3. Un Bon Samaritain dans la grisaille

Beaucoup plus tard, Laura poussa la porte de l'appartement qu'on lui avait procuré et y pénétra, lasse après sa première journée de labeur. Au bout de quelques tâtonnements, elle trouva l'interrupteur et révéla ce qui allait être son domaine pour les quelques semaines à venir.

— Mon Dieu, ça a intérêt à aller vite, soupira-t-elle.

Le meublé respirait le désodorisant estival de synthèse et la décoration rudimentaire la fit sourire d'exaspération. Elle ne risquait pas de s'attacher aux rideaux fleuris et aux natures mortes qui posaient dans leurs cadres en faux bois. Sa valise bosselée traînait abandonnée au milieu du petit salon, là où l'avait laissée le Responsable des Localisations. Elle avisa une note sur la table et y lut les salutations d'usage.

Bon séjour, installez-vous bien... Ne changez pas trop l'ameublement, ne cassez rien, ne faites pas de trous dans les murs.

Des numéros de téléphone indispensables. Des brochures des traiteurs voisins. Un plan de la ville. Elle sourit. Tout transformer semblait vital pour survivre, mais elle espérait ne pas s'éterniser. Chaque seconde passée à rendre l'environnement habitable serait une seconde d'investigation perdue. Le drame était qu'en dix ans d'opérations, elle n'avait jamais trouvé un endroit à son goût.

Mais tu es difficile, songea-t-elle.

Ce genre d'affreux domicile constituait probablement le prototype du nid douillet idéal pour un agent féminin de Murmay en visite. Incrédule, elle secoua la tête et jeta son manteau sur un fauteuil de cuir orange qui avait l'air parfaitement neuf. Elle espéra qu'ils ne l'avaient pas acheté juste pour elle. Il était à vomir.

Hilare et déprimée, elle ne poussa pas plus loin le tour du locataire. Il n'y avait pas lieu de s'inquiéter : la mission était simple et elle s'en acquitterait rapidement. Elle eut une pensée émue pour son véritable chez-elle, cette petite baraque champêtre avec la grange qui s'écroule et la mare derrière le saule. Mais le sentiment resta furtif, et elle se leva brusquement. Il était temps d'aller à la rencontre de la ville : New Tren attendait dehors, déployant ses premières ombres.

Dans son souvenir, New Tren avait toujours été un mirage somptueux. Gamine, elle avait vu et revu des images, sur un écran couleur saturé, qui vantaient une cité riche et lumineuse, son université renommée, ses musées innombrables, ses plages de rêve, ses industries florissantes, ses magasins luxueux, les bateaux argentés des stars amarrés dans le port, les voitures rutilantes glissant sur des artères arborées. Et surtout, une quiétude absolue, presque surnaturelle aux yeux des tristes habitants de Murmay la Pourrie, dont Laura faisait partie.

Vingt-cinq ans plus tard, quand New Tren lui ouvrait ses portes pour la première fois, le songe s'était dissipé, tout était devenu morne et gris. La décrépitude de la capitale avait gagné les murs dorés de la provinciale et les avait rongés plus vite que le temps, laissant les experts perplexes puis résignés. Les échos de la déchéance du havre jalousé avaient fait la Une des journaux tout au long de ces dernières années. New Tren avait brillé puis s'était écroulée, et, cité fantôme, elle offrait un bien triste spectacle, contraste saisissant avec les vieilles photos de sa jeunesse. Si Murmay était un océan pollué, New Tren ressemblait désormais à une flaque de merde.

Laura déambula dans les rues désertées à la faveur de la nuit. L'averse de la fin d'après-midi avait fait place à une brume odorante qui n'était pas sans rappeler les relents d'un sac poubelle éventré. En tant que médecin légiste, Laura était depuis longtemps abrutie de senteurs infectes et il en fallait plus pour l'incommoder.

Une obscurité profonde noyait les rues et les quelques lampadaires orange qui jalonnaient les trottoirs accentuaient la pathétique condition de l'ancien paradis. Laura descendit une rue vers le centre, se fiant aux directions vagues qu'elle avait glanées de l'observation rapide du plan de la ville. À chaque pas supplémentaire, les bâtiments se dégradaient, l'atmosphère devenait plus glauque. Le fleuve Tren n'était plus loin.

Laura ne s'étonna pas de voir passer les gens comme des ombres, calfeutrés dans d'informes manteaux, glissant rapidement vers leurs destinations privées, sans percevoir le monde mort qui s'étalait autour d'eux. Elle devait faire figure d'extra-terrestre, à déambuler tranquillement, à prendre le temps de s'arrêter, de contempler la décrépitude d'une façade, le cadavre d'un rat crevé dans le caniveau, les empilements d'immondices sur les trottoirs.

Elle savait par expérience que paraître assurée sur un terrain miné était parfois la meilleure des protections. Elle n'avait pas peur. Mieux que quiconque, elle connaissait les faits-divers sordides qui noircissaient les colonnes des journaux, pour être aux premières loges. Mais elle arpentait cet univers sordide depuis des lustres et le destin avait été plutôt clément jusque-là.

Elle se promena au hasard des rues et des envies, gardant les yeux alertes, les mains dans les poches et le pas posé. La faune de la nuit se répandit peu à peu autour d'elle, furtive dans le froid piquant du mois de novembre, mais omniprésente. Elle passa devant les premières vitrines aguicheuses, contourna un premier clochard assoupi, ou ivre, ou mort de pneumonie, frôla d'un air détaché une première bande de jeunes qui soufflaient dans leurs mains et se frottaient les épaules pour échapper à l'hiver.

Au hasard du chemin, au bout d'une rue à peine éclairée, se dressa soudain une grande église d'inspiration gothique ; une imitation des édifices médiévaux qui parsemaient les villages du vieux continent. Bien que celle-ci semblât relativement élégante et digne d'un examen plus approfondi, Laura fut davantage attirée par la silhouette assise sur les marches du perron. Avec toute cette architecture chargée se déployant dans son dos, l'individu semblait perdu dans un océan de rocaille. Laura s'approcha donc, curieuse, s'inventant déjà une histoire colorée pour contrecarrer le marasme ambiant.

C'était un prêtre en soutane, comme une image tirée d'un vieux livre. Entre ses mains gantées, il serrait un Thermos fumant, en plastique vert, brisant un rien la vision désuète. Il semblait pétrifié de froid, mais accueillit la promeneuse avec un sourire chaleureux, un sourire d'ange. Laura ravala son propre rictus.

— Je ne me moquais pas, commença-t-elle.

Il secoua la tête sans changer d'expression.

— Mais vous vous disiez... Dieu, il est jeune ! Et étrange !

C'était vrai qu'il était jeune, probablement moins de trente ans, et à y réfléchir, il ne correspondait pas au canon de la profession. Mais Laura le trouva à sa place, terriblement crédible et terriblement démodé.

— Le 'Dieu' en moins, c'est probablement ça, fit-elle. Ce n'est pas tous les jours que l'on voit un curé en soutane qui boit du café assis sur les marches de son église, au beau milieu de la nuit.

— Je vous retourne la surprise. Une demoiselle non accompagnée dans le quartier des quais, qui n'exerce apparemment pas le plus vieux métier du monde ? C'est pour le moins suspect... Et quelqu'un qui n'est pas d'ici au demeurant. Vous venez de Murmay, si je me fie à votre accent.

Il avait une voix douce, un regard sombre où dansait l'éclat des réverbères. Et chacun de ses mots laissait s'échapper un souffle blanc vers le ciel. Des fragments d'âme.

— Vous voyez juste. Vous n'avez pas répondu à ma question...

— Parce que vous ne l'avez pas posée. J'attends les petits vieux. En général ils débarquent en début de soirée, pour le café. Aujourd'hui... Bah... J'espère qu'ils ont trouvé un coin chaud pour passer la nuit. Vous voulez une tasse ?

— Je m'en voudrais de vous le faire gaspiller. Oui, je veux bien, répondit-elle en s'asseyant.

La pierre du parvis était glacée. Le prêtre tira un gobelet en plastique de la poche de son grand manteau noir, et le remplit. Il le lui tendit avec des doigts maladroits et elle le fit danser d'une paume à l'autre tant il était brûlant. Elle finit par le poser sur le sol à côté d'elle et ils rirent à mi-voix.

— Vous êtes le bon samaritain, en somme, reprit-elle.

Il hocha la tête, avec l'ombre d'un sourire sur ses lèvres minces.

— Je fais simplement mon boulot, il y a une nuance. Je ne prétends rien de plus.

— Pardon. Je ne voulais rien insinuer. Mais s'ils ne viennent pas, vos moutons, pourquoi attendez-vous encore ? Il est presque...

Elle se retourna et tenta une contorsion pour apercevoir le clocher de l'église, mais il était plongé dans les ténèbres.

— Il n'y a pas d'horloge, non. En fait, j'attends les prostituées. Elles viennent plus tard.

— Pour le café aussi ?

— Pour le café... parfois pour se confesser.

— Hum... En tout cas, je n'ai pas l'intention de me confesser, moi.

Il haussa un sourcil.

— A vrai dire, ça tombe bien. Je n'avais pas l'intention de vous le proposer. Je ne suis pas physionomiste, mais je ne vous voyais pas en grande pécheresse.

­— Vous vous fiez aux apparences ? Vous ?

— En ce qui me concerne, l'habit fait le moine, dit-il en écartant les pans de son manteau pour exposer sa soutane.

— Je ne savais même pas que ce genre de choses existaient encore, siffla-t-elle.

— Haha. Et bien si. Pas évident à entretenir, d'ailleurs, ni à repasser.

Elle sourit puis reprit son gobelet de café et souffla dessus, avant de relever les yeux et de regarder les immeubles qui bordaient l'église.

— Cette ville est vraiment triste, lâcha-t-elle.

— Murmay est pire, dit-on.

— Oh mais Murmay est pire, c'est certain. Pourtant je ne sais pas... À Murmay, les choses semblent normales. Onze millions d'habitants, des tas d'imbéciles au pouvoir, qui prennent des décisions ridicules, tout ça... Ici la situation ne colle pas avec l'échelle. Et puis si vite... C'est étonnant.

Le prêtre se contenta de soupirer et posa le menton dans ses mains ouvertes, le visage soudain crispé.

— On va parler d'autre chose, proposa Laura, le lorgnant en diagonale.

— Merci. Parlez-moi de vous, par exemple.

— Vous êtes vraiment prêtre ? l'interrompit-elle.

— Oui, bien sûr ! Pourquoi ? Ça vous paraît à ce point impossible ?

— Non. Non bien sûr. Enfin quoique... Non. Ça ne me choque pas. Mais c'est vrai que j'avais d'autres images...

— Vous éludez ma question, fit-il alors, amusé.

— Quelle question ?

— Vous refusez de me dire ce que vous faites ici, à New Tren. Je vais finir par trouver ça bizarre.

Elle but encore un peu de café. Il était de bonne qualité, légèrement sucré.

— Je suis en déplacement. Pour le boulot.

Il acquiesça en la fixant droit dans les yeux.

Quel étrange choix de carrière, songea Laura.

— C'est vrai, ajouta-t-elle avec un léger sourire.

— Mais encore...

— Je...

 Elle hésita une seconde. 

— C'est un peu... confidentiel.

Le prêtre ne répondit rien, continuant à la dévisager, si bien que Laura finit par se sentir mal à l'aise.

— Vous ne voudriez pas que je rompe mes vœux ? lâcha-t-elle, avec humour.

Il rit.

— C'est petit, murmura-t-il. Et je suis tenu au secret professionnel. 

C'était tentant : tout déballer, tout expliquer, profiter d'une oreille, peut-être d'une opinion. Mais  le risque était trop grand. Les serments ne s'inscrivent pas dans le marbre, mais bien dans un esprit toujours fragile.

— Ça aurait été avec plaisir mais... il se fait tard, et je dois rentrer. Merci beaucoup pour le café et bonne chance avec vos clientes de la nuit. Ce fut un plaisir.

Ils se serrèrent la main.

— Pour moi aussi... Bon séjour.

Elle acquiesça et se détourna.

— Attendez.

Il s'était levé et fit quelques pas vers elle.

— Je devrais vous raccompagner. Ce coin est vraiment... dangereux. Ce ne serait pas prudent. Et puis je...

— Ne vous inquiétez pas.

Elle entrouvrit son manteau et le laissa entrapercevoir le revolver qui reposait contre son aisselle gauche. Il changea d'expression brutalement, et l'angoisse passa comme un voile sur ses traits.

— Je saurai me défendre. Et ne faites pas cette mine. Je suis de votre côté de la barrière.

Il hocha la tête, peu convaincu.

— La violence engendre...

— Ah pitié ! le coupa-t-elle. Bonne nuit, mon Père.

Puis elle le planta là, remontant tranquillement la piste qui menait à son appartement. Elle songea à ceux qui s'accrochaient à de vieilles valeurs dans l'espoir de voir renaître un temps révolu. Ce n'était pas son cas, peut-être un signe d'intelligence, peut-être un réflexe de survie. 

L'image de ce prêtre, sans doute plus jeune qu'elle, assis sur le parvis de son église, prêt à servir du café aux vagabonds miséreux des alentours, resta néanmoins avec elle jusqu'à ce qu'elle éteigne sa lampe de chevet.

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