18. Mort à venir

TW : cadavres et discussions morbides (le titre du chapitre annonce la couleur)

Le 23 décembre, à 18h16, les légistes terminaient de ranger la morgue lorsque les deux téléphones de garde sonnèrent de concert. Ubis décrocha le sien dans la seconde, Laura dut chercher dans ses poches avant de localiser son propre appareil. Les forces de l'ordre venaient de découvrir un quadruple homicide dans un petite maison cossue de la banlieue et pour la première fois, Laura et Ubis descendirent sur la scène de crime en tandem.

Julien Sorvet était l'inspecteur en charge, il accueillit Ubis avec une déférence mielleuse que Laura trouva insupportable, tandis qu'il agissait comme si elle était invisible. Son collègue parut ne rien en remarquer, sans doute habitué à être traité comme une éminence par cet abruti en chapeau mou. Plutôt que de se formaliser de cette condescendance, qu'elle n'aurait plus à supporter très longtemps, Laura franchit la bande jaune et noire et s'aventura dans le jardin.

Une jeune policière en uniforme, le visage hanté, lui servit de guide. Une myriade de spécialistes bourdonnait dans toutes les pièces, à l'affut du moindre indice d'importance. Laura passa du salon à la chambre des adultes, à la chambre des enfants, puis attendit qu'Ubis la rejoigne, debout dans le hall d'entrée.

— Meurtre-suicide ? demanda-t-il en entrant.

— Plus que probablement. Un pendu, un étranglement, deux asphyxies avec, je pense, intoxication médicamenteuse préalable.

Ubis acquiesça.

— C'est la période.

Elle hocha la tête.

— Je peux faire les enfants, proposa-t-il. Je sais que vous avez une prédilection pour les pendus.

Elle lui retourna une mine interloquée.

— J'ai lu votre thèse. Par curiosité. Un excellent travail, très instructif.

C'était de bonne guerre, elle ne pouvait pas s'en offusquer.

— Elle date. Mais d'accord, je m'occupe des adultes.

Ubis était un spécialiste de l'asphyxie, reconnu internationalement. Son expertise aurait pu s'appliquer aux quatre morts, mais il n'y aurait sans doute pas de grand mystère. Laura devinait qu'ils devaient avoir des dettes, ou quelque chose du genre, une fêlure sous ces apparences bourgeoises. Dans le salon, le sapin de Noël clignotait, nimbant le pendu de couleurs fantastiques. Florence terminait de prendre ses photos, la mine froncée, comme à l'habitude.

— On détache ? demanda Marsha, derrière l'épaule de Laura.

La légiste hocha la tête.

— Oui.

L'homme était probablement mort depuis la veille, vu l'odeur, vu sa mine. S'il avait été retrouvé plus tôt, peut-être aurait-on essayé de le ranimer, mais les officiers qui avaient répondu à l'alerte n'avaient manifestement pas jugé utile de le faire.

Laura recula tandis qu'on déployait un escabeau pour atteindre le crochet du lustre. La soirée était loin d'être terminée.


Ils auraient pu décider de remettre les autopsies au lendemain, mais le risque que de nouveaux corps arrivent était élevé, aussi se mirent-ils au travail dès qu'ils furent rentrés. Ubis poursuivit sur les enfants, en commençant par l'adolescente, tandis que Laura examinait le père, à la recherche de signes qui auraient contredit l'hypothèse du suicide. Quand elle releva les yeux, il était vingt-deux heures.

— Pause ? proposa Ubis.

— Pause.

Ils sortirent à l'extérieur, contournèrent les haies et allèrent s'asseoir sur un banc, au pied d'un arbre, à quelques mètres de la verrière qu'on avait salée pour éviter l'effondrement. Les lumières de la morgue formaient un halo blanc, qui habillait froidement les ombres. La neige grise l'absorbait plutôt que de le refléter.

Ubis sortit un thermos de la poche intérieure de son manteau et dévissa le capuchon, avant d'en débloquer l'ouverture. Un puissant arôme de chocolat s'en échappa aussitôt. Il remplit la tasse formée par le couvercle avant de la tendre à Laura.

— Je ne vous aurais pas imaginé cacao. Plutôt café ou... peut-être thé vert. Ou thé à la menthe.

— Ma mère était suisse.

Laura haussa les sourcils.

— Vous êtes du continent ?

— Oui, je suis né là-bas. J'y ai fait ma légale, aussi. Je ne suis arrivé ici qu'il y a... vingt-deux ans, maintenant.

Elle l'avait su, pourtant. Tout ça était dans le dossier. Mais elle s'était concentrée sur les cadavres, pas sur les détails de sa biographie.

— J'hésite à y rentrer.

Il lorgnait les ténèbres, les mains serrées sur son thermos, et il prit une lampée de chocolat chaud directement au goulot.

— Vous avez l'air d'aller mieux, remarqua Laura.

— Changement de médication mais pas de pronostic.

Il poussa un profond soupir.

— Vous en avez parlé à Jill ? demanda-t-elle.

Il secoua la tête. Elle plongea les lèvres dans le breuvage sucré pour éviter de le tancer. Elle ne pouvait pas s'en mêler. Elle n'était pas certaine de comment elle aurait géré, si elle avait été dans sa situation. Peut-être de la même manière, en s'abrutissant une ultime fois de travail avant de craquer, en secret.

— Vous avez déjà songé au fait que vous vous retrouverez peut-être un jour sur la table, Laura ? Au fait qu'on pourrait vous ouvrir, et essayer de comprendre ce qui vous a fauchée ?

— Je serai morte, ça me sera complètement égal.

C'était une conversation relativement classique, entre légistes. Elle l'avait déjà eue avec la plupart de ses collègues, en fin de soirée, après une journée difficile. Bien sûr, les circonstances étaient très différentes, car Ubis ne tarderait pas à franchir le seuil.

— Vous êtes particulièrement désensibilisée, non ?

— Peut-être. Je dois avouer que ça me travaille peu.

Elle adressa une petite moue à l'obscurité. Ubis lui-même serait autopsié dans une morgue hospitalière, ce qui était une chance pour elle. Mourir était une chose, traiter le cadavre d'une connaissance, une tout autre.

— Avez-vous déjà pris la pleine mesure de l'existence ? poursuivit Ubis. Le temps de... sentir cette vie en vous ? Son mystère, sa magie... Sa valeur unique... Ce que ce sera d'être morte, ensuite, alors que jusque là, exister tombait sous le sens ?

Elle noya son sarcasme dans le chocolat. Sans doute n'était-il pas étrange de virer lyrique dans ses derniers instants. Il était mal tombé, le pauvre. Elle n'avait aucune fibre de ce genre en elle. Mais elle pouvait donner le change.

— Ma devise est de vivre au jour le jour, je suppose, sans trop me poser de questions. Donc, non... Je ne m'interroge pas sur la suite. Chaque chose en son temps.

— Vous avez de la chance. Mais peut-être n'avez-vous jamais frôlé la mort d'assez près.

Elle faillit rire, songea à la cicatrice qui lui barrait le ventre, à trois ou quatre autres épisodes un peu tendus, survenus ces dernières années, mais aussi durant une adolescence chaotique.

— Au contraire. Et c'est sans doute d'avoir compris combien l'angoisse était inutile qui m'a rendue apaisée.

Ubis se gratta le menton, qu'il avait comme toujours parfaitement rasé, la mine soucieuse.

— J'ai accepté, moi aussi.

Elle grimaça de son propre manque de coeur.

— Je ne voulais certainement pas parler pour vous... Je comprends que... ce soit difficile. Révoltant. Que vous y songiez..

Elle l'observa un instant, les lignes tendues de sa gorge, de sa mâchoire, sa minceur qui paraissait naturelle mais qui était peut-être le reflet de cette lente agonie. Son teint hâlé avait viré au jaune, ces dernières semaines, progressivement, un glissement tranquille. Les cernes, en revanche, lui donnaient un air de panda triste.

— Laura.

C'était la deuxième fois qu'il utilisait son prénom, à quelques minutes d'intervalle, chose qu'il n'avait jamais faite, qui trahissait une connivence dont elle ne voulait pas mais qu'elle était forcée d'accepter, dans les circonstances.

— Cette ville va très mal, et elle ira de plus en plus mal. Il n'y fera plus jamais bon vivre, et nous n'y pouvons rien.

Le changement de sujet la laissa stupéfaite.

— Il faudrait que les gens s'en aillent, qu'ils se sauvent avant l'inexorable, mais si tout le monde fuyait, la gangrène les suivrait, qu'elle irait se poser ailleurs, toujours prête à pourrir l'existence des uns et des autres. Je ne serai pas là pour le voir. J'aurais aimé pouvoir rester pour faire mon possible, à mon échelle, le temps nécessaire... mais je n'ai ni la solution, ni la force... New Tren... Elle sera engloutie et ses habitants...

Il secoua la tête, comme s'il ne voulait pas y songer.

— Vous pensez sans doute que votre rôle de légiste n'en sera que plus utile, mais ce sera juste un symbole de ce qui ne va pas, un symbole de l'emprise du mal, de sa force, de sa virulence. Vous serez un témoin privilégié, c'est certain. Et, peut-être que si New Tren vous a touchée, vous pleurerez sur sa ruine... Mais, entre nous...

Il se tourna pour lui faire face, la capturant subitement dans ses yeux trop clairs.

— Il vaudrait mieux que vous rentriez chez vous tant qu'il en est encore temps.

Le conseil la moucha. Elle s'empêcha de rire.

— Je ne quitte pas un navire parce qu'il prend l'eau.

Il sourit sans protester, et reporta son attention sur la verrière. La conversation avait pris un tour imprévu, et elle percevait le poids qu'il portait, le message qu'il espérait lui faire passer... Il y avait quelque chose d'inquiétant, là derrière, un discours de ruine presque mystique. Elle songea au Tueur aux Foies, au Tren.

Quel est le lien ?

Ubis semblait estimer que la chute de New Tren suivrait sa propre mort, que c'était quelque chose qu'il n'avait pas le pouvoir d'enrayer, même en supprimant de la racaille autour du fleuve.

Le cancer a touché le cerveau, songea-t-elle. C'est l'explication logique de ce délire.

Ubis ne semblait ni agressif, ni dangereux, juste résigné. Elle n'arrivait pas à croire qu'il puisse être un assassin, mais cet épanchement subit la mettait mal à l'aise. Elle se sentit à la fois désemparée et détachée de l'instant. La respiration du légiste sifflait, superficielle, un spasme lui ébranla l'épaule et il déglutit. Elle comprit soudain qu'il avait mal.

— Vous devriez être à l'hôpital.

— Je n'ai pas l'intention d'attendre la fin dans un lit, percé de tubes.

Il reprit une lampée de cacao, comme pour se donner du courage.

— Pardonnez-moi ces errements. Je n'aurais pas imaginé que la période... m'atteindrait... J'ai vu tant et tant de morts, au fil des années... De toutes sortes... Comme vous, je me suis blindé. Même les enfants... Je sais que ça reste difficile pour beaucoup d'entre nous. Moi, ça fait longtemps que ça ne me fait plus rien. Mais je réalise que je n'ai jamais pris la mesure de ma propre finitude... Ce qui est ridicule. Je me croyais... immortel, je suppose.

Il déposa le thermos sur le banc et serra un instant les poings. Ses longs doigts de pianiste s'enfoncèrent dans ses paumes, comme s'il en éprouvait la force, puis il les déplia et dessina les lignes qui couraient sur sa peau.

— On n'est jamais vraiment prêt, je suppose. On imagine des choses et puis, face au seuil, on réalise que c'est beaucoup plus difficile que prévu. Je sais que dans ma situation... pas mal de gens auraient opté pour la conclusion de leur choix. Mais je ne peux pas m'y résoudre. Si j'ai trois mois... pourquoi les abréger ?

Est-ce qu'il était en train de parler de suicide ? Laura chercha une réponse – la bonne réponse, idéalement – mais ne trouva pas assez vite.

— Peut-être le devrais-je, pourtant. Peut-être est-ce la chose à faire. La chose noble.

Qu'était-elle censée répondre à ça ?

— Vous êtes croyant ? demanda-t-elle, pour couper court à sa litanie morbide.

Il secoua la tête avec un rictus méprisant.

— Non. Je sais qu'il n'y a rien. Les choses s'arrêtent ici. Je ne peux pas me plaindre, j'aurai eu une belle vie. Je dois juste... trancher sur la manière dont elle se termine.

Pourquoi lui infligeait-il un tel spectacle ? La pensait-il vraiment insensible, aveugle à sa détresse ? Il était gonflé, à se servir d'elle de la sorte, comme d'un miroir de lui-même, pour se délester de ce qui l'affligeait, en estimant qu'elle ne le connaissait pas assez pour s'en émouvoir. Elle aurait dû mettre ses limites, lui renvoyer son égoïsme au visage. Dans le même temps, c'était son suspect, un meurtrier potentiel, le fait qu'il se livre de la sorte était inespéré. Peut-être pouvait-elle profiter de cette faiblesse pour le faire avouer...

— Vous n'avez pas... de la famille... des gens qui pourraient vous soutenir ?

— Je n'ai plus personne depuis très longtemps.

Une ex-femme, disait le dossier. Avocate. Manifestement, elle ne comptait plus dans ses calculs.

— Je pensais... Je pensais que je serais heureux, le jour venu. De pouvoir enfin rejoindre les miens. Ils m'ont tellement manqué, toutes ces années. Je dois avouer... Je suis passé par des périodes de lassitude intense, où j'avais l'impression... qu'ils me soufflaient de tout laisser tomber. Je n'ai jamais cru... que je devrais vivre sans eux. On n'imagine pas ce que c'est... Tout ce temps, seul.

Tout le monde perd ses parents, c'est dans l'ordre des choses, songea Laura sans oser le dire.

Mais peut-être avait-il perdu davantage. Une fiancée, un frère, des cousins. Elle n'en avait aucune idée.

Ubis fut soudain pris d'une violente quinte de toux, qu'il musela dans son coude. Il reprit son souffle à longues goulées.

— Vraiment, vous devriez parler à Jill, murmura Laura. Elle est la plus à même de vous aider... de vous soutenir... Et vous aurez quelqu'un...

Quelqu'un d'autre, pas moi, je ne sais pas faire ça !

— Elle sera là pour vous. Elle ne vous laissera pas tomber.

­— Jill n'est pas préparée à ce genre de... situation.

— Mais vous avez besoin d'elle. Et elle saura tôt ou tard.

— Je ne veux pas qu'elle s'apitoie.

— Si elle... Si elle vous aime, elle ne s'apitoiera pas.

Il esquissa une grimace en secouant la tête.

— Est-ce que vous avez parfois le sentiment d'être différente du reste du monde ? Que personne ne vous comprend vraiment, que personne ne saisit ce que vous êtes, au fond du fond, et que du coup vous ne pouvez pas partager le plus important avec les autres ?

— Ubis. Tout le monde traverse ce genre de phases... Vous n'êtes pas vraiment seul, si vous regardez bien.

Il parut peu convaincu mais ne la relança pas.

Dans quoi suis-je tombée ? songea Laura. 

Elle était touchée qu'il s'ouvre à elle, mais elle se sentait démunie à débrouiller cet épanchement. Elle pourrait appeler Jonathan. Ce serait irrégulier, mais la psychologue qui travaillait pour sa cellule de la Société était rarement joignable, toujours pressée et capable d'enfoncer les portes ouvertes avec un aplomb déconcertant. Le psychiatre n'était pas spécialiste des malades en phase terminale mais il serait, sûrement, de bon conseil. Son truc à elle, c'était les morts, pas les vivants.

— Retournons-y, lâcha brusquement Ubis en se levant.

Elle l'imita par réflexe, consciente qu'elle avait manqué sa chance. Tout en le suivant vers les profondeurs, elle se demanda s'il finirait sa vie douloureuse sur le continent de sa naissance, penché sur un corps dans la morgue ou en cellule, accusé de crimes monstrueux. 

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