5 : La première raclette de l'année chez Gabin.


Je n'aurais jamais pensé que le placard de ma mère n'était pas assez grand pour accueillir deux adolescents. Quand j'étais petit, je voyais cette partie de la chambre comme une sorte de grotte sans fin cachée derrière des panneaux coulissants. Maintenant que je me trouvais enfermé de l'autre côté, je comprenais pourquoi elle se plaignait qu'elle n'avait pas de place. Agathe a levé les yeux sur moi, les lèvres retroussées, aussi mal à l'aise que moi face à la distance inexistante entre nous deux.

─ Bon, a-t-elle chuchoté, du coup, on y va ?

J'ai acquiescé, le cœur battant et ai avancé mon visage vers le sien. L'instant d'après, on s'embrassait.

Je le conçois, dis comme ça, c'est extrêmement soudain et incompréhensible. Il y a en vérité une explication très simple qui inclut simplement une surdose de fromage et de pommes de terres et des enfants de trois à huit ans. Reprenons depuis le début.


Tout a commencé avec une catastrophe.

─ La famille Richard ne peut pas venir ce soir ! nous a informés ma mère à une heure du début de la raclette. Si les Richard ne viennent pas, on va avoir des restes pendant quatre semaines.

Ça, c'était typiquement le genre de catastrophe que connaissait ma famille. Mon père a tenté de trouver une solution car il ne voulait pas se taper de la raclette pendant quatre semaines – même s'il aimait beaucoup la raclette.

─ On peut peut-être inviter quelqu'un d'autre ? Appelle une de tes amies.

─ Michel, il est dix-huit heures et mes amies sont déjà invitées. Je n'ai pas autant d'amies que ça.

─ Alors invite Véronique et Jean-Paul, ça fait un moment qu'on les a pas vus.

Ça faisait deux semaines. Je le savais car c'était précisément la dernière fois que j'avais parlé à Agathe. Combien de fois, depuis, avais-je voulu lui envoyer un message ? Mais je ne cessais de me répéter que j'allais passer pour un gros lourd – sachant qu'elle me considérait déjà comme beauf. Elle n'était pas restée cette après-midi-là où j'étais malade, ça signifiait bien quelque chose, non ? Ça signifiait qu'elle avait réalisé qu'à part me voir aux fêtes de famille, nous n'étions pas destinés à nous croiser d'avantage.

Chacun de notre côté, on avait alors continué notre vie et parfois, je passais en boucle ses stories sur Snapchat pour savoir ce qu'elle faisait, les gens avec qui elle sortait, et les garçons qu'elle fréquentait potentiellement.

Ma mère a acquiescé à la proposition de mon père : elle aimait bien Véronique et Jean-Paul. Elle appréciait surtout Charlène qui, pour le moment, était sa seule chance de devenir grand-mère avant toutes ses copines et pouvoir se la péter en toute impunité. Elle les a appelés, ils ont dit oui. Voilà à peu près comment se présentait le truc.

J'ai longuement appréhendé le moment où Agathe allait me voir : la dernière fois, on s'était quitté étrangement, avec de lourds sous-entendus. J'avais appris, avec les occasions, qu'elle n'était pas du genre à faire semblant, et si quelque chose la dérangeait, elle y allait franchement. Je me demandais à quelle sauce j'allais être servi. Au début, lors de l'apéritif où on s'est assis sur des canapés différents, on ne s'est pas vraiment parlé. C'était de la sorte à chaque fois : on devait toujours réapprendre à se fréquenter, à cause des longues périodes de séparation.

La maison grouillait de mômes, au moins cinq. De ce fait, ma mère avait dressé une « table des enfants », comme pour les mariages et le repas de Noël. Bien entendu, j'y avais une place, Agathe aussi.

Lorsque l'on s'est installé, l'ambiance glaciale n'était toujours pas retombé. L'atmosphère me semblait être un véritable paradoxe : je transpirais à cause des trois appareils à raclette qui tournaient à plein régime, ma tête allait exploser à cause des hurlements aigus des mioches, pourtant, je ne ressentais en moi qu'un grand vide silencieux. J'avais envie de claquer des doigts juste sous son nez pour attirer son attention, de me mettre debout sur sa chaise, de lui demander pourquoi. Pourquoi elle rendait tout aussi compliqué ? Pourquoi elle m'obligeait à tout recommencer à chaque nouvelle rencontre ? Qu'est-ce qui n'allait pas chez moi ?

Pour me détendre un peu, j'ai attrapé un des Carambar que ma mère avait dispersé sur la table pour faire patienter les enfants avant le repas, Agathe m'a imité. Ce n'était jamais une bonne idée de mettre des bonbons sur la table, car les gosses mangeaient tout, n'avaient plus faim, et se faisaient réprimander par leurs mères. Après, bien souvent, c'était les adultes qui venaient mettre la main dessus à la fin, en radotant toujours la même formule « Bon, et puis lundi, c'est régime ! »

Je crois bien que je suis doué pour remarquer les schémas de comportement sociaux que l'on retrouve tout le temps, n'importe où dans le monde.

Pour en revenir aux bonbons, dans ce cas-là, leur présence avait été une bonne chose : ils ont brisé le blanc entre Agathe et moi.

─ Que dit un oignon quand il se cogne ? a-t-elle demandé, le bâton au caramel dans la bouche.

« Putain, sa mère ça fait mal ! », ai-je tenté, parce que ça me paraissait logique.

Elle m'a dévisagé en riant.

─ Aïe, m'a-t-elle dit.

─ Hein ?

─ L'oignon, a-t-elle expliqué, il dit « aïe ». Comme l'ail. Gabin, t'es sérieux, je suis vraiment en train de t'expliquer une blague Carambar ?

─ Ah ! ai-je réalisé. C'était nul.

Elle a levé les yeux au ciel et son geste a insufflé une sorte de vague de bonheur dans ma poitrine. Ça faisait une éternité que je ne l'avais pas vue lever les yeux au ciel à cause de moi, ça signifiait bien que les choses n'avaient pas trop changé.

─ Excuse-moi Monsieur « Je suis tellement drôle, les blagues Carambar ne m'atteignent pas ».

─ Mais les blagues Carambar n'atteignent personne ! ai-je tenté de me défendre.

─ Oui, mais en général, les gens font un petit sourire en coin, ou pouffent de rire avec condescendance. Vas-y, raconte moi une blague.

J'ai réfléchi et ai regardé autour de moi pour savoir dans quel registre je pouvais m'orienter. Il y avait des enfants, j'étais obligé de faire le deuil de la plupart de mes blagues impliquant une ou plusieurs paires de fesses. J'ai finalement opté pour quelque chose que les plus jeunes ne comprendraient pas :

─ Qu'est-ce qui est pire que de louper son réveil ? ai-je questionné.

Agathe a froncé les sourcils avant de hausser les épaules.

─ Un génocide.

─ Tu ne viens pas de faire cette blague ! s'est-elle indignée.

Elle est restée quelques secondes en suspens et je l'ai fixée, pour la déstabiliser encore plus. Agathe a explosé de rire avant de porter sa main à sa bouche.

─ C'est horrible, je dois pas rire à ça, je suis une horrible personne.

─ Après trois jours, on s'y habitue.

Elle a secoué la tête, désespérée et j'étais heureux, parce qu'on avait retrouvé le type de contact qu'on avait créé la première fois, au mariage. Pas ce genre de relation étrange où on s'engueulait souvent pour rien et où une ambiguïté étrange en résultait.

Les pommes de terre sont arrivées sur la table, le repas a officiellement commencé à coups de charcuterie, de fromage fondu et de tomates qui amenaient de la fraîcheur. Les petits autour de nous n'arrêtaient de se lever de leur chaise, ce qui leur valait de se faire rouspéter par tous les adultes de la pièce « Tiens toi en place, veux-tu ? », « Allez Timéo, mange une patate, tu vas pas te nourrir que de saucisson ! », « Tiens, Emma, si tu manges pas ton fromage, mets en à cuire pour moi. » et toutes les autres banalités qu'on entendait quand on mangeait une raclette. De notre côté, Agathe et moi avons continué à discuter et sans même s'en rendre compte, on a commencé à faire des trucs bizarres ; du genre, elle mettait mon fromage à chauffer et je m'occupais de faire griller son bacon comme elle l'aimait.

Ça aurait pu aisément passé inaperçu, parce que comme je l'ai déjà dit, même nous, on s'en était à peine rendus compte. Seulement, il ne fallait pas oublier un élément primordial : nous étions assis à la table des enfants. Les enfants sont fourbes, ils observent, cachés derrière leur assiette de raclette, ils font semblant de jouer sur le portable de leurs parents alors qu'en vérité, ils n'attendent qu'une chose : vous mettre mal à l'aise.

─ Je vous ai vus, a chantonné une petite fille, vous êtes amoureux !

On pouvait être le meilleur orateur du monde, on ne savait jamais quoi répondre à une enfant qui vous affirmait une telle chose sans cligner des yeux. Agathe a pris les choses en main.

─ Pas du tout, tu as vu sa tête ?

─ Eh, me suis-je offusqué, on peut lui expliquer sans dénigrer le magnifique visage de Gabin !

─ Ça sert à rien de mentir, je le sais. Je vous ai vus, tu lui prépares son fromage !

Agathe a voulu répliquer mais je lui ai fait signe de ne pas s'aventurer là-dedans. Elle s'est quand même aventuré là-dedans.

─ C'est parce que je lui prépare son fromage qu'on est ensemble, l'amour ça ne passe par la nourriture, Emma.

─ Ah, suis-je intervenu, tu sais, j'ai toujours entendu dire que le meilleur moyen de conquérir un homme c'est de passer par son estomac.

─ Gabin, tu m'aides pas là.

─ Oh, oui, pardon. Non, Emma on n'est pas ensemble. Tu sais pourquoi ? Parce qu'on est de la même famille.

Ce n'était pas à cent pour cents la vérité mais ça devait l'être assez pour fonctionner sur un enfant.

─ Et alors ? a-t-elle lancé.

─ OK, ai-je dit en riant. Tu te calmes, Œdipe.

Elle n'a pas compris la blague et s'est résolue à nous laisser tranquille... pendant cinq petites minutes. Les enfants, s'agitant de voir leurs parents toujours en train de s'empiffrer alors qu'ils attendaient le dessert avec impatience ont commencé à vouloir jouer. Rapidement, ils ont tiré nos manches, nos tee-shirts, et nous ont forcés à monter dans l'ancienne chambre de mon frère. Ils se sont assis en rond, de manière étonnamment organisée. À cet instant, Agathe et moi pensions vraiment qu'on allait se faire une petite partie d'un « éléphant qui se balançait » ou tout autre jeu très innocent. Sauf que lorsqu'elle a demandé à quoi on jouait, le petit démon qui possédait Emma a répondu :

─ Action, chiche ou vérité.

─ Quoi ? me suis-je exclamé. Mais c'est quoi cette génération ? De mon temps on passait nos soirées à geeker sur Zelda. Non, désolé, moi, je joue pas !

─ Si tu joues pas, je me mets à pleurer et je vais dire aux adultes que tu m'as frappée.

─ Très bien, ai-je déclaré, je joue.

Agathe m'a regardé avec un sourire en coin, et s'est installée entre les deux plus petits, en en prenant un sur ses genoux. Moi, j'ai dû m'asseoir à côté du Diable. Je me suis dit qu'ils n'étaient que des enfants et qu'en conséquence, même ce jeu pervers ne pouvait pas faire trop de mal. Ils ont commencé à poser les premiers dilemme et mes espoirs se sont confirmés : je n'avais aucune raison de raison de m'inquiéter. Timéo a dû dire s'il mangeait ses crottes de nez ou non – si, pour information –, et Clara a été obligée de sentir le dessous de bras de Charles.

A priori, il n'y avait donc pas trop de risques pour qu'un truc dangereux ne m'arrive. Lorsque mon tour est venu, le plus petit, celui sur les genoux d'Agathe, m'a interrogé. Il avait trois ans, à tout casser, j'étais en zone sûre.

─ Bon, eh bah, ai-je hésité, action.

Mes longues expériences dans le domaine m'avaient appris à toujours choisir l'action à la vérité. Il valait mieux courir nu dans la rue plutôt que d'avouer qu'on avait déjà goûté sa pisse – c'est l'exemple d'un ami !

Alors, une chose affreuse s'est produite. Emma la prêtresse rouge s'est faufilé jusqu'à l'oreille de l'enfant, et la seconde d'après il me regardait avec un visage malveillant : le Diable avait changé d'enveloppe corporelle. Avec cette élocution typique du petit garçon qui avait une tétine dans la bouche, il a formulé :

─ Tu fais un bigeou à Gathe.

J'ai répliqué le truc le plus stupide du monde :

─ Sur la joue ?

Ils ont explosé de rire.

Chur la gbouche.

─ Vous allez dans un placard et vous avez pas le droit de sortir tant que vous avez pas fait de bisou, a ajouté Emma.

─ Écoutez, vous pouvez pas forcer les gens à s'embrasser, a tenté Agathe.

Elle aura essayé, mais on ne pouvait pas faire comprendre à un groupe d'enfants le principe de liberté fondamentale. Ils ont commencé à se lever et en criant, de manière à bien nous casser la tête et nous forcer à les suivre, nous ont amenés jusqu'à la chambre de mes parents. Là-bas, il y avait un large dressing, et je commençais à croire qu'Emma préparait son plan depuis des semaines. Je pouvais bien pester contre elle autant que je le voulais, je me devais de l'avouer : cette petite ira loin dans la vie.

Voilà comment Agathe et moi nous étions retrouvés bloqués dans un placard, et si on avait le malheur de vouloir faire coulisser la porte, la horde de gosses nous criait dessus et nous frappait avec des chaussures trouvées dans la chambre.

J'ai soupiré et ai regardé Agathe. Levant le doigt, je lui ai fait signe de ne pas parler. J'ai patienté dix bonnes secondes, le temps de rendre le tout réaliste et j'ai déclaré :

─ C'est bon.

─ Tu mens, j'ai pas entendu le smack.

─ Alors depuis quand c'est Emma l'experte pour savoir si ça a fait smack ou pas ? lui ai-je répondu.

Agathe a explosé de rire, et s'est tordue dans tous les sens, si bien que rapidement, l'espace est devenu trop petit pour nous deux. J'ai tenté une autre solution et, une fois Agathe calmée, j'ai plaqué ma main contre sa bouche avant de l'embrasser. Le baiser a bien fait smack.

─ C'est bon, ai-je répété.

─ C'est pas vrai, il a trop fait smack, ça veut dire t'as pas mis la langue.

─ Parce qu'en plus il faut mettre la langue ? me suis-je insurgé. Emma, il va falloir arrêter de regarder les films pour les grands.

─ Allez, le bisou, le bisou !

Et bientôt, voilà que la totalité des enfants étaient derrière cette porte, en train de hurler « Un bisou ! Un bisou » en tambourinant. Je voyais à peine Agathe dans le noir, je distinguais juste les traits de son visage grâce à une feinte entre la structure et la porte. Elle a dit, sa voix couvrant à peine les braillements :

─ On n'est pas obligés, on peut sortir de ce placard en mode Godzilla et les dégager de notre chemin. Il faudra juste expliquer aux parents pourquoi ils ont des bosses.

J'ai ri.

─ Non, on n'est pas obligés, ai-je approuvé avant d'hésiter. Mais on pourrait le faire pour qu'ils nous laissent tranquille.

Je me suis dit que c'était trop gros, que ça n'allait jamais passer et qu'elle penserait que je plaisantais. Elle a répliqué :

─ Oui, on pourrait aussi, ils seraient contents pour la soirée.

─ Mais ça serait juste pour avoir la paix, hein ! ai-je dit.

─ Oui, oui, forcément, c'est pas comme si ça signifiait quelque chose.

─ Génial, ai-je conclu, embrassons-nous alors ! Pour notre tranquillité.

Il y a eu un silence où nous n'avons rien fait. Soudain, la situation changeait d'ambiance, je prenais conscience de la promiscuité de nos corps et de la chaleur de l'endroit. Nos voix se sont abaissées et les cris à l'extérieur avaient cessé, Agathe a déclaré :

─ Bon, du coup, on y va ?

Et j'ai rompu la distance. Comme tous les premiers baisers, il remuait l'estomac et flinguait le cerveau, il déchirait les tripes, libérait les hormones, les endorphines et la joie en moi. Il n'a pas duré longtemps, mais assez pour que mon corps comprenne qu'on était en train d'embrasser une fille. Les lèvres d'Agathe se sont détachées des miennes mais elle a gardé son visage et ses mains collées à moi.

─ Gabin, a-t-elle murmuré, est-ce que c'est ton portable que je sens contre ma cuisse ?

─ J'ai pas pris mon portable, ai-je avoué, gêné.

─ D'accord, donc je vais sortir de ce placard sans un mot et on ne reparlera plus jamais de ça, compris ?

─ Compris, et moi aussi je vais sortir, mais un peu après toi. Pour des raisons... évidentes.

Je l'ai sentie partir, se faufiler entre les vêtements qui pendaient aux cintres et la lumière m'a aveuglé. Les enfants ont poussé des cris de joie en la voyant. Ils sont sortis de la chambre avec elle, m'ayant carrément oublié. Je me suis extirpé de ma grotte deux bonnes minutes plus tard, lorsque plus aucune trace du baiser ne transparaissait sur moi. En me raclant la gorge, je suis rassis aux côtés d'Agathe pour le dessert, et comme si de rien n'était, on a repris notre discussion préalable.


J'ai eu beaucoup de mal à m'endormir ce soir-là, fixant le plafond dans l'obscurité et me posant mille et une questions sur cette soirée. Qu'allait-il se passer ensuite ? Est-ce que tout allait changer entre nous ? Est-ce qu'on allait faire semblant que rien n'avait eu lieu, et attendre la prochaine fête de famille pour voir où le destin nous menait ?

Je me prenais trop la tête. Ce n'était qu'un baiser. Et un baiser seul ne signifiait jamais rien. 

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