des masses. C'est un peu comme le monstre du Loch Ness et le sasquatch : des récits improbables, invérifiables, des soi-disant poils et des soi-disant crottes dont les analyses sont introuvables. Rien dans les fichiers confidentiels. Pas mal de textes médiévaux, quelques témoignages plus récents. Le net est bourré de fictions et de sites qui font semblant d'être documentaires, c'est une vraie soupe... mais on produit des images très réalistes, cela dit, de nos jours.

La jeune femme abandonna son refuge et reprit sa route dans la rue grise. Elle ne voyait pas bien ce qu'il y avait à espérer de ces documents, mais elle s'empêcha de le verbaliser. Ed ne méritait pas qu'elle néglige ses efforts.

— Je vois, reprit-elle. Bon, merci. Je regarderai tout ça quand j'ai un moment.

— Je t'ai fait un fichier de résumé. Et je t'envoie ce que je trouve sur ce Celarghan, si j'arrive à dénicher quoi que ce soit.

— Merci. Franchement, je ne sais pas dans quoi j'ai mis les pieds, mais c'est bien boueux.

— Courage alors. Si tu en as besoin, Duncan est sûrement dispo.

La perspective lui donna des frissons. Duncan était un bon agent mais aussi une source phénoménale d'ennuis, grâce à une propension inégalée à l'initiative discutable. Le mot téméraire ne suffisait pas pour le décrire. Téméraire et malchanceux, peut-être. Maudit. Stupide.

— Ça ira pour l'instant, reprit-elle en muselant une répartie moins diplomatique. Il faut juste que je comprenne comment je peux composer avec ce foutu Fédéré.

— Ah ça... Composer, concéder, ça a toujours été ta spécialité, railla-t-il.

— Il est encore mille fois pire que moi !

— Mon Dieu, ça doit être extraordinaire, comme un choc entre deux rocs.

— Au revoir Ed, grommela-t-elle.

— A bientôt, courage !

Elle coupa la communication et reprit sa route. Avoir des infos sur Celarghan n'aurait probablement aucun intérêt, mais c'était une sorte de vengeance personnelle. Elle était sûre qu'il s'était renseigné, lui aussi, sur « mademoiselle » Woodward. C'était de bonne guerre. Chemin faisant, elle arriva à l'appartement de Linda Belarez. Bien sûr, la voiture de Celarghan était déjà garée devant la porte, mais Laura était bien décidée à ignorer son conducteur.


Elle ne trouva rien de passionnant dans l'appartement. La grande tache de sang colorait toujours le tapis crème devant la baie vitrée. Il n'y avait aucune trace d'effraction, aucun signe d'un troisième larron sur les lieux, rien de neuf. Celarghan avait passé toute son inspection droit comme un I, au milieu du salon, le visage curieusement congestionné. Laura soupçonnait qu'il était en train « d'entendre ». Cependant, il semblait être à ce point au courant de certaines choses, que si ça se trouvait, il n'avait rien à apprendre de ce genre de lieu. Elle était impatiente d'avoir des nouvelles d'Ed, il lui semblait brusquement que les informations biographiques au sujet du Fédéré pourraient révéler des facettes surprenantes de sa fonction. S'il trouvait quoi que ce soit.

Elle alla jusqu'à lui, rompant son voeu de silence.

— En fait, vous êtes tueur, et pas agent.

Il ouvrit les yeux et la dévisagea, l'air soucieux.

— L'un n'empêche pas l'autre, rétorqua-t-il.

Elle sourit, épatée une fois de plus par ce mélange de candeur et de rigidité.

— Vous allez abattre Ubis parce que c'est votre boulot.

— Oui.

— Et vous me le dites comme ça.

— Oui. Parce que c'est la vérité. Et le fait que vous le sachiez n'a aucun impact sur le fait que je le ferai. Je me suis déplacé dans cet objectif et je ne partirai pas avant de l'avoir rempli.

— Tout ceci n'est pas très... régulier.

— Si vous le dites.

— Il y a des règles. Même pour la Fédération. Vous devriez traduire le coupable en justice, pas l'abattre sans sommation.

— La justice est imparfaite, dans certaines circonstances. Elle ne peut pas appréhender tous les ordres de délit. Je me charge juste de ce qui la dépasse, de manière à ce qu'elle puisse continuer à fonctionner de manière optimale dans les limites de ses compétences.

Je rêve, j'ai mal entendu, songea Laura.

Mais Celarghan, bien sûr, reflétait la plus totale impassibilité. Elle ne parvint pas à contenir un frisson. Il se fendit de cet horrible sourire qui lui allait si mal.

­— Vous ne devriez pas vous inquiéter pour ce cas, ma...docteur Woodward, murmura-t-il d'une voix douce.. Je suis rodé, c'est le millionième de mon existence.

De quel genre de passe-droit disposait-il, au juste ?

Laura se souvint à nouveau des paroles acides d'Aaron, sur les extrémités auxquelles avaient recouru, autrefois, leurs organisations. Autrefois. Aujourd'hui. Oui, elle pouvait imaginer que la Fédération dispose encore d'hommes spécialisés dans la neutralisation de certaines menaces. Mais de là à en discuter, l'air de rien, avec une presque inconnue... Celarghan battait des records en matière d'assurance. C'en était inquiétant.

— Pourquoi le haïssez-vous, au juste ? tenta-t-elle.

— Je ne le hais pas. Mais je sais qu'il faut qu'il disparaisse.

— Votre détachement est inouï.

— Il est nécessaire. Faites-moi confiance.

— Je ne pourrai jamais vous faire confiance. Vous êtes aussi un monstre.

— Je sais bien. Mais je suis un monstre comme il en faut pour que le monde tourne, lâcha-t-il simplement.

Elle jura et s'écarta. Mégalomane et dément, les Fédérés recrutaient n'importe comment. Ils avaient dû débaucher un ancien mercenaire, qui avait baroudé dans cinquante-cinq conflits barbares à travers le globe, et qui tenait aujourd'hui des propos dangereux. Sans doute était-il efficace. Elle contrôla un nouveau spasme. C'était à se demander qui était le psychopathe, dans cette affaire.

— Il est venu ici, mais l'autre aussi. Et plus récemment, son empreinte est plus forte, lâcha Celarghan.

— Qui ?

— Votre dévoreur de foies. C'est lui qui a tué la femme, je pense.

— Quoi ?

— Hmm... C'est intéressant, mais ça ne m'étonne pas, ajouta Celarghan en s'esquivant.

Laura résista à l'envie de le poursuivre pour le harceler de questions. Il n'y répondrait pas, ou évasivement, et se montrerait in fine désagréable. Elle jeta un dernier regard circulaire sur la pièce puis quitta les lieux et rejoignit son associé sur le trottoir. Il observait à nouveau la façade, comme si la réponse à ses questions se trouvait sur une gouttière ou dans une brique.

— Je ne sais pas si ça peut vous rassurer, mais je les aurai tous les deux, annonça-t-il. Et ils le savent.

— Arrêtez, Celarghan. Vous... allez me contaminer avec votre... votre... démence. Je ne suis pas comme vous.

— Je sais.

— Vous ne gagnez pas à être connu, franchement.

Il la fixa alors, et elle crut voir passer une émotion furtive dans ses yeux brillants. Etait-ce de la vexation, du mépris, de la colère, de la tristesse, elle n'aurait pu le dire... Mais il n'avait pas pris la remarque aussi légèrement qu'à l'accoutumée. Il faillit dire quelque chose, mais se ravisa et resta de marbre. Laura soupira et décida de rentrer à pied, la journée avait été suffisamment épuisante.

— Je suis désolé, fit Celarghan derrière elle.

Elle ne se retourna pas.

— Vous ne voulez pas qu'on dîne ensemble ?

Elle faillit faire volte-face pour l'insulter avec les mots les plus imagés qu'elle connaissait, mais se retint et continua sa route. Une fois de plus, il eut la décence de ne pas revenir à la charge.


Laura s'écrasa dans son lit avec des affects brouillés, et surtout une immense lassitude. Tout dans cette affaire était désagréable. La tournure des événements était désagréable, sa réaction face à Ubis était désagréable, Aaron avait été désagréable, Sam et Jill avaient atteint des sommets dans le désagréable et Celarghan avait la palme du désagréable. Chaque jour qui passait mettait en exergue le caractère incompréhensible de cette affaire et le peu de maîtrise qu'elle en avait. Elle voulait s'éveiller et que tout soit fini. Celarghan n'avait qu'à mettre une balle dans le crâne des uns et des autres, Jill et Sam n'avaient qu'à s'envoyer en l'air, et Aaron déprimer dans son église pourrie. Elle n'en avait rien à foutre. Elle s'endormit en caressant Souci, qui ronronna en solitaire dans les ténèbres. Elle eut une nuit pleine de rêves roses et bleus, d'un ailleurs plus clément.

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