4 : L'anniversaire du père d'Agathe.
De mémoire d'homme, il avait toujours plu pour l'anniversaire de mon père. Peut-être que, comme on était le premier octobre, l'univers mettait une certaine détermination à rappeler à mon père qu'il n'était pas né en été, je ne savais pas trop.
─ Agathe, va t'habiller, m'a reproché ma mère en me voyant traîner en pyjama dans le canapé, sinon, tu ne seras jamais prête quand les invités arriveront.
J'ai posé ma tasse de thé, et me suis retournée, les sourcils froncés.
─ Il est dix heures du matin.
─ C'est bien ce que je dis ! Allez, allez, on a tellement de choses à faire. J'espère que Charlène et Olivier ne vont pas tarder, ça fait combien de temps qu'ils sont partis chercher le gâteau ? Au moins une heure !
Ça faisait moins d'un quart d'heure, mais je n'ai pas préféré le préciser. Depuis le mariage et la fois où sa maison s'était retrouvé recouverte d'une jolie et fine couche de farine, ma mère n'aimait plus trop recevoir. Cela faisait deux jours qu'elle criait sur mon père et moi à la moindre goutte d'eau renversée, et elle avait caché tous les aliments « dangereux » dans la cave. J'ai eu le malheur de faire tomber un pétale de céréales sur la table, elle est arrivée en furie, l'éponge à la main.
─ Monte t'habiller ! Tu fais que des bêtises !
Vexée d'être prise pour une enfant, je me suis levée. Au même instant, le téléphone de ma mère a sonné, et elle s'est ruée dessus, pensant sûrement qu'il était arrivé quelque chose de terrible au gâteau.
─ Allô ? Alexandra ? Oui, c'est toi. Il y a un problème ? Mmh. Oh ! C'est dommage, j'espère qu'il s'en remettra. D'accord, à tout à l'heure.
Elle a raccroché et m'a regardée, un mélange de surprise et de joie dans les yeux. Je l'ai incitée à me dire ce qu'on venait de lui annoncer.
─ Gabin ne vient pas, il est tombé malade dans la nuit. Je suis soulagée, avoir ce garçon à la maison, ça me faisait vraiment peur.
Sans prendre le temps de lui répondre, je suis montée dans ma chambre et ai pris mon ordinateur portable. Le temps qu'il s'allume, j'ai fixé mon plafond, les pensées ailleurs. Rapidement, je suis allée sur Facebook, sur le profil de Gabin. On avait mis longtemps à s'envoyer une demande d'amis ; je pense que tous les deux, on testait la limite de la fierté de l'autre. À ma plus grande surprise, c'est moi qui avait craqué, quelques jours après le barbecue chez lui. Aussitôt acceptée, il m'avait envoyé un message « Je savais que je te manquais trop.», je lui avais répondu « Non.» et il n'avait jamais relancé. Triste.
Le profil en lui-même n'était pas incroyable : il était un peu le cliché du garçon qui délirait avec ses amis par photos interposées. Si on faisait défiler les images, il y avait dans l'ordre : un selfie de lui avec un bob de pêcheur et des lunettes de soleil, un portrait ridicule d'un de ses potes et une photo de lui qui posait accroupi devant une Fiat Panda avec comme légende « tuning. ». Vous voyez le genre.
Malgré la petite appréhension étrange qui m'envahissait, je lui ai envoyé un message.
« Espèce de gros loser, pourquoi tu viens pas ? »
J'ai attendu, et ai hésité à aller faire autre chose, me disant qu'il ne verrait ce message que dans plusieurs minutes. Les trois petits points sont apparus à l'écran, je suis restée sur mon lit. Mon cœur battait. En même temps, je mourrais d'envie d'avoir sa réponse, mais j'avais peur de ce qu'il pouvait dire.
« Bonjour, Agathe. Flatté de votre considération, je m'engage à traiter votre question dans les plus brefs délais. Cordialement. »
J'ai levé les yeux au ciel. Je n'avais même pas pensé à ma réponse qu'il a envoyé à nouveau, comme ayant peur que son message soit trop pompeux :
« Je suis malade. »
« OK, mais je m'en fous. On est pote de fêtes de famille, et aujourd'hui, c'est une fête de famille ! ».
« C'est une bien belle façon de dire que tu es déçue de ne pas me voir. »
Mes doigts sont restés en suspens au-dessus de mon clavier, il n'y avait pas de phrase correcte pour rétorquer à ça. Dans tous les cas, j'aurais le droit à une moquerie ou un commentaire déplacé. Je commençais à le connaître. Mais en même temps, il avait raison : ça m'attristait un peu de savoir qu'il ne viendrait pas. Les grands repas de famille m'agaçaient depuis ma naissance, et Gabin avait le pouvoir de les rendre un peu moins ennuyants.
J'ai réfléchi à une alternative, et cette dernière s'est présentée à moi d'elle-même. Une lamentation de baleine s'est élevée du rez-de-chaussée, je suis redescendue en catastrophe pour vérifier si personne n'était mort.
─ C'est fini, j'abandonne, ce ne sera jamais prêt. Annulez tout, rentrez chez vous, a dramatisé ma mère.
Charlène et Olivier étaient de retour, plantés dans l'entrée, leurs manteaux dégoulinants et sur la table à manger, le paquet du gâteau trônait, fier d'avoir résisté à la pluie et d'être le roi de la journée. J'ai interrogé ma sœur du regard pour comprendre pourquoi Maman sombrait à nouveau dans la panique.
─ Le caviste vient d'appeler pour dire que son magasin avait inondé et qu'il ne pouvait pas venir livrer, m'a-t-elle informé.
─ Et en plus on est dimanche et aucun autre caviste ne fait des livraisons le dimanche. C'est une catastrophe, en trente ans de vie commune, je n'ai jamais raté l'anniversaire de votre père ! Toujours un succès ! Vous m'entendez les filles ! En trente ans !
Charlène et moi nous sommes dévisagées et avons toutes les deux pensé à cette fois où un couple d'amis s'était disputé à table, et avait décidé de divorcer quelques jours plus tard. Je ne sais pas si on pouvait aussi la considérer comme un succès. Olivier, qui voulait se faire bien voir de sa belle-famille – alors qu'on le connaissait depuis cinq ans, ce n'était pas la peine – a proposé :
─ Mon père a toujours des bonnes bouteilles dans sa cave, je peux y aller rapidement. Si je promets de les remplacer, ça ne le dérangera pas.
─ Tu pourrais faire ça ? s'est émerveillée ma mère. Ce serait incroyable !
Et voilà, l'occasion. Olivier a acquiescé, et alors que ma sœur enlevait son manteau pour aller aider ma mère, j'ai demandé :
─ Ça te dérange si je viens avec toi ? Gabin m'a demandé de lui rendre un jeu.
─ Euh, a-t-il hésité, si tu veux, mais tu es encore en pyjama. Tu peux juste me donner le jeu et je lui donnerai.
─ Non, non, je monte m'habiller, t'en fais pas, je suis de retour dans deux minutes.
Deux minutes après, j'étais effectivement sur le pas de la porte, emmitouflée dans des tonnes de vêtements et une boîte de DVD dans la main, bien cachée pour que personne ne comprenne la supercherie. Ce n'est qu'une fois dans la voiture, sur le siège passager que je me suis demandé ce qui m'était passé par la tête. Je venais de monter un plan. Pourquoi ? Pour voir Gabin.
Je ne pouvais pas me voiler la face, je ne voulais pas être comme ces héroïnes de roman qui restaient dans le déni pendant des mois pour avoir l'air profonde, avant de réaliser au moment où le garçon allait se marier qu'il leur plaisait. Alors il fallait que je me l'avoue pour de bon : j'avais un coup de cœur pour Gabin, et c'était pour cela que j'allais le voir sans le prévenir.
J'ai soupiré, je me sentais mieux.
─ Alors, a demandé Olivier, Gabin et toi, hein ?
─ Gabin et moi ? ai-je répété.
─ Il y a un truc, non ? Mon frère est très extraverti mais en vérité, il est souvent mal à l'aise avec les filles.
─ Ah, ai-je lâché, je pense que c'est parce qu'il me voit pas comme une fille, mais... comme une cousine.
─ Mmh, a-t-il conclu peu convaincu.
C'était une chose de s'avouer des sentiments à soi-même, c'en était une autre de les crier sur les toits. Pour l'instant, je comptais bien à ce que personne ne s'imagine quoi que ce soit : ni ma sœur, ni Olivier et surtout pas Gabin.
La maison a fini par se dessiner après un petit quart d'heure de route, il pleuvait toujours autant et, étant accompagnée d'Olivier, j'ai eu l'honneur d'entrer sans frapper. Mon beau-frère s'est annoncé et aussitôt, ses deux parents ont débarqué, surpris de voir leur fils aîné chez eux. Alexandra m'a dévisagée avant de me demander ce que je faisais là. J'ai montré la boîte du mauvais côté pour ne pas cramer ma couverture.
─ Gabin m'avait prêté ça. Il m'a dit qu'il voulait absolument y jouer aujourd'hui.
Le mensonge est passé comme une lettre à la poste. La mère de Gabin m'a proposé de monter le voir, m'assurant qu'il n'était pas contagieux. Elle a frappé à la porte de sa chambre sans obtenir de réponse.
─ Il dort peut-être, m'a-t-elle chuchoté.
Elle a ouvert la porte et a levé le voile sur le mystère. Gabin ne dormait pas, il était assis sur son lit en caleçon, une montagne de mouchoirs autour de lui, son ordinateur sur les genoux. S'il n'était pas malade, la scène aurait été beaucoup plus gênante. Il a levé les yeux, m'a aperçu sans prononcé un mot ou montrer une quelconque surprise, et c'est à cet instant que j'ai regretté mon acte. C'était facile de mentir et trouver des excuses pour berner les personnes extérieures. Qu'est-ce que j'allais bien pouvoir dire à Gabin ? Désolée, j'avais très envie de te voir. C'était complètement stupide, il allait se moquer de moi, avant d'avoir peur et ne plus jamais me parler.
Alexandra a rompu ce moment de silence.
─ Eh, pourquoi tu n'es pas habillé ?
─ J'ai quarante de fièvre, a-t-il expliqué, mon corps est beaucoup trop chaud, il faut le refroidir.
─ Seigneur, donnez-moi la force de survivre jusqu'à ce qu'il en aille. Allez, dans les draps.
Elle a pris son fils en main, a tiré la couette et l'a forcé à s'installer dans son lit. J'ai observé la scène, amusée. En deux temps, trois mouvements, il était enroulé dans plusieurs pliages de couvertures et seul son visage dépassait. Elle a retiré tous les mouchoirs du lit et s'est éclipsée en m'adressant un sourire que j'aurais préféré ne pas remarquer.
Gabin et moi sommes donc restés seuls et j'ai commencé à me dire que j'aurais dû rester chez moi en pyjama.
─ Tu me croyais pas, a-t-il fini par dire dans son burrito de couvertures, tu pensais que je mentais.
Il n'était pas aussi joyeux que d'habitude, je ne sais pas si c'était qu'il ne voulait pas me voir ou s'il était trop malade pour faire des blagues. J'ai hésité entre approuver sa réplique ou lui dire la vérité : j'ai décidé de pencher pour la réponse D.
─ Non, je savais que tu étais malade. Tu n'aurais pas loupé volontairement une occasion de passer une après-midi extraordinaire avec moi.
─ C'est ma technique de séduction le narcissisme exacerbé, toi, c'est repousser les gens pour leur donner encore plus envie d'aller vers toi.
J'ai souri et me suis avancée pour m'asseoir à côté de lui. Il ne pouvait pas bouger et s'est contenter de sautiller sur la gauche pour me faire de la place.
─ Comment tu es venue ? m'a-t-il questionné.
─ Ton frère est là pour prendre du vin pour le repas de ce midi.
Il a froncé les sourcils.
─ Pourquoi tu es là ?
Je n'ai pas répondu pour des raisons évidentes. Gabin n'a pas dit un mot pendant un temps assez long pour m'angoisser. Il me détestait, c'est ça ? Il me trouvait complètement folle et il n'avait pas tort : je venais de monter une opération commando en cachette rien que pour voir un garçon malade, en caleçon dans sa couette.
Gabin a explosé de rire.
─ Tu vois, je ne mens pas quand je te dis que je te manque. Tu es venue me voir rien que pour avoir ta dose de Gabin dans la journée. Tu as été Gabinisé. En trois fois, c'est mon record.
Sur ces mots, il a éternué et puisque qu'il ne pouvait pas bouger, j'ai été obligée d'essuyer la morve qui coulait de son nez. Je ne veux pas m'exprimer sur cette expérience.
─ Et maintenant ? m'a-t-il interrogée. Tu vas faire quoi ? Tu vas rester avec moi toute la journée ?
Je n'en savais rien. J'étais venue sur un coup de tête sans penser au retour : mon père fêtait son anniversaire, je n'allais pas l'abandonner. Mais Gabin était dans son wrap de couvertures et il ne pouvait plus se moucher tout seul, je n'allais pas le laisser. D'accord, cette dernière réflexion était une excuse assez minable pour justifier mon envie de rester.
J'ai secoué la tête.
─ Non, je pense que je vais rentrer, sinon ma mère va vraiment faire une attaque.
─ Ah oui, tu es vraiment venue juste pour avoir ta dose de Gabin.
─ C'est simplement qu'on ne peut pas faire une fête de famille si le pote de fêtes de famille n'est pas présent. Je suis venue chercher un peu d'essence de pote de fêtes de famille pour conjurer la malédiction qui allait s'abattre sur l'anniversaire de mon père.
─ Tout est plus clair, a-t-il affirmé en acquiesçant. Tu veux que j'éternue encore pour avoir un peu plus d'essence ?
J'ai fait la grimace, et peu après, le frère de Gabin a frappé à la porte pour me prévenir qu'il retournait chez moi. Il n'a rien dit en voyant son frère dans une telle posture mais a rigolé en silence en faisant demi-tour. Je me suis levée et avant de le quitter, j'ai glissé un mouchoir entre son crâne et la couverture, de manière à lui couvrir le visage sans qu'il ne puisse l'enlever.
─ Ça c'est très mature, Agathe, a-t-il ronchonné.
Il a soufflé pour faire voler le mouchoir. J'ai ri avant de tourner les talons.
─ Agathe, m'a-t-il appelée. Merci d'être venue.
─ Tu vois, toi aussi tu avais besoin de ta dose d'Agathe.
─ Ah ! a-t-il rétorqué. Il y a trop de tension sexuelle dans cette pièce, j'étouffe !
Je l'ai quitté sur ces derniers mots. Dans la voiture, j'ai fait de mon mieux pour cacher un sourire stupide qui revenait toujours à l'attaque. Dans un sens, je pense que je me faisais des films : je craquais sur un garçon que j'avais rencontré quatre fois. Est-ce que c'était fantaisiste ? Au moins, je lui avais parlé, c'était toujours mieux que de fantasmer sur quelqu'un qu'on voyait tous les jours au lycée mais à qui on n'avait jamais rien dit d'autre que « T'aurais pas un stylo ? ».
L'anniversaire de mon père s'est bien passé, personne n'a divorcé, le gâteau était bon, le vin aussi. Ça manquait un peu de Gabin, tout de même. Lorsque ses parents sont arrivés, une partie de moi avait l'espoir qu'il soit présent. Seulement, il était bel et bien malade, et j'avais encore le souvenir de ce mouchoir plein de morve pour me le rappeler. Toute la journée, j'ai hésité à lui envoyer un message, mais je n'ai jamais eu le courage : j'allais avoir l'air d'une sangsue, je ne l'avais pas calculé pendant un mois et demi et d'un coup, je le harcelais. J'ai préféré attendre qu'il m'envoie un message en premier, pour être fixée.
Les invités sont repartis, mes parents ont mangé une soupe pour compenser les excès du midi et après le film du dimanche soir, je suis allée me coucher. Gabin n'avait pas envoyé de message.
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