Commando

New-Seattle, Quartier 8.8, Manoir di Drac, 11 avril 2314

Christale



Le bruit de pas s'estompa mais Ugo tint à parler en langue des signes du clan. Christale fut surprise par sa fluidité et dut lui demander de répéter.

— Quatre hommes. Assez lourds pour être armés. Ils n'ont rien à faire là.

Quatre, c'était un commando tigre. Christale le savait mais ne devait pas effrayer Ugo. Tout de même, la Couleuvre aurait pu attendre encore un peu.

— C'est un exercice, madame, signa-t-il une seconde fois car elle ne lui avait pas répondu.

Elle cherchait les signes. Elle les avait appris, bien entendu. Mais cela faisait deux ou trois ans qu'elle n'avait plus eu d'exercices.

— Je ne sais pas, signa-t-elle. Mais n'en profite pas pour m'appeler madame.

Elle dut s'y reprendre car elle avait signé un appel au lieu d'une désignation pour dire appeler. Et elle se souvint que madame et mademoiselle ou même femme se signaient de la même manière mais elle n'était pas prête de l'admettre.

— Comment dois-je vous désigner ?

Elle fit le signe du clan suivi du signe petit pour dragonnet.

— Bien, Dragonnet, que faisons-nous ?

— Ne décevons pas le dragon. L'exercice prévoit que tu me ramènes dans mes appartements, non ?

— En effet. Cependant, dans le doute, nous allons éviter les couloirs principaux.

Il a compris, en déduit-elle. Mais elle ne pouvait pas lui confirmer, redoutant qu'il perde confiance si le danger était avéré. Elle remarqua aussi qu'il n'avait pas d'armes mais ne fit pas de commentaires.

Il lui fit signe de suivre et c'est ce qu'elle fit après avoir retiré ses chaussures. Il avait le pas léger pour un homme d'un mètre quatre-vingt-quatorze et il vérifia plusieurs fois si elle arrivait à suivre son rythme rapide.

Loin des galeries aux tapis gris et bleu garnies d'œuvres d'art diverses, ils passèrent par un sous-sol pour rejoindre le bâtiment principal et empruntèrent de longs couloirs de service vides. Arrivé au bout d'un couloir perpendiculaire à celui menant aux appartements de l'adolescente, Ugo mit un genou au sol et sortit un couteau à cran d'arrêt du bas de son pantalon.

Christale avait toujours spécifié qu'elle ne voulait pas d'un garde armé mais elle fut soulagée de voir cette maigre défense. Il ne l'utilisa cependant que pour avoir un miroir d'angle puis lui fit un court rapport.

— Un homme seul. En uniforme du clan. Mais il a un fusil d'assaut réglé sur une charge mortelle. Ce n'est pas un exercice, signa-t-il sans état d'âme. Je pense qu'il peut tirer deux coups, trois si la batterie est neuve.

— Trois alors. C'est un commando Tigri. Et ils sont discrets sinon l'alarme aurait déjà été mis en route, signa-t-elle en montrant les discrètes LED éteintes au sommet du mur.

— Attendez, ici.

Il lui donna le couteau et revint sur ses pas sur une dizaine de mètres. puis il adopta une démarche plus naturelle et lourde quoique pressée. Christale passa la pointe du couteau pour observer la scène après avoir vérifié que son couloir n'émettait pas la lumière qui puisse trahir sa présence.

***

Ugo s'approcha de l'homme et ils discutèrent un moment mais Christale n'entendit que des bribes.

— ... nouveau, dit le tigre. ... pas montré ...

— Je vais vous y emmener, dit Ugo assez fort pour qu'elle puisse entendre. Elle y est déjà. Je suis venu chercher une tenue plus adaptée, les femmes vous savez.

Elle grinça des dents mais la tentative était louable et fonctionna : deux minutes plus tard Ugo ressortait et partait avec le garde armé. Elle avait le champ libre.

Elle se glissa silencieusement jusqu'à son appartement après une interminable minute d'attente pour s'assurer qu'ils ne revenaient pas.

Elle repéra vite que sa plus haute paire de talons avait disparu et félicita Ugo pour son choix. Elle ne risquait pas d'en avoir besoin là où elle se rendait. Rapidement elle éteint la lumière et attendit à nouveau une minute. Elle ouvrit discrètement une fenêtre donnant sur le Sud et une gouttière.

Elle savait qu'elle ne pourrait pas revenir et observa ses appartements pour les imprimer dans sa mémoire. Son lit gigantesque aux draps satinés ; sa psyché cerclée d'argent stylisé ; sa vasque en marque et la collection de broches offertes par son "oncle" le Gibbon ; sa baignoire vintage en cuivre ; tout cela lui manquerait terriblement. Elle repensa aussi au reste du manoir. Si elle avait su que tout pouvait tourner si mal aussi vite, elle aurait détourné quelques armes blanches au dojo. Et même un ou deux revolvers à balles, car elle s'était révélée plutôt précise quand elle était en mesure de voir ses balles. Pour être totalement honnête, elle tirait souvent deux coups de suite en corrigeant le tir au second coup. Mouvement que seul un ambidextre accompli pouvait réaliser proprement.

Une fois assurée que personne ne l'avait vue, elle jeta son grand sac de voyage puis le plus lourd des sacs à dos. Elle troqua sa robe contre un jean un peu trop court pour la saison et un débardeur sombre. Elle retira une paire de baskets cachées sous son lit et les enfila avant de mettre le dernier sac sur son dos.

Elle descendit précipitamment la gouttière puis fit une roulade pour se mettre dans l'ombre du gymnase. La lune était presque pleine et Christale la maudit pour cela tout en étant rassurée de voir une cour déjà vide de toute activité.

Elle contourna le gymnase puis deux dortoirs pour rester dans l'ombre la plus grande partie de son trajet jusqu'aux catacombes.

L'énorme caveau souterrain du clan s'étendait sur plusieurs centaines de mètres. Et la famille di Drac demeurait à l'étage le plus profond contre toute attente. Là se dressaient des statues à l'effigie de chaque mort ainsi que de nombreuses fresques murales représentant des dragons stylisés selon les époques. L'adolescente se munit dès l'entrée d'une lampe qu'elle n'alluma qu'au premier sous-sol. Elle connaissait le dédale mais pas assez pour s'y diriger dans l'ombre.

Elle dépassa des ancêtres assez illustres pour avoir des pierres tombales de plusieurs mètres de large et devant d'autres qui n'avaient qu'une plaque de cuivre fixée au mur. Les pierres perdirent en âge à mesure qu'elle s'enfonçait au pas de charge dans les ténèbres.

Arrivée, en sueur à cause du poids de ses bagages, devant la tombe de sa mère, elle ne put s'empêcher de tomber à genoux pour une prière.

***

Elle n'avait pas dû voir le temps passer car ses joues étaient trempées lorsque son instinct la fit se relever. Alors que le halo s'élargissait, une espèce de zombie clopina hors de l'ombre. Elle reconnut rapidement Ugo qui boitait. Son bras gauche pendait lamentablement et sa manche était imbibée de sang. De l'autre main, il tenait un fusil d'assaut semblable à celui du tigre.

— Qu'est-ce que ... commença-t-elle.

— Pas le temps. Ils m'ont vu entrer ; ils fouillent sûrement les étages supérieurs.

— Comment ... tenta-t-elle à nouveau.

— Je ne pouvais pas vous suivre mais je sais par où vous fuguiez. Dépêchez-vous et dites-lui bonjour de ma part. Et qu'il doit vous protéger.

Elle ne chercha pas à comprendre pourquoi il était soudain si lucide. L'approche de la mort, sûrement. Il l'avait accepté ; elle ne pouvait rien faire de plus que rendre ce sacrifice utile. Elle posa une main sur l'épaule d'Ugo qui venait de poser un genou en terre.

— Et père ?

— Mort avant que je me débarrasse du premier. Il était plus malin que je le pensais.

Christale eut un pincement au cœur mais resta attentive : le temps pressait. La secousse typique d'une impulsion magnétique se fit sentir quelques mètres plus haut. Les poils de Christale étaient dressés ; les tigres tiraient sans économiser leurs batteries donc ils avaient des réserves.

— Fuyez, ordonna-t-il.

Il réglait étrangement son arme avec une seule main. Elle n'osa lui proposer son aide.

— Pourquoi les retenir, demanda-t-elle en étouffant un sanglot.

— Par ... dévotion, hésita-t-il avant de faire tomber en poussière une partie du mur derrière la tombe d'Angela Maria di Drac.

L'impulsion avait fait vibrer l'air même si elle était d'une amplitude faible. Le trou aurait été trop petit pour que Christale y glisse ses sacs mais ce n'était pas important. Elle saisit ses affaires et laissa la lampe derrière elle pour courir au loin.

Elle savait ce qu'il faisait. Il faisait une fausse sortie qu'il protégerait de son corps. Il ferait perdre un temps précieux aux tigres. Mais il n'aurait sûrement plus assez de batterie pour en tuer un autre. Elle tourna plusieurs fois avant d'entendre des voix d'hommes échanger des propos agressifs. Elle déplaça la stèle qui bloquait l'accès à une ligne désaffectée de sub-métro et y passa ses sacs puis son corps.

Ses pieds atteignirent les rails juste à temps pour sentir une impulsion magnétique, 3, 5, 6. Sa vue était floue à cause des larmes. Les tigres avaient visiblement envie de venger leur camarade et n'avaient pas offert le luxe d'une mort rapide à Ugo. Elle pleura d'autant plus en comprenant le dernier regard d'Ugo. "Dévotion", une façon détournée de parler de la flamme qui avait dû ronger son cœur des années durant. C'était tragique pour quelqu'un qui avait déjà eu une enfance si douloureuse.

Elle passa la main sur le mur pour retrouver les signes qu'elle avait mis. 8 kilomètres vers le Sud-Est puis sortir du sub-métro et 2 kilomètres à l'Ouest. Elle espérait reconnaître la planque.

Elle se jura de les venger, son père et Ugo. La Couleuvre ne s'en sortirait pas vivante cette fois.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top