Dîner
New-Seattle, Quartier 8.8, Manoir di Drac, 11 avril 2314
Christale
Il était 19h à peine passé lorsque Christale et Ugo passèrent les portes de la cuisine. La pièce s'étendait en plusieurs allées disposées autour de tables occupées par deux douzaines de femmes. Le sol était impeccable alors que les tables débordaient de plats en cours de préparation.
Le silence se propagea tandis que les cuisinières remarquaient l'entrée de la jeune héritière. Une matrone aux cheveux plus gris que bruns les rappela à l'ordre avant de venir planter une bise sur la joue de Christale.
— Qu'est-ce qui nous vaut ton retour ? Tu es venue chiper des desserts ?
— Bonsoir, Mona. Non, je viens juste chercher mon repas.
— Ah désolée, un imbécile a dû oublier de passer ta commande. Je vais faire au plus vite, dit-elle en adressant un regard plein de reproches à Ugo.
L'adolescente posa une main sur son bras pour la calmer.
— Non, je n'ai pas passé de commande particulière. Je veux manger comme le commun du clan.
— Un vendredi ? Quelle idée absurde. C'est de la viande synthétique et des amas de légumes indéfinissables. Assez fades et mous pour que j'en mange mais certainement pas digne de notre princesse. J'ai un reste de biche et peut-être un peu de poisson si tu veux.
— Non, les légumes et la viande de synthèse ça ira très bien. Père dit "mange comme le commun si tu ne veux pas être empoisonné". Il est grand temps que je mette ça en application.
— Tu ne comptes quand même pas aller choquer les hommes à la cantine ?
— Non, on dirait Ugo, rit l'adolescente. D'ailleurs tu nous mettras assez pour deux ou trois, il mange avec moi.
Mona leur jeta un regard suspicieux.
— Bon, vu le fard qu'il vient d'avoir, vous ne faites pas de bêtises. Continuez comme ça : certains seigneurs de l'Ordre veulent des draps tachés la nuit de noce. Et trimbaler du sang de porc c'est tout sauf romantique.
Christale fit semblant de ne pas avoir entendu.
— Bon, qui a de la bouffe de qualité ? lança la matrone à la cantonade.
Des mains se levèrent puis se ravisèrent en se rappelant qui il fallait servir. La matrone fit des signes et attendit le retour du panier. Christale eut une envie subite.
— Tu peux nous ajouter une bouteille de vin ? Du rouge si possible. D'Amplacidade si tu as.
— Pour que tu dégobilles ? Certainement pas.
Christale rougit un peu. Le Noël précédent elle avait eu l'accès à la cave à vins alors qu'un prétendant l'embarrassait. Elle l'avait mis au défi en terme de descente. Elle avait gagné mais en avait fait les frais plusieurs jours. Visiblement, Mona se chargerait de lui rappeler si elle parvenait à effacer cette beuverie de sa mémoire.
Elles s'affrontèrent du regard puis Christale lui chuchota à l'oreille.
— J'ai eu une journée difficile : Père souhaite me voir lui succéder. Je serai raisonnable, ajouta-t-elle en s'écartant.
Mona grommela vaguement puis s'adressa à Ugo.
— Tu cherches une bouteille, 2291 tu devrais t'en souvenir. Et si elle est ivre tu ....
La menace indéfinie sembla avoir plus d'effet sur le pauvre valet que tout ce que l'héritière aurait su formuler. Christale sourit et tint à souhaiter une bonne soirée à chacune des cuisinières en attendant le retour d'Ugo puis ils partirent à la recherche d'une salle à manger vide.
***
La petite salle était prévue pour accueillir 8 personnes mais, en voyant Ugo se glisser entre le mur et les dossiers de chaise, Christale fut bien contente de dîner à deux. Derrière elle un large portrait inspiré de la Cène était censé représenter les premiers chefs de l'Ordre passant un accord pour régner sur New-Seattle malgré les patrouilles robotiques. La table d'un brun terreux avait une forme à mi-chemin entre un rectangle et une ellipse.
Ugo semblait assez mal à l'aise au départ et oubliait souvent de la tutoyer. Christale prit le parti de laisser couler et le vin bien que bu en quantité raisonnable les détendit.
Après l'espèce de jambon synthétique cuit avec ce qui avait dû être des courgettes ou du concombre, Christale eut la joie de voir que Mona avait glissé des éclairs au café dans le panier. Elle revint de ses pensées à l'instant présent.
— Du coup, Mona s'est occupée de moi, dit-il pour conclure des propos qu'elle n'avait écoutés que d'une oreille.
— Ta grande tante, c'est bien ça ? Désolée, devant un éclair j'oublie le reste du monde.
Il confirma d'un signe de tête d'une vigueur qu'elle ne lui avait jamais vu.
— Et tes parents du coup ?
— Morts lors de la mutinerie comme votre mère.
Il y eut un silence gêné.
— Désolé, je ne voulais pas vous attrister.
— Arrête de me vouvoyer. Il me reste un parent même s'il n'a pas vraiment été présent. Tu es plus à plaindre que moi.
— On s'y fait. Et sans ça je n'aurais pas fini à votre service.
Elle sentit qu'il était à l'aise et elle préférait qu'il parte dans un monologue pour qu'elle puisse manger son éclair tranquillement. Elle lui tendit le second.
— J'adore les histoires, si ça ne te gêne pas.
Il posa l'éclair face à lui et sembla se demander s'il pouvait vraiment refuser. Il haussa les épaules avec un semblant de dépit.
— Dame di Drac a été l'élément déclencheur de la mutinerie. Enfin son décès a été le premier mouvement de la Chimère. J'avais ... presque 10 ans à l'époque, papa venait d'entrer au service des dragons dans le bâtiment. Il a été mobilisé quelques fois mais ce n'est pas de ça qu'il est mort.
Il fit une pause avec un air pensif et presque sans tristesse. Comme s'il cherchait plus à mettre les mots dans l'ordre qu'à subir des souvenirs enfouis.
— Il bossait dans le bâtiment et il paraît qu'il a été sur un chantier qui avait été miné. Ma mère n'a pu identifier que l'alliance.
Christale eut un haut le cœur vite calmé par l'arôme du café.
— Ma mère m'a confié rapidement à Mona après la nouvelle. Elle était dévastée et au vu de son absence le jour de mon anniversaire, Mona a voulu aller la voir. Quand on a défoncé la porte, trois jours plus tard, ils l'ont retrouvée pendue avec l'alliance à ses pieds.
Christale repoussa l'assiette de dégoût. L'assiette était vide mais l'intention y était. Elle regarda Ugo, abattue, mais il ne semblait pas plus marqué que ça.
— Comment tu peux raconter ça avec autant de calme ? Tu n'en veux pas à ... je sais pas moi, le destin ou un truc du genre ?
— Pour quoi faire ? Comme je le disais, cela m'a permis d'être à votre service.
— Une autre histoire, demanda-t-elle en récupérant la moitié de l'éclair de son valet.
***
— Si vous ... tu veux, se corrigea-t-il quand elle le regarda dans les yeux. Bien donc Mona m'a pris sous son aile. Elle était déjà aux cuisines et j'ai fait un peu de service. Le hasard et la guérilla ont voulu que je serve le Lindworm alors qu'il venait de perdre deux messagers. C'était un soir et il m'a accompagné jusque dans les cuisines pour négocier avec Mona. Elle était furibonde mais il a fini par la convaincre en promettant de l'avancement.
Christale tenta de faire de plus petits morceaux pour faire durer le plaisir gustatif.
— Et il n'a pas menti. J'avais 12 ans quand je suis entré dans une équipe de surveillance toujours sous les ordres du Lindworm. J'ai eu ma première arme de service mais je n'en ai jamais eu besoin. La plupart du temps on s'assurait juste de sa sécurité lors de ses déplacements au sein du manoir. Quelquefois, il sortait et j'étais envoyé en éclaireur à cause de mon jeune âge.
Il marqua une pause pour remettre tout dans l'ordre. L'adolescente regretta d'avoir mangé si vite son éclair. Les miettes ne ressemblaient plus à rien. Elle remarqua de minces marques dans le bois de la table. Il paraît que c'était à ces imperfections qu'on reconnaissait un vrai bois d'arbre.
— J'ai dû prendre les armes pour surveiller le mur de défense du manoir à peu près deux ans plus tard. Et au bout d'un an, votre père a remarqué que j'étais trop jeune pour ce poste même si j'étais digne de confiance. Il m'a engagé à son service personnel. J'ai été son homme à tout faire. Souvent messager, parfois garde du corps à cause de ma grande taille. Il a fini par me donner le titre de valet. 3-4 ans plus tard, il m'a demandé de devenir votre valet personnel. Je veux dire ton valet. C'était à ton retour au manoir et j'en ai été très honoré. Je pense qu'il m'avait pris à son service pour cela uniquement.
— C'est vrai qu'il en aurait été capable, remarqua-t-elle en poussant les miettes sur son assiette.
Le silence devint gênant et elle reprit.
— Donc tu n'es pas malheureux d'avoir grandi sans tes parents ?
— Qu'est-ce que ça changerait ? Et puis, j'avais Mona.
Elle sourit devant sa vision positive. Elle était surtout contente qu'il soit détendu. Ses épaules généralement affaissée par la crainte étaient un peu plus haute et il avait enfin la carrure d'un garde du corps.
— Alors je ne peux pas me plaindre, non plus. Le Gibbon et ses fils ont été une famille d'accueil des plus sympathiques. Même si les années ici n'ont pas été remplies d'amour, j'ai des souvenirs auxquels me raccrocher. C'est bien ça ?
Elle n'était pas convaincue mais elle voulait vraiment le voir à l'aise.
Elle vit soudain qu'il était tendu comme un arc. Son regard fixé sur le pas de porte, il semblait guetter quelque chose.
Alors qu'elle voulait s'excuser, il tendit le bras pour lui imposer le silence et laissa tomber sa cuillère, amortit dans sa chute par une serviette aux couleurs de la famille : bleu électrique et argenté.
Elle se concentra et entendit vaguement le bruit de pas rapides.
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