20. Grisaille aux marrons
La morgue abritait beaucoup de matériel divers, mais ni lit de camp, ni hamac. Laura opta donc pour terminer la nuit la tête entre ses bras, sur son bureau. Elle émergea, vaseuse, alors qu'une lumière terne grisait le couloir, signe que le jour s'était levé. Son téléphone affichait deux messages de Sam, il était déjà neuf heures.
Barbouillée, elle s'étira lentement, puis tituba jusqu'aux sanitaires pour s'y rafraîchir. En d'autres temps, elle aurait supporté le manque de sommeil avec aplomb, mais elle approchait l'air de rien de la quarantaine, et le corps ne suivait plus. Manque de ressources, d'habitude, de volonté, peut-être.
Son estomac vide lui conseilla de passer par la cafétaria avant d'attaquer l'autopsie du corps qui était arrivé pendant la nuit. À en croire le relevé, Ubis avait officié vers deux heures du matin, une mort par balles sur le campus. Elle aurait pu le lui laisser mais elle espérait qu'il profiterait de la journée. Une part d'elle regrettait de ne pouvoir lui suggérer plus clairement de prendre des vacances, mais elle savait qu'il aurait refusé, et ses supérieurs, à Murmay, n'auraient pas compris.
Jour férié obligé, il n'y avait personne derrière le comptoir de service, mais les distributeurs automatiques ne dormaient jamais. L'institut tournait au ralenti sans pouvoir vraiment s'arrêter. Laura croisa une secrétaire, puis une technicienne du troisième étage. L'une comme l'autre la toisèrent avec des regards glacés, comme si elle avait été une intruse en leurs murs, si bien que Laura s'arrêta devant le miroir du rez de chaussée pour vérifier si sa mise n'était pas trop dramatique.
— On s'admire de bon matin ?
Sorti des toilettes, Theo Frakes, un des experts balistiques, lui décocha un sourire goguenard.
Jeune, athlétique, le sourire facile, il se savait beau mec et en jouait. Laura l'avait déjà croisé plusieurs fois dans les étages : il aimait bavarder et lui avait proposé de lui faire visiter New Tren. Il avait pris son refus avec un flegme amusé, mais aussi la promesse de ne pas renoncer.
— Je ne sais pas, les gens me regardent bizarrement, avoua-t-elle.
Ses cheveux auraient mérité un coup de peigne, mais pour le reste, il lui semblait avoir la même tête que d'habitude. Un peu plus cernée, peut-être, ce qui n'était pas étonnant vu l'enchaînement de nuits douteuses. Pas de tache suspecte en travers du front, rien de coincé entre les dents.
— Ça n'a rien à voir avec votre apparence, à mon avis. C'est à cause de Jill Haybel.
Laura fit volte-face, interdite.
— Jill Haybel ?
Frakes ouvrit des mains défensives.
— De ce que j'ai compris, Ubis et elle se sont... un peu disputés pendant le réveillon. Je pense que... il a mis un terme à leur relation.
— Mais qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans ?
Et comment est-ce qu'une secrétaire et une technicienne étaient déjà au courant ?
— À vous de me le dire ?
Laura lâcha un grognement peu amène.
— C'est ridicule.
Il ne manquait plus que ça : des rumeurs malveillantes colportées par des commères.
Elle regagna la morgue d'humeur furibarde. Ubis était un abruti. À la place de parler à Haybel de sa maladie, il l'avait tout simplement laissée tomber. Sans doute espérait-il qu'elle souffrirait moins de la mort d'un salaud qui l'avait jetée. L'imbécile.
Laura travailla en solitaire, alternant entre des moments de colère où elle répétait les paroles outrées qu'elle adresserait au légiste dès qu'il ferait son apparition et des instants d'anxiété dus à son étrange échange avec Aaron. Mais Ubis resta invisible, et petit à petit, une nouvelle angoisse commença à poindre.
Une fois un premier instant de panique dépassé, elle se souvint qu'elle pouvait le joindre sur le téléphone de garde, et elle l'appela donc directement. Pendant une seconde, elle fut persuadée d'avoir affaire à la messagerie vocale de l'appareil, mais il décrocha et elle dut étouffer un cri de surprise.
— Ubis.
— C'est le docteur Woodward.
— Oh, bonjour. Un problème ?
— Non, je... voulais juste... vérifier que vous alliez bien... Vous n'avez rien dit pour aujourd'hui... et comme vous n'êtes pas là...
— Tout va bien. Vous êtes à la morgue ? Je pensais que vous prendriez la journée, vous aussi.
Elle se mordit les lèvres. Aborder la question de ses frasques du réveillon et de leurs retombées était tentant, mais c'était sa vie privée, qui ne la regardait en rien. Les sous-entendus étaient de surcroît des plus embarrassants.
— Je n'avais rien de mieux à faire, répondit-elle.
Le silence éloquent qui suivit révélait tout le bien qu'il en pensait.
— Sauf cas urgent, je viendrai demain, ajouta-t-il finalement.
— Parfait. Désolée de vous avoir dérangé.
— Pas de mal. Bonne journée. Vous pouvez me laisser le corps de la nuit, je m'en occuperai. Vu les circonstances, il peut attendre.
C'était un peu tard, elle l'avait refermé une heure plus tôt.
— Bonne journée, alors.
Et la ligne fut coupée. C'était le 25 décembre, il n'était pas tenu de venir travailler, et elle se sentit ridicule de s'être inquiétée pour rien. Avec Paul qui prenait deux jours de pause, elle se retrouvait maître en la morgue, et la sensation la fit frissonner.
Moins d'une minute plus tard, son portable sonna, la faisant sursauter. C'était Sam qui appelait pour prendre de ses nouvelles. Sa soirée en studio l'avait épuisé, et il était de mauvaise humeur car le prétendu direct avait finalement été remplacé, à la dernière minute, par un téléfilm « plus festif », selon les termes choisis par la direction de la chaîne. Le journaliste avait de surcroît de nouveaux engagements pour le soir-même, la fin de l'année était toujours une période chargée, et sa voix avait des accents révolutionnaires qui fleuraient bon la fronde. Laura prit néanmoins la chose avec philosophie, le tempéra, et ils se promirent de rattraper le temps perdu et les occasions gâchées au Nouvel An.
Une fois le silence revenu, Laura s'assit sur une chaise de bureau et lorgna le plafond. Protégée par ses cristaux de sel, la grande verrière restait ouverte sur le ciel gris.
Le 25 décembre. Noël.
Et Laura s'apprêtait à passer une journée entière à la morgue, suivie d'une soirée complète dans un trois pièces miteux. Elle sourit à la grisaille. Il y avait des jours où même l'attitude la plus battante ne suffisait pas à faire briller le quotidien. Pourtant, elle n'avait jamais fêté Noël en famille. Le mot famille lui-même n'avait jamais vraiment eu de sens : elle n'avait jamais vu ses parents côte à côte, jamais vu Thomas étreindre Nathanaëlle, ni lui sourire, ni même lui parler. Les imaginer couchant ensemble tenait de l'impossible, même si Laura était la preuve de ce miracle (ce désastre ?). Mais sa mère n'avait jamais été qu'une photo, un nom, une légende douloureuse dont Thomas ne voulait pas parler.
Elle s'appelait Nat Campbell. L'implacable infatigable. Fauchée par une balle perdue en pleine intervention. Une affaire de prise d'otage qui tourne mal, un agent spécial qui tombe, ça ne fait même pas une ligne dans les journaux. Le nom est ravalé par le secret qui plane et le gouvernement feint de tout ignorer. Laura l'avait appris en espionnant une conversation téléphonique et Thomas avait bu une bonne partie de la nuit, baignant dans une atmosphère nostalgique et assassine. Il buvait depuis toujours, mais ça avait été le point de bascule.
Pour Laura, le bon vieux temps n'existait pas.
Deux ans plus tard, Thomas Woodward était tombé à son tour. Un suicide avait dit le médecin légiste. Quel médecin légiste ? N'était-ce pas Thomas lui-même, le spécialiste, l'expert des morts suspectes ? Laura n'y avait jamais cru. Son père était sans doute porté sur la boisson, et avait ses instants de gouffre, mais il n'aurait jamais fait une chose pareille... Pas en la laissant derrière. Pas en la laissant derrière à quinze ans, même si elle était infecte et révoltée, brutale et désinvolte.
Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.
La croisade n'avait pas pris fin, elle n'avait pas encore eu accès au dossier de son père. Elle craignait d'y découvrir des erreurs monumentales, le genre de choses qui fleurissent dans les rapports de débutant. Parce que Thomas avait frayé dans des milieux troubles. Il savait des choses qu'il n'aurait jamais dû savoir. Et il en était mort. Quelque part, Laura se sentait agent double en la Société, engagée pour ce dossier avant tout, et non pour les servir. Même si elle avait perdu son objectif de vue depuis des années.
Et maintenant c'était Noël.
Elle quitta la morgue tôt et s'en alla déambuler dans les rues de New Tren, sans but particulier. Elle erra dans les grandes artères illuminées et dans les coins plus glauques, pénétra dans des parcs déserts, sur des places immobiles, et y traça des sentiers dans la neige sale. Elle garda les mains au fond de ses poches et sa conscience au fond d'elle-même, perdue dans des pensées sombres qui reflétaient une sensation d'abandon.
Elle réalisa cependant, et s'en étonna, qu'elle était surtout triste pour les autres. Triste pour Ubis qui se mourrait, triste pour Aaron, perdu dans son église, triste pour Sam qu'elle allait quitter, triste pour Jill, même, malgré leur antipathie mutuelle. Elle pensa à Thomas et Nathanaëlle, encore, des étrangers qui avaient eu une fille, par hasard. Elle avait imaginé cent fois la discussion échauffée au cours de laquelle Thomas avait convaincu sa partenaire d'un soir de garder l'enfant. Laura était triste pour eux, aussi.
Et puis, seulement ensuite, triste pour elle.
C'était une mélancolie plus inerte, moins brutale, comme un voile gris sur le monde et ses beaux lendemains. Victime de la dictature de Noël, à son tour. N'importe quel autre jour, elle aurait souri à la solitude et en aurait profité pour faire quelque chose d'imprévu.
Elle finit par s'engouffrer dans un cinéma, réalisant qu'elle n'avait plus mis les pieds dans une salle obscure depuis des lustres. Elle choisit une comédie légère, dont elle n'avait jamais entendu parler, mais comprit qu'elle broyait un sérieux noir lorsqu'elle remarqua qu'elle raccrochait la moitié des situations du film à son expérience personnelle. Néanmoins, à la sortie, elle se sentait déjà un peu plus joyeuse. Elle s'arrêta dans un petit restaurant et s'installa à une table du fond pour grignoter. Elle fut surprise de constater qu'elle n'était pas la seule solitaire, mais lança un regard meurtrier au premier gars qui fit mine de s'approcher et on la laissa tranquille.
La vibration d'un message lui fit baisser la tête.
Tu es où ? Je m'ennuie à mourir.
Assorti d'une photo d'un menu quatre étoiles – huîtres, foie gras, chevreuil et bûche de Noël aux marrons – surmonté en lettres rutilantes des mots « Gala de Bienfaisance de la Fondation des Arts et Médias ».
Laura joua le jeu en envoyant une photo de son propre menu, pizzas, salades, burgers et autres fritures douteuses, de « Chez Harry ».
Elle reçut alors le cliché d'une flûte de champagne, répondit avec son verre démesuré de soda au gingembre. S'ensuivit un échange de photos hasardeuses : chaussures, plafond, salle (de restaurant/de spectacle), voisin de droite, selfie (merci de l'effacer dans les deux heures sous peine d'infarctus, disait le texte associé), jusqu'au moment où Sam dut interrompre la conversation, car il devait, selon ses dires, monter sur scène. Laura reçut une ultime photo environ quinze minutes plus tard : celle d'un trophée rutilant. Elle réalisa alors avec horreur qu'elle l'avait échappé belle : il aurait pu l'inviter à cette cérémonie dont elle n'avait même pas entendu parler.
Elle quitta le restaurant, le sourire aux lèvres, mais le coeur serré. Aaron avait raison : elle devait ramener Sam dans la réalité.
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