Chapitre 36 : Tracy
- Il avait quoi ? m'apostrophe curieusement Eclipse en me regardant fermer la porte.
Moi qui voulais rentrer sans faire de vagues, c'est peine perdue. Les filles sont toutes deux assises sur leurs lits, tournées vers moi, et déjà pendues à mes lèvres. Je soupire puis tire sur mes zygomatiques fatigués pour sourire, m'obligeant à faire bonne impression. Après tout, ce ne sera pas désagréable de parler avec les deux gentilles ténébreuses. Mais une grande partie de mon être reste attiré par l'agréable lit beige qui s'ouvre à moi et céder au sommeil qui m'allourdit.
- Je sais pas trop, un mauvais souvenir selon lui, j'élude en tournant la clé dans la serrure dorée.
- Quoi comme mauvais souvenir ? s'intéresse Ombre.
- Il ne me l'a pas dit.
- Ben alors vous vous êtes dit quoi ? demande encore Eclipse.
- On n'a pas beaucoup parlé, vous savez...
Je m'approche de mon lit et sors de la petite commode qui me sert de table de chevet une chemise de nuit puis me déshabille pour l'enfiler, savourant la caresse du doux coton sur ma peau. Les ténébreuses se regardent en silence, mais je sens bien que je ne les ai pas rassasiées.
- Vous vous connaissiez avant ? s'enquiert Ombre avec curiosité.
- Oui, nous vivions dans la même ville sur Antro, je réponds patiemment. Et nous allions à la même école.
- Et vous... commence Eclipse en plissant les yeux.
Mais je la coupe, sachant déjà ce qu'elle va demander.
- Non, je ne le connaissais pas plus que ça. Et je n'en ai eu que de mauvais échos.
Autant leur faire croire que ce sont de simples ragots. Ce n'est pas la peine de trop m'étendre sur mon expérience personnelle, les rumeurs qui circulaient à son sujet sont bien suffisantes pour pourrir son image.
- Il est le genre de mec qui pense que tous doivent lui obéir, je décris rapidement. Il ne respectait personne, pas même les profs, et finissait souvent ses journées en colle. Enfin, en retenue, une bonne punition chez nous. Et ça ne le touchait pas le moins du monde, il recommençait sans arrêt. Il est solitaire, et aime faire souffrir ceux qui osent l'approcher.
Ma voix a pris un ton acide que je n'ai pas calculé, mon ressentit s'exprime tout seul.
Ombre baisse la tête, cernant le personnage, et Eclipse demande encore, les sourcils froncés :
- Donc tu ne l'aime pas beaucoup ?
- On peut dire ça, fais-je en souriant face à son entêtement.
Elle fronce les sourcils.
- Et l'autre là, Poussière ? Il est mignon non ?
Je pars d'un petit rire, comprenant qu'elle cherche grossièrement à me caser.
- Oui, mais c'est un ami.
- Donc ça part bien, résume-t-elle d'un geste de la main.
Je ris franchement, accompagnée par Ombre, et bientôt rejointe par Eclipse.
Nous passons ensuite la soirée à parler d'Antro. Je leur apprends tout ce qu'il y a à savoir sur mon monde, résumant du mieux possible toutes les informations qu'elles attendent. Puis elles me parlent de Pano. Je découvre avec fascination le fonctionnement d'une autre culture, et retiens tout ce que je peux.
J'apprends que les jeunes Panos obtiennent leur pouvoir de leurs parents, mais ne peuvent pas l'utiliser avant sept ou huit ans, six pour les plus précoces. Plus l'on a d'aspects, plus ils se manifestent tôt. Ça ne m'étonne donc pas que le mien se soit manifesté à cinq ans. Après tout, si mes déductions sont bonnes, je devrais avoir les quatre aspects.
Encore quelques questions bien placées et j'arrive à savoir en quoi constitue le quatrième aspect des pyromanes, Cautériser.
En réalité c'est bête comme chou, mais tout de même impressionnant. En effet, les Ces pyromanes ont le pouvoir de soigner les gens en les brûlant. C'est d'ailleurs de la compétence de Nurse, l'infirmière du camps.
Je me promets de tester ce don la prochaine fois qu'un de mes alliés est blessé. Bon, pas un ami parce que je base ma théorie sur de simples impressions, et je n'ai pas forcément envie de cramer quelqu'un à qui je tiens. Mais tiens, à la réflexion, Driss ferait un parfait cobaye.
Panos accueille aussi de nombreuses écoles. Il y en a d'ailleurs une de fortune sur le camps. Les jeunes y exercent sensiblement les même matières que chez nous : histoire, sciences, mathématiques, sport et Panien, la langue officielle de leur monde. J'ai d'ailleurs la surprise d'apprendre que c'est dans cette langue que nous nous exprimons depuis mon arrivée au camps, et sans doute aussi depuis mon arrivée sur Pano.
Eclipse s'étonne elle aussi que je la connaisse si bien alors que j'ai été élevée sur Antro, dans une famille française. Mais Ombre, la Génésienne, nous explique que le Panien est instinctif pour tout Panos. Cette langue est si étroitement liée avec la nature des choses que tout être qui contrôle un élément est capable de la ressentir, et donc de la parler.
Les Panos apprennent encore un dialecte de plus que leur langue principale, dépendant du territoire qu'ils habitent. À l'époque, c'était un pouvoir par contrée, et donc par langue secondaire. Mais aujourd'hui, avec le mélange des habitants dû à la trêve, les dialectes se résument à de certaines zones géographiques. Certaines familles décident tout de même de concerver la tradition et apprennent à leurs enfants la langue de leur pouvoir. Ainsi, beaucoup de Panos arrivent à maîtriser le Panien plus deux dialectes, et donc à communiquer avec tout le monde. Impressionnant quand on vient d'un monde divisé en centaines de langues différentes, et quand on est incapables de parler correctement ne serait-ce que l'anglais.
Les étudiants apprennent encore à maîtriser leur pouvoir une fois qu'il apparaît. Et plus ils ont d'aspects, plus ils ont de cours différents. Il faut encore rajouter à ça une spécialité choisie par l'élève à ses quinze ans, visant à l'ouvrir un peu plus à la vie active. Il y en a des manuelles, si il se dirige vers un métier artisanal, et d'autre plus théoriques. Eclipse est par exemple spécialisée en diplomatie, et Ombre, en Genèse, une sorte d'histoire approfondie complétée d'une touche de sciences naturelles, parce que les Panos y sont extrêmement attachés en tout temps.
J'apprends avec émerveillement que sur Pano, ce sont les énergies renouvelables qui sont mises à l'honneur depuis toujours. En même temps, c'est plus simple de tirer ce dont on a besoin de la nature quand on peut la contrôler. Mais c'est grâce à ces ressources inépuisables que leur évolution est plus avancée que celle d'Antro, et qu'ils n'ont pas à s'inquiéter de manquer un jour de quelque chose. Quand je leur raconte comment nous, Hommes, vivons au XXIème siècle, elles frissonnent d'un même dégoût.
- C'est pour ça qu'il faut leur apporter notre aide ! affirme courageusement Eclipse. Si on sauve leur planète, peut-être seront-ils plus ouverts envers nous. Et puis il faut que ce soit nous qui nous bougeons pour sortir les Hommes de leur pétrin maintenant qu'il n'y a plus de Gardiens pour veiller sur eux.
J'acquiesce, mais sans vraiment être d'accord avec elle sur l'aspect sauver les Hommes, plutôt partisane du laisser les Hommes crever si ils ne sont pas capables de se débrouiller seuls. Et Ombre vient d'ailleurs la contredire :
- Les Gardiens n'ont jamais servit à sauver un quelconque peuple, argumente-t-elle. Que ce soit les Panos ou les Hommes, chacun doit assurer sa propre survie. Les Gardiens doivent protéger la paix entre les deux, c'est tout.
La conversation éveille aussitôt mon intérêt, c'est d'ailleurs souvent le cas quand on parle de Gardiens devant moi.
Mais son "c'est tout" me semble tout de même plutôt réducteur. D'après Sten, ça a l'air d'être du boulot.
- De toute façon ils ont disparu, regrette vivement Eclipse. Et je pense que la meilleur façon d'assurer la paix, c'est d'aider les Hommes à s'en sortir.
- Pour qu'ils deviennent forts et causent plus de mort quand une prochaine guerre sonnera ? je coupe froidement.
Ombre me dévisage un instant, surprise par ma brusque intervention.
- Mais pourquoi vous êtes si pessimistes ? se révolte la diplomate en levant les mains. Je vous rappelle que nous sommes chez les Antela, notre but est de protéger les Hommes.
- ... des Oplan, complète Ombre, mais pas d'eux-même. Nous devons nous arranger pour qu'il n'y ai pas de guerre entre eux et nous. Mais après ils doivent se débrouiller seuls, parce qu'eux aussi pourront très bien nous attaquer, comme dit Lueur.
Je hoche la tête avec importance.
- Donc vous remplissez le rôle des Gardiens ? constaté-je, cherchant qu'elles s'accordent au moins une réponse pour faire la paix entre elles.
Eclipse acquiesce en souriant, satisfaite.
- T'as compris l'idée, assure aussi Ombre en se dandinant sur ses genoux pour croiser mon regard. Et donc on n'est pas prêts de perdre notre job.
Une boule se forme lentement dans ma gorge, parce que je sais que derrière l'air malicieux qu'elle m'envoie, elle ne pense pas vraiment ce qu'elle vient de dire.
* * * *
- Vous avez quels aspects, vous ? je demande distraitement en m'asseillant sur une roche noircie de suie.
Décontractée, j'étends mes jambes et tourne curieusement la tête vers mon mentor.
Magma, qui vient de poser son sac au sol, me retourne un regard impénétrable avant de détourner les yeux, sans le moindre signe de surprise.
- Tu n'as pas à le savoir, répond-t-il simplement.
Mon sourire se crispe, déçue de ne pas obtenir plus de réaction. Pourtant, je m'applique à le provoquer. Ne devrait-il pas se demander comment je suis encore au courant de choses qu'il veille à me cacher ? Ou s'est-il tout simplement résigné ? Je me sens étrangement déprimée à cette simple idée. Non, je tiens encore à le surprendre !
- Mais vous ne devriez pas être en mesure de former tous mes aspects ? Ou ne devrais-je pas avoir plusieurs professeurs ?
- Ravi de voir que tu t'entends bien avec tes camarades de chambre, relève-t-il avec un sourire, coupant court à mon élan. Pensez tout de même à dormir, la nuit. Cela vous sera sans doute plus profitable.
- Je ne vois pas ce qui est plus utile que d'apprendre ce qu'on cherche à nous cacher, rétroqué-je fièrement, sans me préocuper de la question qu'il vient d'éviter.
- Parce que tu pense que la décomposition de nos pouvoirs ou de notre système scolaire est classée information confidentielle ?
Je reste muette.
- Au moins, c'est des choses en moins à t'apprendre, relativise-t-il avec un sourire satisfait.
- Nous avons parlé d'autre choses... laissé-je passer, vraiment décidée à piquer sa curiosité.
Une ombre de sourire passe sur mes lèvres, m'attendant à ce qu'il soit au moins intéressé par ma provocation. Habituellement, les gens sont frustrés quand on leur cache des informations, et ils commencent ainsi à dépendre de celui qui les tient en haleine. Cette situation profitable m'amuse, surtout que dans la majorité des cas, ils n'ont pas besoin de savoir ce que je leur cache.
Sauf que là, je me doute bien que ce que m'ont confié les filles à propos du portail et de la gemme de feu était censé rester secret, et qu'elles même n'ont pas tout compris. J'arrive à en savoir plus au bout d'un jour au camps qu'elles en sept et seize ans. On ne cache rien à la grande Tracy, même quand on l'appelle Lueur et qu'on la jette dans un autre monde dont elle ignore tout. Tant qu'il y a des gens à faire parler, je suis chez moi.
Mais Magma interrompt mes pensées avec un surprenant ricanement.
- Oh, je ne doute pas que trois adolescentes aient d'autre choses à faire que de parler de l'école, se moque-t-il sournoisement.
Je ravale une remarque amère qui brûle ma langue, préférant finalement ne pas perdre de temps à mettre le doute dans son esprit si prétentieux. Il ne veut pas rentrer dans mon jeu ? Eh bien je me contenterai de le surprendre. Et puis intelligent comme il est, il risque de comprendre trop de choses et de me mettre des bâtons dans les roues. Je réprime donc ma fougue et me contente de baisser les yeux pour lui faire croire m'avoir percée à jour.
- Tu es une vraie calamitée, Lueur, révèle-t-il alors, tout à fait sérieux, et s'attirant immédiatement mon regard foudroyant. En moins d'un jour, tu as réussi à intégré une réunion confidencielle, et appris des choses que nous devons même cacher à nombre de nos soldats expérimentés. Tu as fais trop d'étincelles pour que je refasse l'erreur de te sous-estimer. Je ne doute donc pas que tu en sais plus que tu ne veux bien le montrer, mais j'espère que cette perspicacité si développée te soufflera de faire plus attention à ce que tu ne peux pas contrôler.
Je ne le quitte plus des yeux, attendant qu'il ait l'audace d'affronter mon regard. Les joues rouges de colère, je sens mes paumes brûler, et je dois faire appelle à toute ma concentration pour les retenir de prendre feu, attendant qu'il finisse.
- Non pas que tu ne sois pas capable de contrôler beaucoup de choses, bien-sûr, reprend-t-il avec un regard amusé. Mais certaines peuvent tout de même dépasser les capacités d'une jeune adolescente.
Le regard flambant, je cherche encore à déterminer si sa dernière phrase relève de l'ironie ou d'une réelle mise en garde. Mais la boule de feu qu'il m'envoie soudainement dans le ventre interrompt sèchement ma réflexion. Mes réflexes s'animent, et mes mains écartent le projectile d'un geste vif, avant de se rassembler sur mon flanc droit pour lancer la contre attaque.
Quelque soit ce qu'il sous-entendait, ce ne pouvait être finalement que mauvais. J'envoie de la chaleur dans mes mains avec force, visualisant une gerbe de feu qui ne tarde pas d'apparaître devant moi.
Il se trompe grandement. Je ne suis pas qu'une simple adolescent, mais bien plus. Et il va bien voir quelles sont mes capacités de Gardienne.
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