24. Lumière

La lumière reparut, éblouissante malgré ses paupières closes.

Mauvais rêve.

Chaque cellule de son organisme paraissait ankylosée, comme au réveil d'une mauvaise sieste, une grippe ou une gueule de bois.

Les dernières images de son cauchemar lui revinrent, et avec elles, une sensation d'étouffement qui lui arracha un cri étranglé.

— Elle est réveillée, s'exclama une voix féminine sur la droite, inconnue, sans urgence particulière.

La pièce qu'elle découvrit dans un aveuglement brusque lui était étrangère, avec ses murs gris et son mobilier anonyme. Une perfusion fichée dans le dos de sa main droite distillait un liquide transparent de mauvais augure. Un visage de femme entra dans son champ de vision, une paume fraîche se posa sur son front et ses lèvres murmurèrent quelque chose d'inaudible à l'attention d'une personne invisible.

Une chambre d'hôpital. Ce n'était pas la première fois.

Laura ne trouva rien à dire, et observa le ballet des blouses blanches dans le plus grand détachement. Elle répondit à l'une ou l'autre question en hochant la tête, ouvrit la bouche, se laissa triturer par un jeune médecin souriant qui lui parlait comme si elle était stupide. Avaler sa salive lui déchira la gorge.

Dans cet éclair de souffrance, son esprit repartit sur le quai obscur, au bord du Tren. D'un geste empesé, elle porta les doigts à son abdomen, n'y décela aucun pansement et soupira. Son souvenir des événements lui parut confus : un homme déguisé en bête, un blessé éventré. Elle s'était approchée l'arme au poing. Elle avait vidé son chargeur. Et il l'avait tuée... Elle n'entendit pas les médecins sortir, elle ne vit pas l'inspecteur Sorvet entrer. Elle n'entérina sa présence lorsqu'il lui adressa la parole.

— Vous vous sentez mieux ? nasilla-t-il, d'un ton las.

Sans lui demander son autorisation, il appuya sur le bouton de la télécommande qui redressait son lit. Le mouvement déclencha une intense douleur, aiguë, dans sa nuque, mais elle refusa de broncher devant cet abruti. Elle portait une minerve. Dans son pardessus froissé, le bras en écharpe, Sorvet avait l'air fatigué mais peu inquiet. Elle se souvint qu'il était censé être en congé après avoir pris une balle perdue. Elle se demanda si elle était vraiment réveillée, si ceci n'était pas une antichambre secrète de sa cervelle moribonde, une sorte de purgatoire, où l'attendrait une figure désagréable prête à la torturer.

— Vous nous avez fait une belle frayeur, annonça-t-il sans avoir l'air de le penser. Une chance que vous ayez pu appeler les secours.

Elle ne se rappelait pas l'avoir fait, mais la mémoire se dérobait souvent autour d'une perte de connaissance.

— Vous l'avez eu ? croassa-t-elle, la voix réduite à rien.

— Qui ? Votre agresseur ? Non. Il n'y avait personne quand la patrouille est arrivée. Juste vous.

— Et le corps ?

— Juste vous, pas de corps. Pourquoi y'aurait eu un corps, au juste ?

— Il y avait quelqu'un. Un blessé... peut-être mort. Je l'ai vu...

Elle se tut sous les protestations de sa gorge. Une brusque nausée l'obligea à fermer les lèvres pour ravaler ce qui lui grimpait le long de l'oesophage.

— Il n'y avait personne, Woodward. Et l'équipe qui est intervenue n'a rien relevé de spécial. Elle s'est plutôt occupée de vous.

Elle voulut secouer la tête de dépit, mauvaise initiative. Cette fois, la douleur manqua lui faire tourner de l'oeil.

— Qui ? articula-t-elle sans y mettre de son. Quelle équipe ?

Sorvet, évidemment, la dévisagea avec la mine d'un poisson crevé. Elle lui aurait arraché la tête. Elle renonça à communiquer. Bien sûr, le corps avait disparu, les traces effacées, et il réapparaîtrait tôt ou tard dans le Tren, éviscéré et vierge de tout indice. Elle réalisa que Sorvet n'avait pas cessé de parler.

— ... un corps mais il n'était pas à cet endroit là. C'est votre assistant qui s'en est chargé, puisque vous n'arriviez pas et qu'on n'a pas pu joindre Ubis. Juste un vioque dans une station de métro. Je suppose que vous pourrez régler ça quand vous vous sentirez mieux.

Il avait mentionné Ubis.

— Ubis, où–

Sorvet se leva sans la laisser terminer.

— Je vais refiler votre dossier à Fred Getty. Je vous le présenterai, vous pourrez lui raconter vos aventures. Je suppléais juste, vu le bordel avec les congés.

Laura ouvrit la bouche, mais Sorvet la devança.

— Je ne veux pas vous donner de faux espoirs. Des nanas qui se font agresser, c'est assez fréquent, surtout quand on traîne en solitaire dans les quartiers louches. Les locales savent ça, mais comme vous débarquez... On aurait pu penser qu'avec vos origines, vous auriez un peu plus de plomb dans la tête. Enfin soit. Je vais vous laisser vous reposer.

Sorvet sourit, de ce rictus torve sans chaleur que la légiste avait appris à honnir. Laura guetta sa remarque finale. Car il se fendrait d'une remarque finale et elle aurait envie de le frapper. Il alla à la porte et juste avant de sortir, il se retourna.

— Je suis content de voir que vous allez bien, mais entre nous, Woodward, ça aurait pu mal tourner. Vous devriez arrêter d'arpenter New Tren comme s'il s'agissait d'un parc d'attractions.

Elle dissimula sa grimace d'amertume. Forcer une réponse lui arracherait les cordes vocales et il ne méritait pas un tel sacrifice.

De plus, il n'avait pas complètement tort. Elle avait joué avec le feu à s'aventurer en solitaire sur ces quais déserts.

Un frisson lui anima les épaules, lui arrachant un gémissement.

Il fallait qu'elle rassemble ses idées. Les bribes de la nuit lui paraissaient déjà incertaines et elle devait absolument en extraire toute l'information utile avant qu'elles ne s'effacent.

Le masque obscur de son agresseur s'imposa à nouveau dans son esprit mais, cette fois, elle le contempla sans frémir. Il ne s'était pas assuré de l'avoir tuée et il allait s'en mordre les doigts jusqu'à l'os.

Une infirmière entra, remorquant son tensiomètre électronique. Laura lui tendit le bras et se laissa ausculter. Sur sa blouse, le nom de l'hôpital – Saint Jude – s'étalait en lettres brodées.

— Vos paramètres sont bons, annonça la jeune femme – Charlie, d'après son badge.

Laura s'éclaircit la gorge, une nouvelle manoeuvre désagréable.

— Quand suis-je arrivée ? chuchota-t-elle.

Charlie était moins bouchée que Sorvet.

— Cette nuit. Autour de vingt-trois heures.

L'horloge qui tic-taquait au-dessus de la porte indiquait 15h37.

— Puis-je sortir ? demanda-t-elle, toujours sans voix.

— Je pense qu'il vous reste encore plusieurs examens à faire... Un scan cérébral, notamment. Mais le médecin va sûrement passer vous voir, maintenant que vous êtes réveillée.

Il avait intérêt à magner ses fesses, parce qu'elle n'allait pas supporter de rester encore bien longtemps alitée, alors que des individus étranges couraient dans la ville, qu'Ubis restait manifestement injoignable et que...

On ne lui connaissait aucun proche. Personne n'aurait été prévenu de son agression.

— Mon téléphone ?

— La police l'a conservé. Il ne fonctionne plus, d'après ce qu'ils nous ont dit. Mais vous pouvez passer un coup de fil depuis celui-ci.

Elle lui désigna le combiné à l'ancienne qui reposait sur la table de chevet. Laura lui décocha un haussement de sourcils dépité. La jeune femme rougit avec un rire embarrassé.

— Vous voulez que j'appelle quelqu'un pour vous ?

Cette fois, Laura leva le pouce. Ses limites commençaient à rentrer.

Laura dut signer une décharge pour quitter Saint Jude. Le médecin qui supervisait l'étage de traumato ne se montra pas du tout impressionnée par ce qu'elle considérait comme un caprice et le lui fit savoir. Laura ne pouvait guère se défendre, mais griffonna sur un carnet pour réitérer ses exigences. L'arrivée de Sam, à la fois soulagé, furieux et inquiet, accéléra la procédure. Passé un instant de stupeur, il se porta garant d'elle, promit de veiller à sa convalescence, et de la ramener à l'hôpital pour les indispensables examens complémentaires, dès le lendemain.

Ils finirent par gagner l'ascenseur avec une liasse de prescriptions. Dès que les portes argentées se furent refermées, Laura prit appui sur le journaliste, terrassée par un vertige. Alarmé, il glissa un bras autour d'elle pour la stabiliser.

— Tu es sûre que c'est prudent ? souffla-t-il.

À nouveau, elle dressa le pouce pour le rassurer.

— J'étais mort d'inquiétude. Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

Elle hésita puis mima deux mains se resserrant autour d'un cou imaginaire. Sam changea de couleur, virant au cachet d'aspirine.

— Tu as été agressée ?

Elle se contenta d'un sourire contrit. Il passa du blanc au rouge, comme s'il allait exploser. Face à cette expression de colère, Laura leva la main et la posa sur sa joue.

— J'ai besoin de calme, articula-t-elle.

Il baissa la tête, honteux, et se lova contre sa paume.

— Excuse-moi.

Curieusement, le souci spectaculaire de son amant permit à Laura de retrouver sa sérénité.

Elle lui abandonna les rênes et se laissa porter, tandis qu'il s'engageait dans la circulation chaotique de la fin de journée. Son regard dériva dans la ville sale qui glissait vers la nuit.

Elle avait manqué se faire tuer.

Son agresseur avait-il changé d'avis ? Avait-il été interrompu ? N'avait-il pas réalisé qu'elle était toujours vivante quand il était parti ? Les secours avaient dû mettre un temps considérable pour arriver, s'il avait eu le temps d'emporter le corps de sa victime et de nettoyer la scène avant qu'ils ne la trouvent.

Peu importait, dans l'immédiat elle n'aurait pas de réponses. Ce qui comptait, c'est qu'elle l'avait vu. Il était grand, très grand, et large d'épaules. Elle ne pensait pas avoir jamais rencontré quelqu'un d'un tel gabarit. Mais peut-être était-ce factice : dans la pénombre, vu les circonstances, elle avait pu avoir l'illusion d'un colosse, alors que sa taille exacte était faussée par son masque de bête et sa carrure par son costume.

Quand elle aurait retrouvé sa voix, elle appellerait Ed, l'archiviste de sa cellule de la Société, et lui transmettrait tout ce qu'elle pouvait récupérer de l'incident. C'était toujours la même chose : il suffisait qu'elle boucle un rapport pour qu'un nouvel élément vienne bouleverser la donne et le rendre caduque.

Elle savait que le corps ne tarderait pas à faire sa réapparition quelque part le long du fleuve, un peu plus vert, et sans doute dépossédé de ses preuves indispensables. Mais elle avait toute une série de détails concernant le modus operandi de l'agresseur à raconter au premier spécialiste venu, et elle était certaine que ce monstre, qui s'était joué d'elle de manière si singulière, dormirait bientôt entre des murs plus menaçants.

Quant à Ubis...

Sam freina dans une gerbe d'eau sale et Laura reconnut la petite place devant son immeuble.

— Je peux y aller, si tu veux, proposa le journaliste.

Elle lui retourna un regard incertain.

— Laura, il n'est pas question que tu réintègres cet endroit dans ton état. Tu viens chez moi. Mais tu auras sûrement besoin de quelques affaires.

Laura manqua s'offusquer de cette prise de décision autoritaire : il ne lui avait même pas demandé son avis ! Mais elle l'avait appelé à l'aide et elle devait, à présent, se plier à ce qu'elle avait enclenché. Un temps, du moins.

— Je vais y aller, moi, articula-t-elle en s'aidant d'un geste.

Il acquiesça.

— Très bien. Je vais en profiter pour passer à la pharmacie.

Le pli qu'il conservait entre les yeux ne lui allait pas, Laura espéra qu'elle parviendrait à le dissiper rapidement. Elle grimpa les escaliers avec moins d'aisance que prévu – chaque pas envoyait des décharges électriques dans sa colonne vertébrale, atteignit son appartement et se félicita d'avoir la possibilité de se poser ailleurs pour quelques jours. C'était un piège, cependant : il n'était pas question qu'elle s'installe chez Sam de manière permanente.

Elle empaqueta quelques vêtements et son nécessaire de toilette. La police avait dû conserver son révolver et son ordinateur portable était resté à la morgue. Elle hésita puis prit le téléphone de rechange qui faisait partie du matériel de base d'un agent infiltré. Sam la trouverait sans doute étrangement prévoyante, mais elle le baratinerait.

Il l'avait précédée à la voiture et il la délesta de son sac, avant de lui ouvrir la portière, en chevalier servant. À nouveau, cette prévoyance la froissa. Elle n'était pas une victime, ne le serait jamais. Il fallait qu'elle l'en informe au plus vite.

— Sam, je vais bien, lui souffla-t-elle, une fois qu'ils furent repartis.

Le regard en coin qu'il lui lança l'informa de la maladresse de cette formulation. Sans doute songeait-il désormais à la ramener à l'hôpital, conforté dans l'idée qu'elle n'avait plus toute sa tête. Mais il ne dit rien, se contenta de lui effleurer la cuisse, et poursuivit son chemin.

Sa conduite demeura aussi fluide qu'à l'accoutumée, mais Laura devina qu'il était bouleversé. Elle n'avait pas disparu plus de quelques heures, il n'avait pas pu s'en inquiéter tant que ça, mais le choc de découvrir qu'elle était à l'hôpital, puis qu'elle avait été agressée, semblaient l'avoir profondément perturbé. Elle l'avait toujours connu charmeur et souriant, avec une facette plus intense sous les draps, mais elle découvrait l'ampleur de ses émotions négatives, heureusement dirigées vers l'extérieur.

Même si elle craignait qu'il soit en train de s'attacher excessivement, elle n'était pas tout à fait mécontente d'avoir quelqu'un pour prendre les choses à ce point à coeur. C'était mauvais, très mauvais, mais aussi... curieusement agréable.

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