11. La neige de Snowvern

La petite histoire était simplissime : quatre ans plus tôt, alors qu'il était encore employé par un des quotidiens de la ville, Heath était sorti avec une jeune femme de l'équipe criminalistique qui accompagnait les sorties. Elle avait tendance à s'épancher sur l'oreiller, sans se soucier du secret professionnel, et il en avait profité. Pas de manière outrancière, mais il ne pouvait pas le nier. Il avait protégé sa source, leur relation était restée discrète, mais la vérité n'avait pas tardé à éclater. La criminaliste avait été licenciée et leur couple avait capoté un peu plus tard. Sarah, c'était son nom, avait quitté la ville pour retrouver du travail ailleurs, à l'abri de sa faute grave.

— Je ne suis pas fier de ce qui s'est passé, mais... J'étais jeune et elle n'était pas contre, franchement. Je lui ai demandé la permission d'utiliser ce qu'elle me révélait, elle a relu les articles... Nous nous voyions de manière relativement clandestine... Je n'y peux rien si elle a décidé de s'en vanter. Et ce n'est pas moi qui ai mis fin à notre relation. Mais Ubis, je ne sais pas...  Il a décidé que tout avait été calculé de ma part, depuis le début, que je l'avais séduite puis manipulée pour lancer ma carrière, avant de la jeter comme une vieille chaussette.

Heath haussa les épaules, la moue dégoutée.

— Donc voilà. Ne me dites rien de vos dossiers, et vous serez en sécurité.

Les derniers mots sortirent avec amertume, et Laura réalisa que malgré sa superbe, il regrettait sans doute d'avoir dû lui raconter cet épisode peu reluisant.

— Mais vous ne travaillez plus sur ce genre de choses, si ? demanda-t-elle.

Son regard s'éclaira.

— Non, effectivement. Et je ne le regrette pas. Sans vouloir vous manquer de respect... Ce n'était pas pour moi. Ma tolérance au mal que les gens peuvent se faire est très limitée.

— Je le comprends très bien, vous n'êtes pas le seul. Et c'est probablement sain.

Entretemps, des coquilles Saint-Jacques dans un nid de pâte feuilletée avaient fait leur apparition, Laura n'en avait jamais mangé et ne savait pas très bien quoi en tirer, mais au moins, c'était facile à gérer.

— Si vous me faisiez votre proposition malhonnête ?

Il la dévisagea comme s'il ne comprenait pas à quoi elle faisait référence, puis il secoua la tête en levant les yeux au ciel.

— C'est une proposition on ne peut plus honnête. Et oeuvre utile, de surcroît. Mais je paierai l'addition même si vous refusez, pas de pression.

Il leva les mains dans un geste de défense, sa légèreté retrouvée, puis se lança dans son explication.

Diagramme prévoyait une série de documentaires sur les métiers qui véhiculaient d'importants préjugés, qu'ils soient positifs ou négatifs. Les contenus avaient été divisés entre trois journalistes, et Heath avait récupéré une demi-douzaine de carrières potentielles, dont médecin légiste. L'idée était de suivre un professionnel pendant quelques jours, de filmer son quotidien au plus près du réel, de l'interviewer ici et là pour donner du contexte. Rien de scandaleux, rien de spectaculaire, le témoin aurait bien sûr son mot à dire sur le montage final et la possibilité de refuser que la caméra le suive à certains moments. Heath termina par un plaidoyer sur le sérieux de ses employeurs, sur son propre sérieux. Il avoua à Laura que, malgré leur différend, il avait tenté d'approcher Ubis, qui l'avait bien sûr envoyé sur les roses. À présent qu'elle était en ville, cependant, il n'y songeait même plus.

— Vous déconstruiriez le stéréotype avec tellement d'aisance ! s'enflamma-t-il. Ubis... C'est un croque-mort d'opérette. Même avec la meilleure volonté du monde... Je ne suis pas certain de pouvoir changer la perception du métier avec lui. Mais vous... Vous êtes... tout ce dont on peut rêver. Pour ce genre d'émissions, je veux dire.

Diable, il était tellement... charmant.

Pas charmant, lourd.

Laura ne pouvait pas accepter. S'exposer de la sorte, quand on travaillait à moitié dans l'ombre, n'était pas envisageable : pas besoin de compulser le règlement de la Société pour s'en assurer. Si Heath avait travaillé à Murmay, Laura lui aurait rencardé un collègue. Si David et Don ressemblaient à des légistes typés, Greg aurait fait l'affaire : beau, jeune, branché, jouant de la musique dans un groupe pop à ses heures, père de deux enfants, toujours photogénique de surcroît. Mais ce n'était pas une option.

Elle aurait aussi pu accepter du bout des lèvres, tergiverser, et s'arranger pour terminer sa mission avant la date fatidique, lui filant sous le nez. C'était traître. Et prendre le risque d'une vengeance journalistique, ce qui serait pire encore.

— Non. Je suis désolée. Je n'ai pas changé d'avis. Je trouve ça très bien, ce que vous faites... mais ce n'est pas pour moi.

Il poussa un bref soupir, sans la quitter des yeux. Laura rassembla ses arguments, consciente qu'elle ne pourrait pas verbaliser le principal. Elle se morigéna d'avoir accepté ce rendez-vous, mais il l'avait surprise dans un moment de trouble, qu'elle avait mal géré.

Heath se fendit d'un sourire.

— Pas de soucis, annonça-t-il. Vous m'aviez prévenu. Changeons de sujet.

Laura ne s'était pas attendue à ce qu'il capitule aussi vite. C'était inespéré mais aussi suspect. Elle ne pouvait pas baisser sa garde.

— Je peux vous demander si vous êtes de la famille de Thomas Woodward ?

Laura manqua lâcher son verre et devina que sa surprise s'étalait en lettres de feu sur son visage.

— Vous... connaissez mon père ?

Question stupide. Heath était trop jeune, Thomas était mort vingt ans plus tôt.

— J'ai préparé un peu le sujet, avant d'approcher Ubis, se défendit le journaliste, qui avait légèrement rougi. Je ne voulais pas aborder un sujet sensible.

— Ça date, ne vous en faites pas.

Thomas Woodward avait été un des pionniers de la discipline, une sommité dans certains cénacles. Avant de sombrer dans l'alcool et de se défenestrer un soir de déprime, laissant sa gamine de quinze ans orpheline.

— C'était mon père, oui. Il m'a passé le flambeau.

En apparence, du moins. Laura ne raconterait pas la petite histoire à un étranger. Elle ne l'avait jamais racontée à personne.

— Je suis désolé, je n'aurais pas dû poser la question, répéta Heath, toujours rubicond.

Son regard s'évada vers l'extérieur, perdu un instant. Le contraste avec la superbe assurance qui l'habitait quelques minutes plus tôt était spectaculaire. Au dehors, il avait commencé à neiger.

— Pour me faire pardonner, je vous invite à prendre une crêpe sur la digue. C'est la tradition.

Son teint retrouvait sa couleur habituelle. Laura tenta de l'apaiser d'un sourire.

— D'accord.


En cheminant sur la digue, sous la neige, au milieu des illuminations hivernales, Laura se demanda si Heath avait aussi consulté la météo avant d'organiser son embuscade. Peu sensible à ce décorum de fin d'année, la jeune femme plaignait le journaliste d'avoir manqué son objectif, mais admirait son fairplay face à l'échec. Ils déambulèrent côte à côte et elle se plia à un petit jeu de questions-réponses, sur son goût pour la légale, sa décision de venir à New Tren, ses premières impressions.

L'ambiance légère ne prêtait pas aux confidences, et la mise en garde d'Ubis planait toujours, aussi Laura se contenta-t-elle de lieux communs, avant d'interroger Heath sur son propre parcours. Loin de botter en touche, il se livra avec une candeur inattendue, sur ses études, ses premières années de galère, son sentiment d'avoir dû vendre son âme au diable avant d'enfin trouver une place qui lui convenait.

Peut-être était-ce de la comédie. Peut-être était-ce du vent. Laura ne parvint pas à s'empêcher de trouver ça un peu touchant.

Ils dénichèrent cette fameuse crêpe, Laura exigea de payer, il céda, et ils poursuivirent leur route sur la digue, droit vers les ténèbres. La mer roulait en contrebas sur leur droite, un grondement obscur, distant, frémissement irrégulier, qui leur portait des odeurs de sel entre deux flocons glacés.

Arriva ce qui devait arriver.

— Appelez-moi Sam. S'il vous plait.

— Moi qui appréciais que vous disiez « Docteur »... mais vous pouvez m'appeler Laura.

— On ne vous dit pas souvent « Docteur » ?

— J'ai beaucoup droit à Mademoiselle. Même quand je suis en combinaison de combat les mains dans la tripaille.

Heath – Sam – haussa les sourcils.

— Vous devez adorer.

— Vous n'avez pas idée.

Ils étaient arrivés au bout de la zone illuminée, là où la digue cédait la voie à une nature plus sauvage, de rochers et de broussailles : il était impossible de poursuivre.

— Il y a une autre tradition, à Snowvern, remarqua le journaliste.

— Laquelle ?

Il se contenta d'un sourire énigmatique, puis s'engagea dans l'escalier qui descendait sur la plage. Laura expulsa tout l'air qui se trouvait dans ses poumons, atterrée d'avance, et le suivit. Les lueurs de la petite ville éclairaient le sable sur une douzaine de mètres avant d'abandonner les vagues à la nuit. Elles dessinèrent un moment la silhouette de Sam puis il fut avalé par l'ombre comme il se rapprochait de l'eau.

— Qu'est-ce que vous faites ?

— Restez là, c'est plus prudent.

La neige tombait en lourds flocons mais ne résistait pas au vent du large, chargé de sel, qui la dissipait avant qu'elle n'ait pu recouvrir le sol. Laura plissa les yeux mais ne parvint pas à l'apercevoir.

— Sam ?

— J'arrive tout de suite !

Elle distinguait vaguement une forme en mouvement, un tracé plus sombre sur la grisaille. Les crêtes des rouleaux renvoyaient de temps en temps l'éclat des lumières qui jalonnaient la promenade en contrehaut.

Il fait drôlement froid, pour aller mettre les pieds dans l'eau, songea la jeune femme.

Le bruit d'éclaboussures qui retentit soudain la renseigna sur l'erreur complète de sa supposition.

— Sam !

Il ne répondit pas, mais il y avait mis davantage que les pieds.

Merde, mais qu'est-ce qu'il fout ?

Laura fouilla dans ses poches, sortit son portable et en alluma vivement la lampe-torche. Elle balaya la plage jusqu'à tomber sur une pile bien ordonnée de vêtements abandonnés.

— Mais quel abruti.

Son cone de lumière fila sur les vagues, frénétique, tandis qu'elle approchait de la mer à grands pas. La puissance de l'ampoule intégrée était ridicule, elle ne parvenait à révéler que quelques mètres. Un vent de panique siffla à ses oreilles, comme l'adrénaline se répandait dans ses veines. Une seconde, trois.

— SAM !

Elle devait reculer, appeler les secours... ou lui laisser trois minutes de plus. Qu'est-ce qui lui avait pris ? Décembre débarquerait dès le week-end, il neigeait de surcroît.

Il cherche à t'impressionner, lui souffla une petite voix.

Eh bien c'était complètement raté. Elle allait lui flanquer une gifle. S'il était vivant.

Avait-il bu de manière excessive ?

Elle essaya de calculer : champagne à l'apéro, du vin pendant le repas... Non, il avait été raisonnable, il devait reprendre le volant, elle se souvenait de l'avoir vu refuser un verre supplémentaire.

Incapable de rassembler ses esprits, elle reprit sa fouille frénétique des vagues paresseuses, sans succès.

Un nouveau bruit d'éclaboussures la surprit, plus loin sur la droite, et elle orienta sa lumière dans cette direction, d'un réflexe saccadé.

Le journaliste se révéla, debout dans l'eau, dans le plus simple appareil. Ce crétin n'avait même pas gardé son caleçon. Pris sur le fait, il poussa un glapissement ridicule et lui présenta ses fesses, tandis qu'elle détournait son faisceau dans une tout autre direction.

Une seconde, elle se sentit coupable, la suivante, elle se souvint que c'était lui, l'imbécile. La fureur la secoua.

— Vous êtes complètement fêlé ! s'exclama-t-elle, en lui tournant toujours le dos.

— Je vous avais dit de rester plus haut ! protesta-t-il, beaucoup plus près qu'elle ne l'avait imaginé.

— Vous aviez disparu ! Il fait moins dix !

— Sûrement pas. Mais c'est vrai qu'elle est froide.

— Qui va se baigner par cette température, dans la mer, en pleine nuit, franchement ?

— C'est une tradition locale !

— Vous auriez pu au moins m'expliquer !

— Vous ne m'auriez pas laissé faire.

Elle fit volte-face. Il terminait de se rhabiller mais ses vêtements trempés collaient à sa peau : il n'avait manifestement pas beaucoup réfléchi avant de se jeter à l'eau.

— Bien sûr que non ! C'était incroyablement... stupide !

— Ce n'est pas la première fois que je le fais. Je ne risquais rien. Je suis désolé si vous avez eu peur pour moi. Mais je vais bien. Juste un peu mouillé...

— Et complètement gelé. Vous allez attraper la mort. Ne me parlez même pas de vos foutus sièges chauffants.

— Si j'attrape la mort, vous vous occuperez de moi, non ?

C'en était trop.

— Vous vous foutez de moi.

Sans attendre qu'il ait terminé de se débattre avec les boutons de sa chemise, elle l'abandonna sur la plage et remonta sur la digue. Ensuite, elle retourna d'un pas rageur jusqu'à la voiture, sans un regard en arrière. Elle dépendait de lui pour rentrer mais cela ne voulait pas dire qu'elle devait se montrer sympathique.

Peu à peu, le stress retomba, tandis qu'elle traçait son chemin sous les colombes et les cristaux électriques. Il n'y avait presque plus personne dans la rue, seulement quelques couples attardés, un homme qui promenait son chien, et les restaurants éteignaient leurs néons l'un après l'autre. Laura jeta un coup d'oeil à son portable : il était passé minuit. Par acquit de conscience, elle contrôla l'écran du téléphone de garde, mais personne ne l'avait appelée, une chance, car elle n'était pas certaine qu'elle l'aurait entendu.

Elle atteignit le véhicule quelques secondes avant Heath, qui déverrouilla les portes puis se glissa à l'intérieur. Ils quittèrent Snowvern sans échanger un mot. La chaleur de l'habitacle remplaça bientôt le froid de la brise océanique et Laura sentit la fatigue succéder à la tension, comme si elle s'était glissée sous une couverture. D'abord soucieuse de protéger sa juste colère, elle finit par s'abandonner à la torpeur. Sam conduisait avec la même aisance que lors du trajet aller, pilotant son petit bolide avec souplesse. Il avait abandonné sa veste et son manteau sur le siège arrière pour laisser le chauffage sécher sa chemise, mais avait élégamment conservé son gilet. En l'observant en coin, Laura se sentit plus que jamais au mauvais endroit avec la mauvaise personne. Son jean aux couleurs passées, son pull bientôt troué aux coudes. Toute cette soirée était absurde, un délire mal inspiré.

Heath mit de la musique, de la lounge atmosphérique, que Laura trouvait sans caractère mais qui avait un petit côté hypnotique. Elle reporta son regard sur la campagne endormie, les lumières de New Tren qui avalaient le ciel, les autres voitures qui les frôlaient, en nombre, comme s'ils n'avaient pas été en pleine nuit. Sans le malaise entre eux, elle se serait endormie.

Une fois en ville, son chauffeur l'interrogea sur son adresse, elle répondit de quelques mots, puis ils arrivèrent à bon port. Sam arrêta la voiture en bordure de l'esplanade de l'immeuble, devant l'entrée du garage.

Laura allait le remercier lorsqu'une grimace déforma son visage avenant.

— Non, déclara-t-il.

Décontenancée, elle jeta un coup d'oeil derrière son épaule, suivant la direction de son regard.

— Non quoi ?

— Dites-moi que vous n'habitez pas vraiment dans un endroit aussi affreux.

— Vous croyez que je vous ai donné une fausse adresse pour me débarrasser de vous ?

À son expression, elle devina qu'il n'avait jamais même pensé à pareille éventualité.

— Vous n'avez pas fait ça.

— Non.

Il pinça les lèvres et ferma les yeux.

— Écoutez, je suis désolé. Je ne pensais pas...

Il se tut et posa deux doigts à la base de son front, comme s'il essayait de bloquer quelque chose qui gigotait à l'intérieur. Puis il prit une profonde inspiration et la relâcha.

— Je voudrais vous revoir. Si vous le permettez. Pour me rattraper.

Cette fois, Laura laissa son incrédulité coloniser son visage.

— Sam...

— Je suis sérieux. J'ai passé une excellente soirée. Je ne m'y attendais pas. D'habitude... Les gens savent qui je suis. Ça brouille les interactions, les attentes, tout est... compliqué... Mais toi... Toi, tu t'en fiches, en fait.

Laura était tellement estomaquée qu'elle nota à peine le passage au tutoiement.

— Sam, est-ce que tu es en train de me dire que tu es... une célébrité ?

— Non, non pas vraiment... à l'échelle locale... c'est juste...

Il avait viré au pivoine.

— Juste une seconde chance ? En tout bien tout honneur ?

L'expression était tellement étrange dans le contexte qu'elle les laissa l'un et l'autre muets.

— Vraiment ? demanda Laura, railleuse.

— Peut-être pas tout à fait.

Son aveu lui arracha un sourire et son expression penaude acheva de la radoucir. Elle était consciente du ridicule complet de la situation. De son improbabilité totale. Puis elle songea au médecin légiste de New Tren, ses bons conseils paternalistes, la bombe qu'il lui avait lâchée, l'air de rien, dans son salon encombré.

Merde, songea-t-elle.

— Puisque mon appartement est si moche, tu as peut-être une idée d'un autre endroit où je pourrais passer la nuit ?

Cette fois, Sam ne feignit même pas la surprise.

— J'en ai une, oui.

La petite voiture prune s'éloigna dans la nuit.

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