39. Histoire de foies

Vaseuse malgré la consommation d'un litre de café fort, Laura contemplait l'écran de son portable sans savoir qui appeler. Paul ou Celarghan. Sans doute Paul et Celarghan. Elle ne pouvait pas laisser le second en liberté dans la nature et devait ramener le premier au bercail.

Elle craignait l'impact des nouvelles révélations sur l'élan de l'assistant, même si elle savait que la culpabilité d'Ubis l'affecterait davantage que son propre double-jeu. Ne serait-ce cependant pas la goutte qui ferait déborder un vase bien rempli ? Elle pouvait lui mentir, elle en avait le droit, prétexter n'importe quoi pour expliquer son départ prochain. Ce serait douloureux. Il finirait peut-être par savoir. La vérité blesse mais au moins, elle est limpide. Hésitation.

La sonnerie du téléphone de garde l'empêcha de tergiverser davantage.

— Laura ? C'est Marsha.

— Je t'écoute.

— On a un corps dans le fleuve. Un vrai, cette fois. Tu es dans les parages ?

Laura leva les yeux au ciel, musela un rire amer. Bien sûr. Un corps sans foie, sûrement.

— J'arrive.


Si les criminalistes ne savaient rien de son changement de statut, Laura devina, en croisant le regard de l'inspectrice Haybel, debout sur la jetée dans son manteau d'hiver, que Julien Sorvet n'avait pas complètement tenu sa langue. En public, sur une scène de crime, Jill ne pourrait rien dire. Du moins Laura l'espérait.

Elle s'approcha, circonspecte, du petit attroupement rassemblé au bord de l'eau. Haybel lui adressa un sourire qui semblait presque sincère. La légiste ne s'en sentit que plus crispée. Puis elle se souvint de Sam et se demanda s'il était possible que la jeune femme ait simplement passé une très bonne nuit.

Tu es ridicule, songea-t-elle.

— Il est tout à vous, Woodward, annonça simplement Haybel en s'écartant.

On avait hissé le cadavre sur le quai et il reposait, tout habillé, sur le dos. Laura baissa d'emblée les yeux sur son ventre, où une imposante tache brun sombre ornait sa chemise détrempée.

Pourquoi maintenant ? s'interrogea-t-elle tout en passant une paire de gants en latex.

Florence la contourna pour mitrailler le visage en chou-fleur de la victime. Homme, entre vingt et quarante ans sans doute, une balle dans la tête, jusqu'ici, rien de très surprenant.

Elle souleva les pans imbibés du vêtement, révélant la plaie qu'elle avait tant attendue.

Le foie arraché. Pas découpé, arraché. Salement. Comme si la gueule d'un chien gigantesque y avait plongé les crocs. Laura songea à l'apparition qui avait manqué l'étrangler. Dans son dos, quelqu'un poussa une exclamation de dégoût.

Elle se retourna et croisa le regard de Josh.

— C'était déjà comme ça, la fois précédente ?

— Comme quoi ?

— La plaie ventrale. Elle avait déjà cet aspect ?

Le technicien haussa les épaules, échangea un coup d'oeil avec Marsha.

— Moi je vois pas de différence, annonça Florence, en baissant son appareil. Mais je dois avouer que j'admire pas le résultat plus longtemps que nécessaire. Si la photo est nette, ça me suffit.

Laura s'assit un instant sur ses talons. La procédure d'exhumation était enclenchée, de toute façon. Ce qui était certain, c'était que l'ablation du foie de Linda Belarez avait été réalisée d'une tout autre manière. Pas besoin de porter le corps sur une table chromée pour en avoir la certitude.

Elle fixa un moment le fleuve, sans le voir, tournée vers ses propres pensées. Avait-elle, d'une manière ou d'une autre, provoqué ce nouveau meurtre, en poussant Ubis à la faute ?

Une tache étrange, agitée par les flots, attira son regard près de la rive opposée et elle s'immobilisa.

— Un problème ? fit Josh dans son dos.

— On dirait qu'il y en a un autre en face, murmura Laura.


Deux cadavres sans foie, étalés sur les tables, le regard révulsé, la chair trempée rongée par les poissons et les rats, c'était une aubaine particulière et une coïncidence inquiétante. Les deux hommes étaient morts l'un après l'autre, d'abord le petit roux, ensuite le grand brun. On leur avait arraché le foie, droit dans le ventre. Avec quoi, la question restait entière. Les bords déchiquetés de la plaie ramenaient Laura vers cette gueule improbable. Un coup de feu à bout portant aurait emporté le dos, or il s'agissait d'une cavité profonde mais qui ne traversait pas les cadavres.

Les deux hommes – le premier s'appelait Henry Donovan, le second avait perdu ses papiers dans le fond du Tren – étaient morts la veille dans la soirée. Avant, après qu'elle ait croisé Ubis devant son immeuble, impossible à dire. La balle tirée par derrière avait mis fin à leur souffrance en leur défonçant le crâne, mais pas avant qu'ils aient les entrailles à l'air. Peut-être avaient-ils été assommés au préalable, elle ne pouvait pas complètement l'exclure, vu le carnage qu'il restait de leur occiput. Leur gorge arborait de plus des marques de strangulation, les doigts d'une main droite. Si cela lui rappelait à nouveau sa rencontre avec le monstre de la nuit, les empreintes paraissaient beaucoup trop petites pour avoir appartenu à son agresseur. Mais la mémoire était imparfaite, elle le savait.

Mécaniquement, elle frôla son cou, où ses ecchymoses avaient viré au jaune.

Asphyxiées, les victimes glissaient vers l'inconscience, et c'était à cet instant-là qu'il leur perforait les entrailles. En les autopsiant, Laura ressentit une douleur diffuse à la hauteur du foie, comme un signe physique de ce qui aurait dû logiquement arriver pendant sa rencontre nocturne.

Elle ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur sa propre survie, sur les causes de cette miséricorde. Elle l'avait surpris en plein travail. Elle ne correspondait peut-être simplement pas à ce dont il avait besoin.

Ou alors c'était Ubis, et il n'avait pas pu la tuer.

Elle secoua la tête. Impensable, ridicule. Pas assez grand, pas assez fort.

C'est un spécialiste de la strangulation.

Elle s'arracha à ses réminiscences désagréables.

Florence avait assuré avoir pris des photos des cas antérieurs, introuvables, et aucune des observations sur la plaie abdominale, pourtant évidentes, ne figurait dans les dossiers. Sans parler des trente-six cheveux, des fibres et des résidus qu'elle avait déjà relevés sur les cadavres. Ubis avait, fatalement, un rôle dans cette affaire. Mais lequel ?

Attends d'avoir exhumé, songea-t-elle. Ne présume de rien.

Elle le revit dans l'ombre de l'arbre, devant son immeuble, tranquille, sûr de lui, avec son foutu ticket de train et son estomac se contracta de fureur.

Comme pour la délivrer de ruminations stériles, la porte s'ouvrit soudain sur l'inspecteur Celarghan.

— Bonjour mademoiselle Woodward, annonça-t-il. Je vais chez Linda Belarez, est-ce que ça vous tente ?

Elle secoua la tête d'incrédulité, les poings sur les hanches.

— Je vous signale qu'on a trouvé deux corps dans le Tren, Celarghan.

Il la dévisagea, l'expression vide, puis haussa les épaules.

— Je me soucie peu de vos cadavres. Vous venez ou pas ?

Laura fronça les sourcils.

— Mais...

— Vous vouliez Ubis, et il n'a pas tué ces types-là, alors laissez tomber, et allons à la source immédiatement, proposa-t-il en lorgnant distraitement le ciel au travers de la verrière.

— Comment pouvez-vous être aussi sûr qu'il n'est pas impliqué ?

— Parce que je le connais et je sais que ce n'est pas lui. De plus, une fois que nous l'aurons coincé, vous ne manquerez pas de lui demander pourquoi il falsifiait ses dossiers, non ?

— Vous êtes incroyable, Celarghan !

— C'est un compliment ?

Il paraissait intéressé par la réponse. Ou alors c'était un bon comédien.

— Pas tout à fait, non.

Il soupira avec une grimace.

— J'ai pris la décision de m'appliquer, aujourd'hui, pour être sympathique.

Laura ne chercha même pas la trace d'humour, qu'elle devinait absente, dans ce genre de propos. Elle baissa les yeux sur ses clients, leur peau flasque, leurs plaies béantes.

— Donnez-moi dix minutes ?

Il acquiesça.

— Je vous attends dehors.

Il s'éclipsa aussitôt. Toujours interdite, elle remballa les deux corps, puis se changea rapidement. Il fallait juste qu'elle le supporte une heure ou deux, c'était jouable. Il en savait manifestement beaucoup plus qu'elle sur tout ce désastre, ou du moins il le croyait. Avec un peu de doigté, peut-être arriverait-elle à le faire parler. Si seulement elle gardait son calme.

Elle gravit les escaliers en s'enjoignant à la sérénité. Respira lentement. Compta jusqu'à trente. Un agent infiltré est capable de conserver son sang-froid en toute situation.

Elle grimpa dans le petit SUV avec ces bonnes résolutions. Celarghan démarra sans attendre qu'elle ait bouclé sa ceinture de sécurité.

— Vous savez, mademoiselle Woodward, je ne sais pas pourquoi... Vous me mettez mal à l'aise. Je vous sens extrêmement hostile envers moi.

Elle étouffa un rire devant tant de sincérité. Mais puisqu'il optait pour la franchise...

— Vous débloquez, je n'ai rien contre vous.

— Je vous sens tendue. Mais je ne pense pas que ce soit vraiment de vous que cette répulsion émane.

— Vous voulez dire que vous, vous me détestez ? J'avais remarqué.

— Moi ? Je ne déteste personne.

L'inspecteur se rangea brusquement sur le bord de la route, au prix d'un coup de klaxon outré de la part de camionnette qui le suivait, puis se tourna vers elle. Laura leva les yeux au ciel, bras croisés. Peut-être avait-il raison de vouloir aplanir la situation, pour qu'ils puissent repartir sur de bonnes bases.

— Mais peut-être étiez-vous plus proche de l'ennemi que vous ne voulez bien le reconnaître ? lui demanda-t-il.

— De l'ennemi ? Si c'est du docteur Ubis que vous voulez parler, sachez que nous étions collègues et qu'il n'a jamais mentionné votre nom, Celarghan. Jamais.

— Parler n'est pas nécessaire... Vous avez fait des... des choses ?

Il s'était empourpré et elle demeura muette une seconde, attendant qu'il rattrape les choses. Il n'en fit rien, la fixant de ses yeux bleu glacier.

— Ça suffit, trancha finalement Laura. Je veux bien essayer de vous supporter aujourd'hui, mais uniquement si vous faites des efforts aussi.

— C'est une question légitime !

— Pas du tout !

Elle attrapa la poignée de la porte, il lui toucha aussitôt l'épaule, avant de retirer ses doigts comme s'il s'était brûlé.

— Ne descendez pas !

— Et vous allez m'en empêcher, peut-être ?

— Je suis désolé.

Elle le fusilla du regard mais il était livide, comme s'il était sincèrement effrayé.

— Vraiment désolé. La question me semblait... mais si vous dites que non... Je vous crois.

Elle poussa un profond soupir. Une heure, maximum. Serrer les dents. Respirer. Elle compta jusqu'à dix.

— D'accord.

L'inspecteur parut soulagé et se réinséra dans la circulation. Il n'avait pas complètement tort : elle était plus proche d'Ubis qu'elle ne le lui avait avoué. Mais ce n'était même pas de son fait : c'était le légiste qui l'avait piégée, par ses aveux, par son coup de fil, par son débarquement subit sous un arbre, à la nuit.

Elle devait en parler à Celarghan. N'était-ce pas trop tard ? Qu'en ferait-il ?

Laura décida de repousser cette prise de décision difficile.

— Vous savez si le foie, l'organe, a une signification symbolique particulière ? demanda-t-elle pour rompre la glace.

— Le foie ? Cela dépend un peu des traditions... Le foie, c'est le siège de la colère, de la passion. Et le fiel symbolise l'animosité... On a même dit que le fiel c'était la mort de l'âme, et par là, l'entière privation de Dieu. Chez les Chinois, le foie était le générateur des forces, de l'ingéniosité, du courage comme de l'agressivité. En mangeant celui de ses adversaires, on s'adjugeait leurs qualités...

Il en savait des choses. Elle s'empêcha de le railler.

— Donc, pour un fou furieux, manger le foie de ses victimes a un sens, résuma-t-elle.

Celarghan la fixa brusquement, oubliant les autres voitures et manqua de percuter le véhicule qui le précédait. Il profita d'un espace pour se ranger à nouveau.

— Mademoiselle Woodward... Est-ce qu'il y a quelqu'un qui se nourrit de foies dans cette ville ?

Elle sourit largement.

— Le Dévoreur de foies, peut-être ? Ce n'est pas pour cela que vous êtes venu ?

— Non, je suis là pour Ubis. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de type qui mange des foies ? On est sûr qu'il les mange ?

— Non, on est sûr de rien. On manque d'éléments, en l'occurrence.

— Qui tue-t-il ? Prend-il les foies avant d'exécuter ses victimes ? A mains nues ?

— Vous n'avez pas lu les dossiers ? Il tue des truands, en général, et il arrache... On ne peut pas arracher un foie à mains nues, si ?

Celarghan soupira et fixa le vide au travers de son pare-brise, mains cramponnées au volant jusqu'à s'en faire blanchir les phalanges, avant de relâcher.

— Je n'avais pas réalisé... Tout ceci est beaucoup plus compliqué que je ne le pensais, murmura-t-il dans un souffle. Mademoiselle Woodward. Nous devrions discuter de certaines choses.

Il s'était tourné vers elle.

— Attention à ce que vous allez–

­— Vous devriez laisser tomber cette affaire, l'interrompit-il. Sérieusement, vous devriez rester à la morgue, ou même rentrer chez vous, à Murmay, et me laisser gérer la situation. Je sais bien que ce n'était pas votre idée...

— C'est une coalition ou quoi ?

— Une coalition ?

— Laissez tomber.

— Que voulez-vous dire ? Mademoiselle Woodward ? fit-il, la perçant de son regard d'aigle.

— C'est Docteur Woodward.

Bordel.

Il opina vivement du chef sans la quitter des yeux.

— Ubis m'a laissé un message sur mon portable pour me dire de rentrer chez moi.

L'expression de Celarghan se figea sur un masque effrayant.

— Il vous a contactée et vous ne m'avez rien dit ?!

— Je ne peux vous faire confiance que si vous me faites confiance, Celarghan. Or il est manifeste que vous ne me dites rien ! Vous voulez mener votre enquête en parallèle, soit, mais ne comptez pas sur moi pour venir vous raconter tout ce que je sais si vous ne me rendez pas la pareille.

— Vous êtes folle !

— C'est vous qui êtes complètement jeté !

Il croisa les bras et se renfrogna quelques instants. Bizarrement, cela adoucit son visage coupé au couteau.

— Nous allons devoir nous mettre d'accord, mad.. docteur Woodward. Je ne veux pas que vous fassiez cavalier seul dans cette affaire. Si vous ne montrez pas un peu de bonne volonté, je ferai en sorte que vous soyez rappelée à Murmay. Vous devez me promettre de rester avec moi quoi qu'il arrive.

— C'en est trop, je capitule, fit-elle et elle ouvrit la portière.

Mais Celarghan la rattrapa par le bras.

— Ne prenez pas des risques que vous ne mesurez pas...

— C'est mon travail, Celarghan. Cessez de me materner. J'ai plus de ressources que vous ne le pensez dans votre sale petite tête de misogyne facho.

D'un geste brusque elle s'arracha à son emprise.

Celarghan en savait trop. Trop sur Ubis, trop sur le Dévoreur de Foies, mais il avait manifestement décidé de ne rien en dire. Elle pesta à voix haute. Il avait une longueur d'avance et il ne la partagerait pas avec elle, au nom d'un danger qu'il n'était pas prêt à définir. La pauvre demoiselle qu'il faut protéger des brigands, quelle impudence. Elle avait bataillé contre les machos pendant toute sa formation, elle s'était hissée dans une position où peu de ses semblables étaient parvenues à se faire respecter, et elle avait gagné la considération de toute son équipe. Maintenant un crétin de la Fédération réapparaissait avec des poncifs vieux comme le monde et l'écartait d'un dossier important sous des prétextes tragiquement risibles. Elle shoota dans une boîte de soda qui traînait sur le sol en jurant.

Féminin, ça, peut-être, pensa-t-elle.

Pourtant Celarghan semblait inévitable. 

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