3 : Le barbecue dans le jardin de Gabin.


─ Je comprends pas, ai-je déclaré, Olivier vient ?

─ Non, m'a affirmé ma mère. Juste les parents de Charlène.

J'ai froncé les sourcils, c'était trop compliqué pour moi. J'ai reposé ma question :

─ Mais, pourquoi les parents de Charlène viendraient si Charlène et Olivier ne sont pas là ?

─ Mais parce qu'on les a invités !

Je ne comprenais toujours pas.

─ Pourquoi inviter les beaux-parents d'Olivier, mais pas Olivier ?

─ Bon, Gabin ! Ces gens ne sont pas que les beaux-parents d'Olivier, ce sont des amis aussi ! Maintenant tu te tais et tu continues à tremper les brochettes dans la marinade.

Du coup, j'ai continué à tremper les brochettes dans la marinade. J'en ai passé dix et après un rapide calcul, j'en ai déduit qu'on en avait deux chacun, puis, par le miracle d'une seconde opération que mon cerveau est parvenu à supporter, j'en ai compris qu'on serait cinq à table ce soir. Mes parents, les beaux-parents de mon frère et moi.

─ Agathe ne vient pas ?

Non pas que j'étais déçu, je ne l'avais pas revue depuis le mariage. Ma rentrée en terminale avait eu lieu, deux semaines au lycée étaient passées, et j'en avais presque oublié l'existence de ma belle-sœur-pas-tellement-belle-soeur. Tout de même, ça m'étonnait qu'elle ne vienne pas déjeuner avec ses parents ici. Pourquoi raterait-elle une occasion de revoir mon magnifique visage ?

Ma mère a secoué la tête.

─ Non, Véronique m'a dit qu'elle allait à une fête avec ses copines.

─ Ah, sacrée Véro, ai-je répliqué sans vraiment m'en rendre compte, habitué à ce genre de phrasés étranges.

─ Gabin ! m'a repris ma mère.

Je me suis tu, car c'est ce qu'il fallait faire dans ce cas avec elle. J'ai continué à mariner les brochettes, et me suis demandé quelle excuse j'allais pouvoir trouver ce soir, pour sortir de table et jouer à la console sans paraître trop impoli. J'avais pensé que cette discussion était close et que ma mère voulait éviter un nouveau commentaire déplacé de ma part, mais elle a relancé le sujet :

─ Et puis, c'est peut-être tant mieux. La dernière fois que vous avez été tous les deux, ton père est rentré ici couvert de sauce tomate.

J'ai ri en repensant à ce soir-là, où la douche avait fini par être bouchée à cause des grumeaux de farine et morceaux de fromage râpé. Mes parents m'avaient largement réprimandé avant d'avouer, une fois lavés et devant la télé, qu'ils s'étaient bien amusés. Après m'être calmé, j'ai fixé mes brochettes, et ai réfléchi à quelque chose qui me dérangeait. On était dimanche midi, et ma mère, à la fois nulle en mensonge et abusant de ma naïveté qui servait d'excuse à une certaine stupidité, venait d'essayer de me faire croire qu'Agathe allait à une fête. Un dimanche midi.

─ Maman, ai-je commencé, où sont les deux autres brochettes ?

─ Quoi ?

─ Je sais qu'Agathe vient, les adolescents ne « vont pas à des fêtes » le dimanche midi. Sauf si ce sont des crackhead.

Elle a soupiré et s'est dirigée vers le réfrigérateur pour sortir deux pièces de viande supplémentaires.

─ Tu cherchais à faire quoi au juste ? ai-je demandé, ne comprenant pas sa démarche.

─ Gabin, les repas du dimanche te soûlent, je le sais, je suis ta mère. Généralement, tu manges avant même que les invités arrivent et tu ne sors de ta chambre qu'à 19 heures, en t'étonnant qu'ils soient déjà partis. Je m'étais dit que si tu pensais qu'Agathe ne viendrait pas, tu ferais la même chose et vous ne vous verriez pas.

J'ai froncé les sourcils et soudain, j'ai réalisé d'où venait mon génie maléfique. Moi qui avais pensé pendant toutes ses années que ma mère était la femme la plus douce au monde, tous mes repères s'effondraient. J'étais manipulé depuis le début.

─ Tu voulais me punir d'Agathe.

C'était très stupide, ça aurait signifié que je tenais à Agathe et que ne pas l'avoir vue m'aurait fait souffrir. Or, ce n'était pas le cas. Agathe était simplement la fille qui allait éperdument tomber amoureuse de moi à force de devoir affronter mon charme ravageur et mon physique de dieu grec, rien de plus.

─ Chéri, je voulais protéger Agathe de toi.

Quoi ? me suis-je insurgé. Je suis pas une mauvaise influence. Je suis un assez bon élève, je ne fume pas, et je ne suis jamais allé en garde à vue. Bon, mis à part cette fois-là, mais si le cochon ne s'était pas échappé et n'était pas rentré dans la maison de cette famille par la chatière, tout se serait bien passé.

Ma mère m'a regardé et m'a laissé prendre conscience de ce que je venais de dire. J'ai fini par soupirer, reportant mon attention sur la marinade des brochettes.

─ D'accord, ai-je avoué, je suis peut-être une mauvaise fréquentation.

─ Merci de le reconnaître. Maintenant, est-ce que tu peux remplir les pommes de terres avec la sauce dans le bol.

─ Et c'est parti pour fourrer les patates.


Je suis remonté dans ma chambre pour m'occuper jusqu'à l'heure du repas. C'était un sentiment étrange que celui d'être impatient : en général, les fois où j'attendais avec hâte que les invités arrivent, c'était quand mon seul cousin cool venait nous rendre visite, une fois par an, moins maintenant qu'il avait quitté le domicile familial et que les parents se présentaient seuls. Il avait toujours été meilleur que moi en maths et de ce fait, réalisait des avions en papier beaucoup plus aérodynamiques. Je crois d'ailleurs qu'il faisait médecine désormais. Ce n'était pas important.

Quand la porte d'entrée a sonné, je suis descendu au moment où ma mère ouvrait. Les parents d'Agathe m'ont souri, fait la bise, serré la main et elle, Agathe, est restée tout aussi formelle. Pas de frappe de brute dans le dos, pas de piques fines et intelligentes, rien qui ne laissait penser qu'on avait dansé sur du Franky Vincent ensemble. Elle a suivi ses parents qui partaient s'installer sur la terrasse. Chez moi, le délai entre l'arrivée et l'apéritif était toujours court.

─ Gabin, va prendre les tomates cerises.

J'ai été prendre les tomates cerises, et à mon retour auprès de la table, Agathe était entourée d'adultes, sur son portable, ce qui la rendait totalement inaccessible. Je n'ai pas compris son comportement : comment pouvait-on passer de potes de mariage à parfaits inconnus ? Certes, nous n'étions pas censés nous revoir, mais tout de même, ce n'était pas une raison.

Je me suis assis pour prendre part à la conversation et ma mère m'a dévisagé, comme si je venais de manifester la pire des impolitesses. Je ne m'étais jamais installé avec les invités. En silence et avec discrétion, elle a touché mon front pour savoir si j'étais fiévreux, et a ri dans son coin de sa blague. Mon père, expert en petites discussions intéressantes a lancé son sujet fétiche lorsqu'il se trouvait en présence d'adolescents :

─ Alors, Agathe, toi aussi, c'est l'année du bac ? Pas trop stressée ? T'es dans quel lycée ?

C'était son truc, de poser mille questions pour finalement ne vouloir de réponse qu'à la dernière. Agathe n'a pas répondu directement, sa mère, Véronique l'a fait pour elle. J'ai commencé à me dire qu'elle avait peut-être une extinction de voix qui expliquait son silence, voire son indifférence.

─ Elle est dans le lycée privé, tu sais celui en face de l'hôpital.

─ Oh ! s'est exclamée ma mère. Gabin y était aussi en seconde.

C'était typiquement le genre de conversation qui ne passionnait que les parents. J'ai soupiré en sentant que j'allais devoir raconter l'histoire de pourquoi je ne suis plus dans le lycée privé en face de l'hôpital. Je n'en avais pas envie, j'allais encore passer pour « une mauvaise influence ».

─ Ah bon ? s'est étonnée Véronique. Pourquoi tu n'y es plus ? C'est un bon lycée.

Bingo. Ma mère m'a regardé dans un sourire, celui qui signifiait « Oui, Gabin, explique-leur ». En général, j'étais plutôt fier de mes conneries, mais sans que je comprenne trop pourquoi, cette fois-ci, je n'avais pas envie de passer encore pour l'abruti de service.

─ J'ai été exclu pour avoir organisé des combats de coqs dans le gymnase.

Le silence s'est fait maître des lieux, les adultes se sont tous regardés, pour savoir s'il fallait lourdement me condamner ou exploser de rire. La phrase a eu au moins le mérite de faire lever les yeux d'Agathe de son téléphone portable.

─ C'était toi ? a-t-elle répliqué.

─ Comment tu as fait pour organiser ça ? a dit presque en même temps sa mère.

J'ai ignoré la question de Véronique, trop content qu'Agathe me prouve enfin que je n'étais pas qu'une plante verte à ses yeux. Gonflé d'orgueil, je me suis redressé et lui ai lancé, la regardant dans les yeux.

─ Tu t'en souviens ?

─ Bien sûr que je m'en souviens, on a été obligés d'aller à la piscine parce que le gymnase était hors service, toutes les filles de ma classe t'en voulaient à mort.

─ J'arrive pas à croire que tu savais pas que c'était moi, je suis rentré dans la légende ! me suis-je vanté.

─ Pas du tout, m'a-t-elle contredite. Des fois, quelqu'un dit « Tu te souviens du mec qui avait fait rentrer des poules dans le gymnase il y a deux ans ? » et les gens répondent « Ah bon ? Quelqu'un a fait ça ? Je savais pas, j'étais là pourtant ». Désolée, Gabin, mais seules les personnes qui ont été traumatisées par la piscine se souviennent de toi.

─ Attends, tu mens là, t'es en train de me dire que j'ai fait tout ça pour rien ?

─ Gabin, a essayé d'intervenir la mère d'Agathe, comment tu...

─ Laisse tomber, Véronique, l'a arrêtée ma mère, là, tu les as perdus pour toute la journée.

Elle avait peut-être raison, car comme si mon combat de coq avait été le mot magique pour activer le golem qu'était Agathe, elle a soudain complètement laissé son téléphone de côté. Au bout de quelques minutes, notre conversation à distance a agacé nos parents et ils nous ont intimé de nous asseoir à côté.

Une fois qu'elle m'a rejoint, j'ai pu lui parler sans faire un scandale public.

─ Tu m'ignorais, lui ai-je reproché.

─ Mais non, a-t-elle tenté de nier. Je t'ignorais pas, mais c'est simplement... enfin tu sais, c'est gênant.

─ De quoi, de me voir ?

Je ne comprenais pas : elle n'avait pas envie qu'on se revoit ? On s'était éclaté ensemble au mariage – pas dans un sens graveleux, je vous vois venir – alors pourquoi n'aurait-elle pas eu envie de remettre ça ?

─ Oui, enfin, tu sais. On s'est quitté en se disant qu'on se reverrait plus jamais, et là, bam, on se revoit. C'est comme si tu giflais quelqu'un parce que tu pars à l'autre bout du monde et finalement, ton avion est annulé et tu le croises au supermarché le lundi suivant. Tu comprends ?

─ Non, ai-je répondu, honnête. En fait, tu voulais pas me revoir, c'est ça ?

─ Mais non, Gabin, c'est pas que je voulais pas te revoir. C'est simplement... on n'est pas même pas ami, on est à peine de la même famille. Maintenant, t'es un peu comme un cousin lourd et beauf avec qui on rit de temps en temps mais qu'on n'a pas envie de voir tous les jours.

Je suis resté muet et dans mon esprit, des rouages ont essayé de tourner sans jamais réussir à s'harmoniser. J'ai froncé les sourcils.

─ J'y crois pas, tu viens dans me mettre dans la friendzone de la friendzone. Je suis dans la file d'attente pour devenir ton pote ! Je suis dans la cousin-lourd-et-beauf-zone.

─ Eh, tu peux te vanter d'être un novateur.

─ Ouais... ai-je soufflé.

Je me suis levé, me souvenant soudain pourquoi je ne restais jamais à table pendant les repas du dimanche : les gens parlaient politique ou se foutaient de la gueule de Gabin, et je n'appréciais aucun des deux. J'ai pris mon assiette, ai été me servir les premières saucisses grillées par mon père avant de monter dans ma chambre. Ma mère, dans la cuisine, était en train de sortir les brochettes que j'avais marinées avant tant de soin pour rien et m'a interrogé du regard. Je l'ai ignorée – moi aussi j'étais doué pour ça – pour mieux me réfugier dans mon antre.

Il a fallu précisément une heure et trente-quatre minutes pour que quelqu'un considère enfin que mon absence était étrange. Ce qui était largement en-dessous de la moyenne, qui tournait autour de six heures. On a frappé à ma porte.

─ N'entrez pas, je suis en train de me masturber ! ai-je crié.

Cette phrase était magique car elle faisait toute seule le tri : ma mère ne me croyait pas et entrait, mon père, gêné par la phrase partait sans un bruit et mon frère attendait plus tard dans la journée pour me parler avec un sourire amusé. La poignée s'est abaissée et je me suis attendu à voir ma mère qui me demandait de venir dire au revoir.

Étonnamment, mais finalement pas tant que ça, Agathe a passé la porte de ma chambre, une assiette à la main.

─ Je t'ai apporté du dessert, c'était une vraie bataille pour empêcher ton père de tout manger et t'en garder une part.

J'ai fixé le gâteau.

─ J'aime pas le chocolat, c'est pour ça que mon père sait qu'il peut tout manger.

Avec ces mots, j'ai détourné le regard et ai relancé ma partie : j'allais bientôt valider la mission qui me donnait du fil à retordre depuis des semaines, celle où les zombies étaient armés et où je devais me défendre avec une prise électrique. Agathe a haussé les épaules, et s'est assise avec moi sur mon lit, mangeant la part de gâteau. Pendant un temps, elle a regardé l'écran avec moi, et puis, après une dizaine de minutes, la culpabilité devait la ronger puisqu'elle m'a demandé :

─ T'es vraiment fâché contre moi ?

─ Mais non, ai-je répliqué sans quitter mon jeu des yeux, c'est juste que... enfin tu comprends Agathe, on n'est pas vraiment amis, alors j'ai pas à passer mon après-midi avec toi. T'es un peu comme une petite cousine qui veut tout le temps jouer à cache-cache et qu'on envoie compter jusqu'à dix mille pour avoir la paix.

─ OK, t'es vraiment fâché, a-t-elle conclu.

Cette fois-ci, j'ai mis en pause ma partie et ai débité les mots que je préparais dans mon esprit depuis une heure trente-quatre.

─ Agathe, tu crois réellement que j'ai réfléchi à tes histoires de définitions de relations, de se revoir, pas se revoir, que faire si on se revoit ? Tout ce que je sais, c'est qu'on s'est bien amusé au mariage, et que je pensais qu'on allait faire un autre truc marrant aujourd'hui. Je veux pas être ton ami, je m'en fous d'être ton ami.

Elle a soupiré.

─ D'accord, désolée d'avoir été condescendante. Ne soyons pas amis, soyons potes de fête de famille.

J'ai souri. Agathe a pris un morceau de gâteau avec la cuillère – qu'elle avait déjà léchée, quel culot ! – et me l'a tendue pour me faire goûter. J'ai secoué la tête.

─ Non, je déconne pas, j'aime pas le chocolat.

─ Alors tu vois, je suis contente qu'on soit pas ami, parce que les gens comme toi sont de la pire espèce.

J'ai ri et ai relancé ma partie. Après cela, on n'a pas fait grand-chose à part tuer des zombies et débattre sur le chocolat. Agathe est repartie deux heures plus tard et nos parents se sont dits «À dans deux semaines » pour fêter l'anniversaire de Jean-Paul, le père d'Agathe. En bref, ce barbecue, c'était un peu l'histoire de la première dispute de couple d'Agathe et moi, alors qu'on n'était même pas un couple. 

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