17. Le jugement du curé

La discussion sur les gardes survint de manière tout à fait inopinée, à la fin d'une journée chargée au cours de laquelle les légistes avaient été appelés quatre fois à l'extérieur. Deux des corps présentaient des défis diagnostiques et ils abandonnèrent de concert alors que la nuit était déjà avancée et que la neige s'amoncelait sur la verrière.

— Woodward, j'ai réfléchi, annonça Ubis en retirant ses gants. La période de fin d'année est toujours chargée, pour mille et une raisons que vous connaissez bien. Nous risquons d'être appelés plusieurs fois par nuit. Depuis plusieurs années, j'ai conclu un accord avec l'hôpital Saint James pour dévier tous les accidentés de la route chez eux, ainsi que, par défaut, toutes les personnes de plus de soixante-cinq ans. Ils me gardent ce qui semble dépasser leurs compétences. Mais même comme ça, nous allons être sur la brèche. Paul est encore trop jeune pour prendre en charge le premier tri. Mais cette année, vous êtes là. Ce qui est magnifique.

— Je comptais vous proposer de couvrir les fêtes vu votre... santé.

— Ce n'est pas nécessaire et ce ne sera pas fonctionnel. Vous ne vous en sortirez pas toute seule. Je pense que nous devons envisager d'être de garde de concert, pendant la quinzaine qui vient. Grappiller le sommeil quand il vient. Les choses se calmeront début janvier.

Laura termina sa suture, puis remonta le linceul pour couvrir sa patiente jusqu'aux épaules.

— Comment imaginez-vous ça ? Un cas sur deux ?

— Non. Par secteur géographique. Comme vous le faites à Murmay, si je ne m'abuse.

La jeune femme écarquilla les yeux de surprise.

— Nous sommes cinq résidents à temps plein, à Murmay. Rien que pour la morgue centrale.

Ils, se morigéna-t-elle. Ils sont cinq, pas nous.

Bien sûr, ils ne l'avaient pas remplacée, parce qu'elle était en congé temporaire, et qu'ils savaient qu'elle reviendrait. Elle revenait toujours.

— La ville est beaucoup plus grande, c'est normal, reprit-il.

Il haussa les épaules.

— Vous habitez au centre, vous pouvez couvrir la zone qui va de la Grand-Place jusqu'aux Halles, et au Musée d'Histoire. Moi, je suis dans le coin de l'université, donc je prendrai le campus et le quartier du port fluvial.

En ce compris les rives du Tren, bien sûr. Laura étouffa un juron.

— Votre zone est beaucoup plus vaste que la mienne, remarqua-t-elle.

— Mais je sais, d'expérience, qu'il s'y passe beaucoup moins de choses.

C'est ça. On ne retrouve jamais de corps sans foie dans le fleuve.

Il la prenait vraiment pour une imbécile.

— Vous êtes sûr que vous ne préférez pas profiter de vos fêtes de fin d'année ? Je suis prête à couvrir. Vraiment.

Ubis eut un sourire sans joie et secoua la tête.

— Franchement... Ce ne serait pas raisonnable vu ce qui va vraisemblablement nous tomber dessus. Je ne voudrais pas que vous fassiez un burn-out alors que vous venez d'arriver. Ce serait bien pire. Et puis pour tout vous dire... C'est une période que je déteste. Je préfère de loin être occupé ici ou dans la rue, que de devoir me trouver quelque chose à faire pendant ces longues soirées où le bonheur est obligatoire. Surtout vu... mon état de santé, comme vous dites.

— Est-ce que l'inspecteur Haybel partage ce sentiment ?

La mine surprise du résident renseigna Laura sur un nouvel écart de conduite. Un sourire attendri se dessina ensuite sur ses lèvres.

— Jill sera aussi sur la brèche jusqu'au vingt-trois... et elle rentre chez ses parents entre Noël et Nouvel An. Les inspecteurs Sorvet et Morrow seront sur le pont.

Laura n'avait jamais entendu parler du second, mais elle n'avait pas encore rencontré tout le personnel policier. Morrow ne pouvait pas être pire que la paire pré-citée.

— Mais vous ne vouliez pas rentrer à Murmay pour voir votre famille ?

Elle le dévisagea, un instant interdite. Il était assez âgé pour avoir connu son père... mais apparemment, contrairement à d'autres, il n'avait pas fait le rapprochement.

— Non, se contenta-t-elle de répondre.

Pas besoin de le gratifier d'une petite histoire triste dont il ne saurait que faire.

— Je viens seulement d'arriver, je n'ai pas encore le mal du pays. Et je ne suis pas très Noël, moi non plus.

Il acquiesça, comme satisfait.

— Faites des plans si vous le pouvez... mais les chances sont élevées que nous nous retrouvions ici avec nos scalpels.

Abandonnant son tablier dans le panier de la lingerie, il se dirigea vers la penderie pour récupérer son manteau. Laura réalisa que la discussion sur les gardes était, de son point de vue, entendue. Or elle ne pouvait pas lui laisser le Tren. Jamais. Ça ne pouvait pas être une coïncidence, après plus d'un mois où il ne s'était guère soucié de la voir débarquer dans ce secteur.

— On rediscutera de cette affaire de gardes, proposa-t-elle comme il allait sortir.

Son expression trahit son étonnement mais il opina du chef.

— Comme vous voudrez. Mais c'est la meilleure solution.

Il ne céderait pas, elle le savait, et si elle insistait, il se poserait des questions. Elle le laissa s'éclipser, compta jusqu'à vingt, puis prit son portable. Son interlocuteur ne mit que quelques secondes à répondre et il ne leur fallut pas plus de trois minutes pour décider d'une stratégie qui les laissa, l'un et l'autre, confiants quant à la suite des opérations.

***

Aaron l'attendait sous le porche, debout comme un grand oiseau noir, environné de neige et de rocaille. Sans doute était-il inquiet qu'elle lui fasse faux bond, après ce qui s'était produit quelques jours plus tôt. Elle lui avait laissé l'initiative, désireuse de ne pas s'imposer, mais peut-être l'avait-il pris comme un désaveu. Impossible d'en juger. En tout cas, désormais, elle était là.

Il parut soulagé et s'effaça pour lui ouvrir la porte.

— Je suis heureux de te voir, dit-il quand elle arriva à sa hauteur, et elle sut qu'il était sincère, qu'il n'avait pas répété sa réplique devant un miroir.

— Moi aussi.

La nef était glaciale, elle espéra qu'il n'avait pas l'intention d'y travailler. Depuis sa visite, il avait progressé dans le démantèlement des sièges de messe – la pile avait diminué de moitié – et il semblait en train de trier ce qui restait des statues, en fragments alignés. Ce n'était pas forcément une bonne nouvelle, cela voulait dire qu'il n'avait rien trouvé de mieux à faire. Mais il la guida jusqu'au presbytère, où l'eau frémissait déjà sur la cuisinière.

Ils s'installèrent à la petite table dans la cuisine austère, heureusement mieux chauffée que le bâtiment voisin. Un instant, le silence se posa entre eux, chargé des réminiscences d'un récit abominable.

— Tu restes ici pour les fêtes ? demanda finalement Laura.

Aaron hocha la tête.

— Pour Noël en tout cas... J'ai une messe de minuit à préparer, d'ailleurs. Ne fais pas cette tête. Il n'y vient pas grand-monde, mais c'est un jalon obligatoire de l'année. Y déroger... N'en parlons même pas.

— Je n'ai rien dit. Je viendrai.

Il ouvrit une bouche ronde de surprise.

— Franchement, Laura, ce n'est pas nécessaire.

— Ça me ferait plaisir. Je n'ai jamais assisté à une messe de Noël.

— C'est long et ennuyeux... Peut-être pourrais-tu venir vers... une heure du matin ?

— Tu ne veux pas que j'y assiste ?

— C'est juste... Si, viens. Si tu as envie. Si tu n'as rien de mieux à faire. Tu ne voulais pas... rentrer à Murmay pour les fêtes ?

— Je ne peux pas me le permettre. Je serai de garde. Si ça se trouve, je ne saurai pas venir à la messe non plus.

— Ça ne doit pas être simple... de passer un premier Noël loin de ses proches.

Elle croisa les bras sur un sourire.

— Je n'ai pas vraiment de proches. Je suis presque toujours de garde, à Noël. Ça arrange mes collègues qui ont une famille. Moi, je n'en ai plus.

— Plus ?

— Mes parents sont décédés tous les deux. De longue date. Ma dernière tante est morte il y a... maintenant six ans. Pas de cousins. Pas de frères et soeurs. Juste moi.

— Je suis désolé de l'entendre, murmura-t-il.

— Il ne faut pas. C'est ancien. J'ai l'habitude. Passer les fêtes en salle d'autopsie... Ça a... son charme.

L'expression scandalisée du prêtre la fit grimacer.

— Enfin. Pas pour l'autopsie, mais... il y a toujours une atmosphère particulière durant ces périodes où tout fonctionne au ralenti, sauf pour les braves... mais oui, tu pourrais dire que je me suis blindée, que c'est une sorte de carapace... Sans doute que ça l'était, au début. Mais c'est tellement vieux... Mon père est mort quand j'avais quinze ans, sa soeur m'a prise en charge et nous nous détestions cordialement... Je voudrais te dire que je regrette mais il n'en est rien. Je n'ai pas connu ma mère et mon père était alcoolique et dépressif.

Elle réalisa en prononçant ces paroles, qu'elle n'avait jamais voulu le lui dire, mais les choses étaient sorties d'elles-mêmes. Elle sentit ses joues chauffer et y posa les mains. Foutu curé.

— Je suis désolée, je n'avais pas prévu de m'épancher. Tout ça pour dire que, non, je n'ai rien de prévu pour Noël.

— Tu es la bienvenue, souffla son vis-à-vis.

— Aaron, ne me plains pas. S'il te plait. Tout ça est loin, révolu. Réglé. Vraiment.

Il n'en pensait rien, elle le lisait sur son visage.

— Je ne trouverais pas ça anormal que ce ne soit pas le cas, dit-il.

Est-ce qu'il sous-entendait qu'elle se leurrait ? Une petite pointe de colère naquit dans son ventre. Elle la réprima de toutes ses forces.

— Tu as une grande famille, toi ?

— Trois frères plus âgés, une petite soeur. Mes parents. Une myriade d'oncles, de tantes et de cousins. Les Benton forment une tribu gigantesque.

— Tu es le seul à New Tren ?

— Non. J'ai une cousine dans la finance, une autre professeur à l'université, et une paire de neveux encore à l'école. Mais nous ne sommes pas proches. Je ne les ai jamais croisés ici, seulement lors de réunions de famille. Je fais un peu figure de... mouton noir, vu ma vocation... Les Benton ne sont pas très spirituels.

Elle songea à Sam et à son cousin qu'il avait traité de la même manière.

— Tu n'as pas un cousin dans les médias ? demanda-t-elle.

— De cousin... Non. Pourquoi ?

— J'ai rencontré Samuel Heath, lui avoua-t-elle.

Il haussa les sourcils.

— Et ?

Elle se contenta d'un sourire énigmatique.

— Il gagne à être connu.

Aaron se carra dans son siège, bras croisés.

— Tu vas apparaître dans son émission ?

— Non. Je n'ai pas changé d'avis. Mais il est très compréhensif.

Le prêtre secoua la tête.

— Moi qui pensais que tu avais décidé de te contenter de spiritualité...

— Que veux-tu, je suis faible.

Son teint trahissait son embarras et elle s'en voulut de l'avoir emmené sur ce terrain glissant. Pourtant, à confesser les prostituées, il devait en avoir entendu d'autres. Elle eut pitié.

— Il a un cousin qui est le mouton noir de la famille, c'est pour ça que je posais la question.

— Je peux t'assurer que je ne suis pas le cousin de Samuel Heath.

— C'est sans doute mieux.

Aaron leva les yeux au ciel. Pourtant, il n'était pas désagréable à regarder, lui non plus, même s'il était intouchable. Laura ne put s'empêcher d'avoir une petite pensée grivoise qu'elle écrasa bien profondément quelque part, avant de prendre une gorgée de thé.

— Mais rendez-vous est pris pour la messe, reprit-elle. On ira manger un morceau ensuite, si tu veux.

Ils ne s'étaient jamais vus en dehors de l'église, c'était l'occasion.

— Ça marche.

Ils en revinrent à leur tasse de thé. Laura percevait le malaise entre eux, regretta qu'ils ne puissent aller travailler un moment dans la nef pour dissiper la tension.

— Tu avais parlé d'un jeu d'échecs, l'autre jour ?

— Tu m'as dit que tu n'étais pas sûre de te souvenir des règles.

— On pourrait vérifier.

Il lui jeta un regard indéfinissable, puis obtempéra. Quelques minutes plus tard, le jeu était déployé entre eux, les pièces rangées, et ils entamèrent une partie. Laura comprit rapidement qu'elle ne pourrait pas faire illusion : Aaron dut lui rappeler le mode de déplacement du cavalier et des pions. Mais elle tenta de se concentrer au mieux, histoire d'au moins offrir un peu de défi à son adversaire.

Il lui avait pris six pièces quand il reprit la parole.

— Heath, tu l'as prévenu que tu étais de passage ?

Elle releva la tête de sa reine mal embarquée.

— Quoi ? Non. Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ? C'est complètement confidentiel.

— Ce serait honnête de le prévenir.

Elle abandonna un moment l'échiquier. Était-il possible que le prêtre soit en train d'essayer de la déstabiliser ? Il était bien assez fort pour la battre à la loyale, pourtant.

— Aaron, je crois que tu te méprends sur la nature de nos relations.

Il n'était pas en train de tenter un coup bas, il avait ruminé quelque chose pendant tout ce temps, qui était en train de sortir. Elle déplaça sa reine.

— Tu as l'air de penser que je fais quelque chose de mal.

Il jeta un bref coup d'oeil sur l'échiquier, bougea sa tour, croisa les bras. Son regard flamboyait.

— Mentir à quelqu'un qu'on aime...

— Je ne l'aime pas.

— Tu couches avec lui.

La phrase avait claqué comme une lame tranchante, sans appel.

— Aaron, merde, lui lâcha-t-elle simplement.

— Mais encore ?

— Je ne vais pas me farcir ton jugement en ces matières. Mais croire que le sexe et l'amour vont d'office de pair... C'est d'un autre temps. C'est sûrement l'idéal... dans une certaine mesure... mais c'est même pas sûr. Je ne sais pas pourquoi je t'en parle. Ce n'est pas ton problème.

— Tu es chez moi, lui fit-il remarquer d'une voix glaciale. Dans ma maison.

Elle ferma les yeux, compta jusqu'à trois, puis se leva en repoussant sa chaise. Une partie d'elle avait envie de lui lâcher une bordée d'injures bien sentie, l'autre était déjà fatiguée par la perspective. Elle n'aurait pas dû revenir. Il jouait l'ouverture, mais en réalité, son esprit était étriqué, formaté, fossilisé dans un étau de principes désuets. Tant de mépris caché dans cette enveloppe avenante. Elle s'était toujours méfiée de son engeance, elle avait baissé sa garde, et elle était bien punie.

— Bonne fin de soirée, se contenta-t-elle de dire.

Pourquoi se surprendre d'être aussi solitaire, quand on n'avait pas la place pour accueillir autrui ?

Sans attendre qu'il réponde, elle quitta la pièce, remonta le couloir étroit et s'engagea dans l'église en ruines. Elle remonta la travée et déverrouilla la porte, avant de la claquer avec fracas.

Au-dehors, la neige avait tout recouvert, masquant le parvis, les marches, la rue. Dans la lumière orange des lampadaires, les flocons tombaient, en duvet silencieux. Cette vision délicate la figea un instant et sa fureur retomba. Même New Tren la laide avait droit à sa part de beauté.

Elle s'engagea d'un pas hésitant sur le tapis de blancheur. Bien sûr, Aaron n'avait pas complètement tort, mais Laura n'avait plus aimé personne depuis des lustres. Elle se sentait en plein droit de jouir d'un plaisir physique même s'il ne reposait sur aucun sentiment profond. Ses illusions en la matière dataient d'au moins quinze ans, peut-être davantage, et depuis, elle avait fait du chemin.

Elle n'avait pas besoin d'aimer Sam. Il avait des côtés formidables. Beaucoup. Ils y trouvaient leur compte tous les deux, pour l'heure, et c'était suffisant. Quoi qu'en pense Aaron.

On n'a que le bien qu'on se fait. À guetter la lune, on se fane.

Une main se posa sur son épaule, lui arrachant un sursaut.

— Je m'excuse, j'ai été stupide. Je n'ai pas à porter de jugement.

Brisée dans son élan, elle couvrit la main de la sienne.

— C'est moi qui t'ai provoqué.

— Tu ne m'as pas provoqué, j'ai été obtus.

— J'insulte tes valeurs. Dans ta maison.

— Mes valeurs sont figées comme l'hiver.

Elle lui échappa et lui fit face. Frissonnant dans sa soutane, il avait l'air prisonnier de son cadre, plus que jamais part de ces vieilles pierres qu'il refusait d'abandonner. Elle se demanda s'il parviendrait à s'en éloigner, dans la nuit de Noël, ou s'il tomberait en poussière dès qu'il aurait quitté l'ombre du clocher.

— Ceci est plus compliqué que je l'avais anticipé, murmura Laura.

— Pour moi aussi, mais c'est pour ça que ça en vaut la peine, non ?

Elle acquiesça, lui tendit la main, qu'il prit dans la sienne.

— Je vais aller me coucher. Je reviendrai pour Noël.

Il hocha la tête à son tour.

— Bon courage avec... tout...

Il esquissa un geste imprécis.

— À toi aussi. Garde-moi un morceau de Saint en plâtre avant de tout jeter.

— Pour en faire quoi, au juste ?

— Un presse-papier ?

Il se fendit d'une grimace outragée tandis qu'elle détalait dans l'obscurité.

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