20 : Les résultats des épreuves pour Agathe.
─ Qu'est-ce que ce sera pour vous, ma petite dame ?
J'ai souri. Gabin était extraordinaire. Il était le seul garçon sur cette planète qui pouvait porter des grosses bottes en caoutchouc, un parka de poissonnier, et des gants de ramoneurs, et qui parvenait toujours à être attirant. Ça devait sûrement venir de son sourire, celui qu'il avait perdu pendant un certain temps, puis retrouvé. La joie sur son visage n'était pas revenue par miracle, elle avait été le résultat d'un long processus de reconstruction.
Aujourd'hui, il pouvait parler de son père avec nostalgie, et continuer à rire. La blessure n'était pas complètement refermée, mais la plaie cicatrisait de jour en jour. C'était ça, le prodige : on n'était qu'en juillet. Peut-être que l'opinion commune avait raison sur un point, peut-être qu'on se remettait réellement plus vite d'une mort quand on était bien entouré.
Levant les yeux sur lui, du haut de son petit camion aménagé, je suis entrée dans son jeu.
─ Deux douzaines s'il vous plaît.
Il vendait des huîtres sur le port depuis le début du mois. Et parfois, comme ce jour-là, il devait se lever aux aurores pour recevoir les cargaisons. Il détestait ces matins-là, c'était épuisant, il ne voyait personne, et ça sentait plus la marée que d'habitude. C'était ce dont il se plaignait tout le temps. Ça ne rapportait pas des masses, alors il prenait un service dans une pizzeria le soir. Autant dire, que quand il cumulait les deux dans la journée, il ne fallait pas le réveiller dans sa sieste. Un vrai papy. Mais c'était l'histoire d'un mois, de quoi mettre des sous de côté pour l'année à venir. Moi, je remplissais des petits contrats ci-et-là, du ménage, surtout ; ce qu'on me laissait faire malgré mes dix-sept ans.
Ce cinq juillet-là, il avait demandé exprès de faire des horaires de l'aube, pour être libre à huit heures, et se rendre dans son lycée. Les résultats du bac étaient affichés, et après tant d'attente, ce n'était pas trop tôt. J'avais promis de le rejoindre, pour qu'on marche vers nos lycées respectifs ensemble.
Alors que son patron et collègue a pris sa relève, il est descendu, se changeant au passage, presque à la manière des Totally Spies. Il est sorti en short et tee-shirt blanc, enfilant ses chaussures au passage. Gabin, champion de transformisme.
─ Je suis prêt, a-t-il déclaré.
C'était à double sens. Il était prêt à partir, mais aussi prêt pour les résultats.
─ J'espère la mention, a-t-il soufflé, mon école demande juste le bac, mais j'espère « assez bien ».
─ Tu l'auras, ai-je tenté de le rassurer, t'as bien travaillé. Eh, t'oublies pas qu'on doit prendre un café avec Loïc et Gaston ?
─ On doit ? s'est-il plaint. Je sais pas encore si j'ai envie de l'avoir dans ma vie, ce gars-là...
─ Moi je l'aime bien, ai-je haussé les épaules, un peu déçue de son attitude. Et puis, c'est bien de voir un peu d'autres personnes, non ?
─ Tu t'ennuies avec moi ? a-t-il questionné.
Je n'ai pas saisir l'inquiétude dans sa voix. Il n'y en avait peut-être pas, ce ne devait qu'une plaisanterie. J'ai tout de même ressenti le besoin de me justifier.
─ Pas du tout. Mais quand je vois Gaston, ça me rassure, je me dis qu'il y a toujours pire que toi !
Il a souri.
─ OK, tu t'en sors bien. Pour cette fois, a-t-il répliqué.
Sur ces mots, on s'est mis à marcher en silence, lui prenant de longues inspirations pour se calmer, moi lui attrapant le bras pour qu'il se détende. Il avait vraiment peur de ne pas avoir réussi, parce qu'apparemment, l'école dans laquelle il avait été acceptée était plutôt snob. De mon côté, je partais en fac d'Histoire, alors les résultats, ils importaient uniquement pour ma fierté personnelle.
Arrivés dans le centre-ville, on s'est séparés, prenant chacun le chemin de nos établissements respectifs. Cette fois-ci, j'étais livrée à moi-même, et plus la silhouette des bâtiments de mon lycée s'est dessinée, plus un nœud s'est formé dans mon estomac. J'avais fait la maline je-m'en-foutiste devant Gabin, mais désormais, je commençais sérieusement à m'inquiéter. Ça pouvait paraître idiot, ce n'était que le bac. En vérité, pour quiconque l'avait passé, ou le passant, on prenait peu à peu conscience que le bac, ce n'était pas un simple examen, c'était une rupture. Avec le lycée, avec la facilité, avec l'enfance.
Je ne me faisais pas d'illusions, je n'allais pas devenir un adulte en posant mes yeux sur mon prénom, et sur le résultat à côté. D'autant plus que l'année suivante, je restais chez mes parents. Aux yeux de tous les autres étudiants, ceux qui galéraient, et faisaient les fonds de tiroirs pour laver leur linge, j'allais être un bébé. Tout de même, c'était une étape, un rite de passage en quelque sorte. On préparait l'examen pendant des années, on le passait dans des conditions particulières et réglementées, et on en ressortait dans un nouvel état : soulagés, avec un profond sentiment de liberté.
Avec cette pensée, et la boule toujours coincée dans la gorge, j'ai regardé les portes s'ouvrir, et ai suivi le flot d'élèves anxieux. Les listes étaient affichées, et jouant des coudes et des épaules, j'ai fini par trouver mon prénom. En face d'Agathe Desfontaines, j'ai trouvé « ADMIS MENTION BIEN ». Une joie intérieure a explosé, et mon premier réflexe a été de l'annoncer à ma mère. Une fois passée les félicitations, et la liste de toutes les personnes qu'elle m'a demandé d'appeler après elle – dont Mamie, et cette tante à qui je n'avais jamais parlé mais qui m'envoyait dix Euros à chaque Noël – j'ai appelé Gabin.
─ Alors ? ai-je demandé au moment-même où il a décroché. Et ne me fais pas la blague « Je l'ai pas eu ».
─ C'est super qu'on se connaisse aussi bien, mais c'est hyper triste, parce que je peux plus faire de blagues.
─ Réponds ! ai-je ordonné, pressée de connaître ses résultats.
Déjà, sa voix résonnait avec ce timbre malicieux habituel, ça signifiait qu'il n'était pas déçu. Gabin a finalement craché le morceau.
─ Mention bien. Devine quel breton va se la péter dans son école de commerce !
─ C'est génial ! ai-je explosé. Gabin, il faut que tu trouves Loïc.
J'avais Gaston dans le viseur, pour ma part. Chose en soi peu compliquée, puisqu'il s'était jeté à terre en apprenant qu'il n'allait pas aux rattrapages.
─ Il est là, avec moi, a répondu Gabin. On se retrouve au café en face du camion à huîtres ?
─ Ça marche, ai-je concédé, à tout à l'heure. Je t'aime.
─ Je t'aime aussi.
J'ai raccroché un sourire aux lèvres. La formule était devenue habituelle, mais n'en perdait pas son sens pour autant. Au contraire, il n'y avait rien de plus réconfortant que de dire « Je t'aime » à quelqu'un, avec l'assurance qu'il répondra que c'est réciproque.
J'ai marché avec Gaston, parfois en silence, parfois en discutant des différentes épreuves qu'on avait passé. Nous sommes arrivés devant le café, où Gabin et Loïc attendaient. Mon copain louchait sur le menu du restaurant d'à côté, parce qu'il était levé depuis quatre heures du matin, alors pour lui, c'était comme s'il était l'heure de déjeuner. On s'est installé en terrasse, et le café était un de ceux qui appliquaient la politique de politesse. Si on ne disait pas « Bonjour, un café, s'il vous plaît », on payait plus cher. Comme Gaston se fichait de tout, il a payé son café à 2,70€. Gabin et moi n'avons rien dit, rigolant en silence. On était peut-être amis avec lui – moi plus que lui –, mais pas le genre d'amis bienveillants. Plutôt ceux qui faisaient des crasses.
Longuement, on a débattu sur le redoublement de Loïc, qui ne semblait pas le déranger plus que ça. Il nous racontait la réaction de ses parents à l'annonce de sa décision, et comment les mâchoires s'étaient décrochées, puis, il est rapidement redevenu silencieux, se contentant de siroter son chocolat chaud. Gaston lui, n'arrêtait pas de répéter à quel point il était soulagé, même si maintenant, il était bien embêté, car il ne savait pas quoi faire. Pas d'école, pas de fac, refusé partout. Il allait devoir passer son été à envoyer des dossiers ci-et-là, ça me faisait un peu de mal pour lui. Gabin et lui ont échangé quelques mots, pas grand-chose. Au bout de vingt minutes, quand je n'ai été plus que la seule à essayer désespérement d'entretenir la discussion, on a décidé de se séparer. Loïc est parti aussitôt que je me suis levé, oubliant par la même occasion de payer. Gabin m'a fait signe de le laisser dans un sourire, et a pris l'addition. Même la boisson de Gaston. Ce dernier a fini par tracer sa route, lui aussi, et finalement, nous sommes retournés nous asseoir tous les deux, pour profiter de l'instant.
─ Tu vois, c'était pas si terrible, lui ai-je fait remarquer une fois, à propos de Gaston.
─ Tu réalises que tu vas perdre le contact pendant l'été, que tu ne le reverras plus jamais, et que ta tentative de réconciliation n'aura servi à rien ?
J'ai haussé les épaules.
─ Sûrement, mais c'est toujours bien de tisser des liens. On sait jamais, imagine tu as besoin d'un rein, et dans ton entourage, seul Gaston est un donneur potentiel.
Il a secoué la tête un rictus, mais intérieurement, j'étais persuadée qu'il prenait note de la remarque. Soudain, un blanc s'est installé entre nous deux, et Gabin a joué avec sa cuillère, la faisant tourner dans sa tasse vide. Quelque chose le préoccupait, j'ai donc attendu qu'il parle. La règle numéro une d'Agabin, c'était que l'autre finissait toujours par parler.
─ Du coup, c'est fini, a-t-il dit avec un ton fataliste.
─ Ton café, ou le lycée ?
─ Non, a-t-il ri, le lycée. Enfin, c'est fini depuis un mois, mais là, c'est réellement fini. C'est un sentiment bizarre, non ?
J'ai acquiescé.
─ C'est comme s'il y avait un énorme vide qui se creusait, mais en même temps, c'est difficile de prendre conscience du changement.
─ Je réalise pas ce que ça va être, l'année prochaine, tu sais, vivre tout seul, gérer mon budget. Il y a six mois, je savais pas faire des crêpes, j'ai appris avec toi.
J'ai eu un sourire triste. Gabin restait sur Brest, certes, mais pas avec sa mère. Ils avaient fait le calcul, et il était plus économique s'ils prenaient chacun un petit appartement, plutôt qu'un grand à deux. Gabin toucherait des bourses, des aides, il serait autonome financièrement, mais pas dans sa tête. Je pense que ses premiers repas allaient avoir un bon goût de brûlé. Je sais qu'officiellement, j'habiterais toujours chez mes parents, mais si vous voulez mon avis, j'allais passer le plus clair de mon temps avec lui.
─ Promets-moi un truc, ai-je demandé.
─ Quoi ?
─ Promets-moi que tu mangeras des légumes.
Il a éclaté de rire, devant ma requête incongrue. Pourtant, c'était une réelle préoccupation. Les adolescents, une fois qu'ils vivaient seuls, avaient tendance à oublier l'existence de tout aliment vert. Je ne voulais pas qu'à quarante ans, son médecin l'engueule à cause de son cholestérol. Est-ce que je venais de projeter de presque vingt ans dans le futur avec Gabin ? Ouah, j'étais vraiment très amoureuse.
Il n'a pas semblé remarquer la conversation intérieure que je menais avec moi-même. Il devait simplement se dire que je l'admirais, ce que je faisais souvent. Finalement, après avoir acquiescé d'un air nonchalant, me promettant de consommer de temps à autre quelques tomates avec ses pâtes, il a déclaré :
─ Georges m'a appelé. Il part en camping en août avec les amis de Priam, il m'a proposé qu'on vienne, parce que tout le monde paiera moins cher si on est un grand groupe.
J'ai levé un sourcil.
─ Ils partent en vacances ? Ils ne viennent pas de passer, genre, un an de vacances ?
─ Je sais pas trop ce qu'ils ont fait au Pérou, ils ont construit des écoles, je crois. J'ai dit que j'allais te demander. C'est la semaine de ton anniversaire, alors je sais pas si tu veux fêter tes dix-huit ans loin de ta famille.
J'ai roulé mes yeux.
─ Ma famille a le monopole de mon anniversaire depuis ma naissance, je peux bien faire une exception. Et puis, ça a des avantages, ils seront tellement tristes de ne pas être avec moi pour le fêter, qu'à mon retour, ça va être une avalanche de bisous.
─ Tu es un esprit tordu, Agathe Desfontaines, a-t-il affirmé dans un sourire.
─ J'ai appris des plus grands.
Un nouveau silence s'est installé, et Gabin a fixé le port en face de nous. J'ai observé son regard se perdre parmi les différents bateaux de pêche, j'ai détaillé son visage. Ce n'était pas un mythe, il ne bronzait vraiment pas. Il avait attrapé un coup de soleil son premier jour de travail, et après avoir passé deux jours à se tartiner le visage de Biafine, était redevenu aussi blanc qu'en plein hiver. À côté, sachant que j'avais déjà la peau brune, je fonçais à vue d'œil, comme à chaque été, et le contraste entre nous deux n'en était que plus flagrant.
─ On peut rentrer ? a-t-il soudain requis. J'ai faim.
Dans un sourire, j'ai acquiescé, et nous nous sommes levés, entamant notre longue marche jusqu'au domicile de mes parents, où Gabin occupait toujours la chambre de ma sœur.
Au moment où nous avons poussé la porte, nous avons trouvé nos deux mères, dans le salon, chacune suspendue à leur téléphone.
─ C'est pas trop tôt ! a crié Alexandra. Vous pouvez pas répondre ? C'est pas possible, ça ! Toujours sur vos portables, mais jamais là pour décrocher.
Dans un geste commun, Gabin et moi avons sorti nos téléphones. J'avais dix-sept appels manqués de ma mère, et six de celle de Gabin. Jetant un coup d'œil à son écran, j'ai remarqué que lui, avait l'inverse. Quelque chose d'important était arrivé, assez grave pour que notre réussite au bac soit éclipsé. J'ai commencé à angoisser. Je n'avais pas de bons souvenirs des nouvelles importantes qui tombaient sur notre grande famille.
─ Ton père a eu le camion, m'a expliqué ma mère. On déménage Gabin.
─ Maintenant ? s'est étonné le principal intéressé.
─ Maintenant.
─ Ouah, je sais que je peux laisser des poils dans le lavabo, mais de là à me virer si vite.
Il plaisantait, mais sa remarque avait un fond de vérité. La précipitation dont faisait preuve ma mère laissait penser qu'elle était pressée de se débarrasser de lui. Alors qu'il n'y avait pas forcément de raison : il passait l'aspirateur, et mettait le couvert.
─ Non, s'est justifiée Alexandra. Gabin, c'est simplement qu'il n'y aura pas d'autres occasions de l'été.
─ Je peux pas encore payer mon loyer, a-t-il avancé. J'ai pas reçu ma paie !
Il paniquait un peu, ça se ressentait. C'était compréhensible. Il y avait trente minutes, il me faisait part de ses peurs de vivre par lui-même, et là, il était projeté dans ses angoisses sans prévenir.
─ Je le paierai les deux premiers mois. Ne t'inquiète pas, mon chéri, je viendrais te voir tous les jours, et Agathe sera là.
Je lui ai attrapé la main pour approuver les paroles de sa mère. Dans une profonde inspiration, il a acquiescé, avant de monter pour rassembler ses affaires.
L'après-midi a été une véritable opération commando. Il fallait qu'on emballe toutes les affaires de Gabin – cette partie a été vite expédiée, la plupart étant déjà dans les cartons de son dernier déménagement –, qu'on aille à droite et à gauche, chez les grands-parents, les oncles, les tantes, récupérer des meubles qui traînaient dans un garage, qu'on monte le tout au troisième étage sans ascenseur, qu'on installe Internet, et qu'on aille faire des courses, pour éviter qu'il mange du carton pour le dîner. Épuisant.
À huit heures du soir, Alexandra embrassait son fils, et ma mère enfilait sa veste pour enfin partir. Gabin, voyant que tout le monde le quittait, a commencé à s'affoler, et s'est tourné vers moi.
─ Tu restes, hein ?
Je me suis penchée sur un carton à mes pieds, et en ai sorti ma brosse à dents que j'avais glissé dans la journée.
─ J'ai tout prévu, ai-je expliqué en agitant l'objet.
Ma mère m'a embrassé, et m'a glissé avec subtilité de penser à nous protéger. J'ai levé les yeux au ciel. On avait toujours pas passé ce stade, et je n'étais pas sûre que ce soir-là, avec toutes les émotions accumulées, il se passe quelque chose.
La porte s'est refermée, Gabin et moi sommes restés seul dans son vingt-trois mètres carrés. Il possédait une table, un canapé-lit, et un meuble de rangement. S'il n'y avait pas tous les cartons pour encombrer la pièce, l'appartement semblerait vide et froid. Il s'est retourné vers moi, me prenant dans ses bras, et m'embrassant sur le front, plus pour se soulager lui que moi.
─ C'était vraiment une journée d'adulte, ça, a-t-il conclu.
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