34. William Willis
Au petit matin, Laura s'éveilla avec le léger fond d'angoisse inhérent à l'excès de travail. Il restait neuf corps à autopsier et le risque qu'il en vienne d'autres. Rappeler Paul aurait été la chose à faire mais elle ne pouvait s'y résoudre. Elle décida de lui laisser encore deux jours – le réveillon et le jour de l'An – pour panser ses plaies à l'abri, avant de lui infliger le coup de téléphone critique. Elle ne voulait pas imaginer qu'il puisse refuser de revenir, même si cela ne lui semblait pas complètement impossible. De toute façon, il allait falloir recruter quelqu'un rapidement : quoi qu'il advienne, elle ne s'attarderait plus.
La crainte que le téléphone de garde sonne s'évapora petit à petit au cours d'une matinée grise. Quand Laura était arrivée à l'Institut, même les lumières du hall étaient éteintes, et elle avait dû user de son badge quatre fois pour atteindre la morgue, un record. Il semblait n'y avoir absolument personne, nulle part, comme si une catastrophe avait frappé les lieux durant la nuit, annihilant toute vie, sans qu'elle en soit informée.
Un 31 décembre en solitaire.
Laura l'aurait volontiers noyé dans le travail, mais les cadavres qu'elle devait traiter étaient pratiquement interchangeables, chacun le clone du précédent, et pourtant, elle devait les ouvrir, les analyser, en suivant la même procédure, chaque fois, au cas où...
Très vite, son esprit se dégagea de cette ennuyeuse routine, son attention se divisa entre les mesures et gestes automatisés par l'expérience, et tout le tumulte des pensées orageuses qu'elle avait espéré museler.
Il fallait voir le bon côté des choses : Sam ne s'était pas manifesté. Sans doute était-il vexé, peut-être espérait-il qu'elle revienne gratter à sa porte. Mauvais calcul. Elle avait abandonné des vêtements chez lui, cependant, mais rien qui ne mérite qu'elle fasse le détour. Affaire réglée, dossier bouclé, tiroir fermé.
Ubis pouvait attendre le lendemain et la réunion avec l'inspecteur Celarghan. En fonction du public, Laura révélerait, ou pas, les véritables raisons de sa présence en ville. En réalité, vu l'absence du principal intéressé, le coup de théâtre serait plus doux que d'ordinaire. Même si les forces de l'ordre détestaient qu'on leur glisse un infiltré, l'air de rien, aucune des personnes impliquées n'était un proche, et ceux qu'elle avait fréquentés au plus près – Paul, les techniciens criminalistes – n'en apprendraient rien. Ils seraient surpris qu'elle quitte la ville mais les raisons officielles n'auraient rien à voir avec la vérité. Pas de quoi se faire du mauvais sang, en somme, c'était une situation ordinaire pour un agent de la Société.
Celarghan lui-même. Il faudrait mettre de l'eau dans son vin. Beaucoup d'eau. Peut-être pas de vin du tout, à la réflexion. Il avait l'air insupportable, mais lui laisser la mainmise sur le dossier était hors de question.
La verrière se mit brusquement à crépiter comme une ondée de grêle frappait New Tren. Laura leva les yeux un instant et réalisa que, accaparée par ses pensées, elle avait perdu le compte de ses morts.
Six.
Rapide décrassage, escaliers, badge-badge-badge-badge, sandwich au poulet curry, trois pas sous l'averse, une envie de sauter dans les flaques qu'on réprime, et c'est reparti.
Pendant un moment, en début d'après-midi, elle songea à la soirée à venir, le réveillon du Nouvel An, qu'elle avait prévu de passer avec Sam, qu'elle allait passer à la morgue. En l'absence d'Ubis, tout projet dément du type « sauter dans un train pour Murmay, s'alcooliser avec quelques collègues de la morgue/Société, rentrer avant l'aube » était compromis. Mais c'était un jour comme un autre, elle ne pouvait pas, devait pas, l'envisager autrement. Conventions imposées par un groupe dont elle s'était dégagée depuis longtemps. Une fête obligatoire, une nuit de liesse. Elle s'en passerait sans mal.
Vers quinze heures trente, Laura posa son scalpel, rangea son client (le neuvième), et prit la route de l'hôpital Saint George. Une demi-heure plus tard, elle remontait l'allée aseptisée du service d'oncologie, une brassée de marguerites dans les bras (symbole d'optimisme, selon la fleuriste, peut-être mal inspiré vu les circonstances). Depuis longtemps, la légiste ne ressentait plus rien de particulier dans ce genre d'endroits, comme si la souffrance l'effleurait sans la toucher. Elle n'avait aucune idée du jour où, doucement, son empathie avait commencé à glisser vers le néant. Réflexe de survie, sans doute. Elle avait gardé la misère au dehors et laissé le soin de se morfondre à d'autres. Comme Jonathan.
Plus d'une fois, elle lui avait conseillé de s'endurcir, de prendre de la distance, de se protéger, mais le psychiatre lui avait toujours retourné ce regard sauvage et silencieux, qui trahissait sa profonde détermination, mais aussi son incompréhension d'une telle aridité de cœur. Laura avait parfois pensé se justifier, retrouver les instants brisés qui expliqueraient cette sérénité froide. Mais elle se sentait quelque part adaptée à son domaine, comme il l'était au sien. Guider des êtres fourvoyés vers la lumière demandait de l'espoir, faire parler une dernière fois les trépassés beaucoup moins.
Sans ralentir, la jeune femme dépassa le bureau des infirmières et atteignit la chambre 503, dont la porte était close. Elle frappa, entra, referma sur ses pas. Encombrée d'un appareillage complexe de soins palliatifs, la petite pièce accueillait un unique patient en phase terminale. Laura vérifia son nom sur le diagramme fixé au pied du lit, puis dévisagea le vieillard qui gisait au milieu des tuyaux et des fils électriques. Malgré son inculture chronique, Laura constata qu'il était bien celui qu'elle avait supposé. Il la regardait, lui aussi, avec un léger sourire sur ses traits fatigués. Il dit quelque chose mais son filet de voix était trop faible pour que Laura le comprenne et elle se rapprocha.
— Les médecins n'apportent pas de fleurs, répéta-t-il.
Elle tira une chaise pour s'asseoir. Les yeux bleus très clairs du malade, embués par la fatigue et les anti-douleurs, la suivirent, vigilants.
— Je suis... une collègue du docteur Ubis. J'ai eu votre fille au téléphone. Je crains que... il ne pourra pas venir vous voir.
Les traits de Willis se contractèrent, soulevant les tubes qui lui sortaient du nez et lui apportaient un oxygène indispensable.
— Cette crapule, souffla le mourant. Il n'ose même pas m'affronter alors que je crache ma vie...
Un filet de salive coula sur son menton hirsute.
Crapule, songea Laura. Voilà un point de vue inédit. Utile. Indispensable.
Exactement ce qu'elle avait espéré.
— Il vous a causé du tort ?
— C'est entre lui et moi, mademoiselle, reprit-il. Entre lui et moi. Mais dites-moi... Dites-moi au moins...
Il s'interrompit, toussa plusieurs fois, une toux grasse, répugnante, en écho d'une autre poitrine, dans un autre lieu. Laura ne bougea pas. Si le vieux devait mourir, elle n'interviendrait pas. Dans son état, il le méritait. Elle n'osait imaginer quelles étaient les doses de morphine qui lui étaient injectées quotidiennement. Cependant, il avait bien vécu. William Willis.
— Est-ce qu'il agonise, ce salaud ? articula finalement le malade.
Laura ne put dissimuler sa surprise. Willis se congestionna et se mit à déblatérer un épouvantable chapelet d'injures. Enfin, il reprit son souffle.
— Il doit mourir, lui aussi... J'espère... Mais peut-être savez-vous... peut-être...
Ses paupières papillonnèrent.
— Savoir quoi ? demanda Laura.
— Méfiez-vous de lui, mademoiselle ! explosa-t-il soudain, yeux exorbités. Méfiez-vous de lui comme vous ne vous êtes jamais méfiée de personne !
La porte s'ouvrit derrière Laura tandis que Willis se perdait dans une toux abominable. Une femme dans la cinquantaine entra, le regard alarmé, et courut dégager le col du vieil homme. Ce dernier poussa un râle caverneux avant de sombrer dans le sommeil en marmonnant.
La nouvelle venue, qui ne portait pas d'uniforme, se tourna vers Laura, interdite.
— Je suis la collègue du docteur Ubis, se justifia cette dernière.
L'étrangère, sans doute la fille de Willis, Maureen, lui décocha un pauvre sourire.
— Allons dans le couloir.
Laura la suivit docilement. Pendant un instant, elle songea au fait que Maureen avait pu apprendre qu'Ubis était recherché pour meurtre et qu'il ne viendrait pas.
— C'est gentil d'être passée, commença Maureen.
— J'espérais pouvoir faire quelque chose mais... ça a l'air très personnel, cette rancune entre eux... Je suis désolée de l'avoir mis en colère. J'espère que je n'ai pas empiré la situation.
— Ne vous en faites pas. Il est dans cet état presque en permanence, avec ou sans interlocuteur. Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé, je crois que ça remonte au temps où papa travaillait avec le père du docteur Ubis. Il lui voue une telle haine... Il n'a jamais voulu m'en parler, mais j'ai l'impression que c'est une vieille dispute, que papa a besoin de le revoir, pour pouvoir reposer en paix, je ne sais pas... Qu'ils échangent encore une dernière fois...
— Et vous ne savez pas du tout de quoi il s'agit ?
— Aucune idée. Vous savez comment est mon père, il a tant voyagé... Sa famille... Bref. On ne va pas refaire le passé. Mais nous nous connaissons très mal.
— C'est un cancer ?
— Oui, généralisé... Les médecins lui donnaient quelques jours mais il s'accroche comme un forcené.
— C'est un cancer qui a débuté... aux poumons ? Au foie ?
Maureen lui retourna un regard surpris.
— Aux poumons, oui. Pourquoi ?
— Curiosité. Je suis médecin. Est-ce que le cerveau est touché ?
— Oui, depuis un certain temps, déjà.
L'expression de Maureen se froissait de seconde en seconde, sous l'avalanche de questions indiscrètes. Laura lui retourna un sourire contrit, mais l'opportunité était trop belle... et tout le monde sait bien que les médecins légistes manquent de tact.
— Dites... Si vous voyez le docteur Ubis... S'il pouvait vraiment trouver cinq minutes...
Maureen n'était pas au courant. Laura hésita à lui exposer la situation, puis renonça.
— Je n'y manquerai pas.
Elle regarda derrière son épaule.
— Je vais aller le saluer et partir.
Maureen acquiesça sans rien dire. Laura se glissa dans la chambre mais William Willis dormait. Quel dommage. Elle avait mille questions à lui poser.
— Je voulais juste vous dire que vous aviez raison, monsieur Willis. Il est mourant, lui aussi.
Un sourire bourgeonna sur les traits du malade, défigurant son visage ridé et cireux. Il eut l'air profondément reposé, serein et satisfait, mais demeura dans les limbes. Laura se demanda s'il s'agissait d'une coïncidence ou si, même dans sa torpeur, Willis avait saisi la bonne nouvelle.
Cette fois, lorsqu'elle sortit, il neigeait. La nuit avait gobé New Tren en moins d'une heure.
La visite à Willis n'avait rien résolu, bien au contraire. L'ancien savant semblait agoniser en miroir du légiste disparu. Avaient-ils été exposés, autrefois, à une substance dangereuse, radioactive, qui précipitait leur trépas ? Est-ce que Willis en tenait Ubis pour responsable ? Ou son père à travers lui, puisqu'ils avaient travaillé ensemble ?
Elle se fit une note mentale de vérifier les circonstances du décès des parents du légiste.
Une haine qui remontait au temps des fouilles.
Avaient-ils découvert une idole en uranium dans une tombe oubliée ?
Laura songea à son cours d'histoire de la médecine, quand elle potassait encore ses notes sur les bancs de l'université de Fernbridge. Il existait une légende sur la source originelle d'une maladie grave – était-ce la peste ? la variole ? le typhus ? – qui racontait qu'elle était apparue lors de la profanation d'un temple par des soldats romains. Ils avaient brisé une pierre ou ouvert un sarcophage ou... quelque chose d'autre... et les germes s'étaient échappés de la fissure comme un nuage purulent.
Avaient-ils vécu quelque chose de similaire ? La libération d'un virus oublié lors d'une excavation mal inspirée ?
William Willis était un des savants les plus connus du pays. On estimait son QI à plus de cent soixante, il avait écrit des dizaines de livres, sur des dizaines de sujets, car rien ne semblait l'intéresser bien longtemps. D'abord archéologue, il avait ensuite été explorateur, reporter de guerre, peintre, architecte et présentateur de télévision. Il était aussi connu pour des essais de théologie, de philosophie et de vulgarisation scientifique. C'était un fou excentrique, qui avait fasciné les foules, mais il avait mal tourné sur la fin, développé des délires, et perdu l'intérêt du public.
Peut-être imaginait-il, simplement, qu'Ubis était responsable de son agonie. Le cerveau était touché, Maureen l'avait dit. Peut-être n'y avait-il là qu'une coïncidence, un hasard.
Mais c'était quand même curieux, ce concours de circonstances. Et leur haine était ancienne.
Elle haussa les épaules, héla un taxi.
Pour l'heure, une seule chose semblait certaine : s'il avait été en charge de l'affaire, Willis aurait condamné Ubis dès le premier jour.
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