38. Les affaires des autres
Ils ressortirent dans le soir naissant. La pièce cachée n'avait révélé que d'autres reliques historiques, empaquetées dans des caisses, des fardes et du papier-bulle. Laura s'était posé la question d'un trafic d'antiquités – un lien éventuel avec les milieux interlopes de New Tren – mais la couche de poussière qui reposait sur leurs découvertes indiquait qu'Ubis n'y avait certainement pas touché avant de fuir.
Celarghan restait silencieux : il avait scruté toute la maison sans plus faire le moindre commentaire, concentré et méticuleux, étrangement sélectif dans ses intérêts. Il avait jeté un oeil distrait au bureau et à sa substance noire sous la lentille du microscope, était resté de longues minutes debout dans la cabine de douche à observer le pommeau, avait examiné un à un tous les coussins du salon mais pas ouvert le frigo. Laura avait hésité à lui poser des questions, puis renoncé. Elle sentait venir un autre laïus insupportable.
Avant de remonter dans la voiture, ils s'arrêtèrent un instant sous la pluie, sur le trottoir, face à la maison désertée.
— Vous avez pris son chat, remarqua Celarghan, et ce n'était pas une question.
Laura contrôla son sursaut.
— Ses poils sont partout sur vous. C'était très charitable de votre part. Je sais que vous êtes venue. Vous êtes entrée par la fenêtre du garage, la seule issue possible. Je ne vous blâme pas, vous êtes un agent spécial, vous aussi, et vous ne vouliez pas faire sauter votre couverture. Simplement, je pense que nous devrions vraiment collaborer, et non pas faire semblant. Que dites-vous de jouer franc-jeu ?
— C'est du donnant-donnant, Celarghan. Pourquoi vous raconterais-je mes secrets si vous ne dites rien des vôtres ?
— Pour trois raisons, répondit-il dans la foulée. Primo, parce que je finirai toujours par les percer et vous vous sentirez gênée, peut-être même stupide. Deuxio, pour votre sécurité, vous feriez mieux de rester à mes côtés plutôt que de faire cavalier seul. Tertio, parce qu'honnêtement, je n'ai pas besoin de vous, ni de vos informations, pour mener cette enquête à bien.
— Quoi ? Mais pourquoi collaborons-nous, alors ?
— Pour que j'aie de la compagnie, et que vous vous occupiez, voire que vous appreniez quelque chose, fit-il en lui ouvrant la portière de la voiture.
Elle le regarda droit dans les yeux, mais il n'y avait toujours pas la moindre trace d'humour dans son expression, comme s'il venait d'énoncer une série de faits évidents.
— Ça suffit comme ça, murmura-t-elle entre ses dents.
Elle referma la portière d'autorité et s'éloigna dans la rue.
— Je peux vous raccompagner.
— Je vous ai assez vu pour la journée, je ne pourrais pas vous supporter une seconde de plus ! rétorqua-t-elle sans se retourner.
— Mais...
Elle tourna le coin et s'enfonça dans la ville. Elle l'entendit démarrer, mais il eut la décence de ne pas insister et la voiture la doubla sans ralentir. Furieuse, elle maudit Celarghan, Ubis, Sam, Jill, puis Sorvet, et Lafferty aussi, et même Duncan, et le chat qui perdait ses poils, avec les expressions les plus imagées qu'elle connaissait. Le crachin froid la calma et d'avoir vociféré sa haine à voix haute la laissa rassérénée.
Elle mit le cap sur la morgue, mains dans les poches. Elle aurait sûrement dû parler de l'appel de la nuit à son nouveau partenaire, mais ses intentions meurtrières avaient scellé ses lèvres. Elle se remémora les paroles d'Aaron, sa défiance vis-à-vis des organisations semi-clandestines qu'étaient la Société et la Fédération. Ces derniers pouvaient se permettre plus ou moins n'importe quoi au nom de la sûreté de l'état. Si Celarghan décidait d'abattre Ubis dans une impasse, il n'y aurait aucune conséquence : on effacerait les circonstances sous une petite histoire acceptable – légitime défense, accident, suicide – pour autant qu'on retrouve le corps, et l'inspecteur fédéré repartirait l'air de rien vers Sheldon, mission accomplie.
Laura elle-même avait plus d'une fois exercé en marge de la loi, protégée par ces arrangements troubles, mais de là à tuer un suspect – Ubis restait suspect, rien d'autre – il y avait des limites. Jonathan aurait ri de ce revirement, chez quelqu'un qui pestait régulièrement sur l'argent dépensé à entretenir des tueurs dans les prisons. Sans doute changerait-elle d'avis au moment où elle aurait la certitude qu'il était coupable. Pour l'heure, malgré toutes les preuves qui semblaient s'être accumulées, quelque chose en elle se braquait et refusait l'inévitable.
Pas très rationnel, pas très fière d'elle-même.
À présent qu'elle s'était révélée, elle pouvait prendre le temps de lire le dossier dans son intégralité, même si elle doutait d'y trouver autre chose que ce qu'elle savait déjà. On l'avait vu, identifié, il était sur place au moment du meurtre, il s'était enfui au petit matin et avait disparu. Et qui disparait sinon celui qui a quelque chose à se reprocher ?
Comme pour la délivrer de ses tourments, le téléphone de garde se rappela à son bon souvenir. Les morts de la nouvelle année répondaient enfin à l'appel. Rien de tel pour mettre de l'ordre dans ses pensées.
Plus tard, courbaturée, elle regagna son appartement dans la nuit noire. La tentation de rester à la morgue le plus tard possible l'avait effleurée, mais elle y avait résisté. Se recaler sur un horaire décent, autant que faire se peut, semblait nécessaire si elle devait accompagner Celarghan dans ses pérégrinations. Elle évita de se demander ce qu'il avait fait de la fin de journée : s'il avait coincé Ubis, elle l'aurait su.
Alors qu'elle traversait l'esplanade vers la porte de son immeuble, elle distingua soudain une ombre près de l'arbre dénudé qui surplombait la cabane des poubelles. En s'approchant, elle commença à en deviner les contours. Très vite, elle l'identifia et, très vite, elle dégaina son arme, la gardant le long de sa jambe. Il ne manquait plus que cela. Elle s'arrêta à quelques mètres.
— Vous êtes venu vous rendre ?
Juste devant chez elle, il devait être fou.
— Pas vraiment, répondit-il en sortant de la pénombre pour entrer dans le rai d'un lampadaire.
La lueur terne l'éclairait étrangement, mais il n'avait l'air ni stressé, ni fatigué, ni sale, ni même malade. Il paraissait extrêmement tranquille, grand, plus solide que dans son souvenir. Une sirène d'alarme s'enclencha dans le cerveau de Laura. Un calme de tueur psychopathe, cette sûreté suicidaire, surnaturelle, inspirée par une certitude de supériorité absolue, un sentiment de domination total. Elle était à distance. Elle tirerait dans l'œil. Elle respira plus doucement. Il ne fallait pas s'emballer.
— Ecoutez, Laura. Je ne sais pas comment vous faire comprendre que... vous devez rentrer à Murmay. Je... vous ai pris un billet de train pour demain matin. Rentrez chez vous. Laissez-moi régler mes propres affaires, vous n'avez rien à faire ici et je suis assez grand pour gérer ça tout seul.
— Vous êtes fou... Vous êtes un meurtrier et je ne vais pas vous laisser cavaler.
— Laura. Vous savez que je ne l'ai pas tuée. Et vous savez que je n'ai pas tué les autres. Vous n'avez rien besoin de plus. Rentrez chez vous.
— Il n'en est pas question.
— Ne m'obligez pas à insister.
— Ne bougez plus, vous êtes en état d'arrestation ! dit-elle en pointant son pistolet sur lui.
— Ne soyez pas stupide, Laura, dit-il, un sourire doux sur les lèvres.
Il secoua la tête, comme si elle se montrait déraisonnable, et lui tendit une enveloppe.
— Le train part à 8h24... Je vous aurai avertie.
Il jeta son offrande sur le sol et recula.
— Arrêtez-vous ! lança-t-elle.
Il ne réagit pas.
— Je vais tirer, Ubis !
Elle visa le genou gauche et hésita.
Un instant.
Un instant plus tard, il avait disparu, avalé par la nuit. Elle courut derrière lui, jusqu'au bord de la route, mais il s'était déjà esquivé. Et bien sûr, elle n'avait pas tiré.
Ça aurait pu être un rêve.
Elle resta éveillée toute la nuit, assise en tailleur sur son lit, les yeux fixés sur ce billet de train, acheté le jour même à la Gare Sud de New Tren. 8h24, la date du lendemain, l'express de Murmay, première classe.
Pourquoi Ubis tenait-il tant à la faire quitter la ville ? Celarghan avait sous-entendu qu'ils se connaissaient depuis longtemps, qu'il avait enfin retrouvé la trace du légiste et qu'il ne le laisserait pas filer. Ça n'avait aucun sens : Ubis habitait New Tren depuis plus de vingt ans, sans s'y cacher. Avait-il changé de nom, d'identité ? Le fait qu'il vienne du continent rendait sa trace plus difficile à vérifier, tous ces documents qui attestaient de son parcours pouvaient avoir été falsifiés. D'où venait Celarghan, de son côté ? Peut-être les deux hommes avaient-ils une affaire personnelle à régler, un contentieux qui ne les impliquait que l'un et l'autre, Linda Belarez n'étant que le signe qu'avait guetté l'inspecteur.
Laura se renversa en arrière, bousculant Souci. C'était absurde, on aurait dit un scénario bidon d'un roman à quatre sous... Sherlock Holmes contre le professeur Moriarty... Van Helsing contre le comte Dracula... Des duels à mort sous la lune pleine. Sordide et ridicule.
Elle n'avait jamais eu l'intention de prendre ce train, mais elle savait à présent mieux pourquoi elle devait rester. Pour forcer deux vieux ennemis à s'affronter dans le cadre des lois. Peut-être aussi comprendre ce qu'il y avait sous leur opposition... Ubis n'avait pas parlé de Celarghan, pourtant il devait savoir qu'il était sur le dossier. S'entendre et se sentir, de vieilles théories naturalistes du crime qui circulaient encore près d'un siècle après qu'on les ait réfutées. Celarghan était dangereux et Ubis encore plus.
— Si seulement j'avais tiré, grommela-t-elle à l'intention du plafond craquelé.
L'aube vint sans qu'elle ait fermé l'œil, et elle contempla les chiffres rouges du réveil, hypnotisée par leur défilement, jusqu'à ce qu'ils franchissent l'heure fatidique de 8h24. Elle ressentit un petit frisson dans l'épine dorsale lorsque le train démarra, dans un lointain inaudible, et qu'il se mit en branle vers Murmay.
Revoir la cathédrale de Murmay, les grandes entreprises le long du fleuve, puis la campagne enfin, au nord, après la grande autoroute. Remonter le chemin boisé en scrutant les broussailles à la recherche d'un chevreuil, aller distribuer des carottes aux chevaux du voisin, retrouver le chat et tenter de se faire pardonner pour une si longue absence. Elle soupira devant la perspective. Il aurait suffi de tirer.
Pourquoi je n'ai pas tiré ? se répéta-t-elle deux cents fois avant de se lever et de repartir pour l'Institut.
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