15 : Le grand ménage de printemps de la maison de Gabin.
─ C'est une photo de moi qui plante un bouleau pubescent. Betula pubescens en latin. Dans les légendes celtes, c'est l'arbre créateur de l'univers. En Russie, on dit qu'il possède des propriétés curatrices. Je l'ai appelé Gabin, je me suis dit qu'il t'aiderait à cicatriser.
J'ai attrapé la photo du garçon, qui posait accroupi devant une jeune pousse plantée dans de la terre fraîchement retournée. Il avait un pouce en l'air, et est parvenu à m'arracher un sourire bref. J'ai acquiescé, en glissant la photo dans mon cahier de gestion.
─ Merci, Loïc.
Il est retourné à sa place, au moment-même où le prof est entré dans la salle. Il a accordé un salut de la tête à la classe, attardant un sourire dans ma direction. J'ai baissé les yeux. Tout le monde savait. D'autant plus que j'avais loupé les cours le matin-même. Dans les rangs, j'imagine que ça s'était passé le mot : « Il est où, Gabin ? », « Attends, tu sais pas ? C'est l'enterrement de son père aujourd'hui. » Et comme par magie, les personnes qui, depuis le début de l'année, déconnaient sur les absurdités que je sortais parfois en classe, devenaient les gens les plus adorables de la Terre. Leur hypocrisie ne me dégoûtait pas. Elle m'attristait plutôt. De toute manière, tout me rendait triste. Le temps, la guerre en Syrie, l'éclatement de ma famille, les pleurs de ma mère, les petits chatons abandonnés dans la rue, le monde dans lequel on vivait...
On ne peut pas vraiment comprendre ce qu'est la perte d'un proche tant qu'on ne l'avait pas vécue. C'est la première réalisation que j'avais faite, c'était la première pensée qui avait émergé après l'interminable période d'obscurité que j'avais traversé ces derniers jours. Notre société nous confronte à la mort à longueur de journée : les médias et leurs annonces horribles sur le crash d'avion tout récent, les discussions à table où l'on répétait à outrage à quel point, ces temps-ci, les cancers, c'était une épidémie... Même quand on voulait se distraire, même quand on commençait une bonne série, un bon bouquin, il fallait être confronté à la mort d'un des héros. Sinon, eh, qu'est-ce qu'il y aurait à raconter ? On est bombardés par l'ombre terrifiante de la Grande Faucheuse. Mais on n'y connaît rien. Je peux vous l'assurer. Quand on la rencontre pour de bon, quand elle vient frapper à notre porte, rien que pour nous gifler quand on lui ouvre avant de repartir tranquillement, c'est un tout autre sentiment. Ce n'est plus de la compassion, de la pitié pour les « pauvres autres malheureux ». C'est plutôt comme si on nous arrachait les entrailles.
J'étais vide, désormais. On venait de m'enlever une partie de moi que je n'aurais jamais cru pouvoir perdre.
Longtemps, j'avais pensé que mon père était immortel. Quand j'étais gamin, un père, c'était un super-héros, qui montait les meubles Ikéa et tuait les araignées. En fait, mon père n'a jamais fait ça, pris d'une violente arachnophobie, ma mère s'en occupait. Mais vous avez capté le truc. Puis, en grandissant, en saisissant le concept de la vieillesse j'avais bien finir que, oui, il y aurait bien un moment où il sortirait de ma vie. Je m'étais juste imaginé qu'avant ça, il me verrait me marier, avoir des enfants, qu'il les emmènerait à la pêche. Même si mon père ne pêchait pas.
Je pense que le pire, dans cette histoire, c'était la brutalité de la chose.
Attention, phrase horrible : face à une personne malade, les proches avaient au moins le temps de s'y faire. Là, rien. Pas une seconde. Je quittais mon père dans un bar, je ne le revoyais jamais, mis à part dans un joli costume, avec une peau froide et des yeux clos. Au seul souvenir de cette vision, une déferlante d'émotions me tombait dessus, et si je les laissais m'emporter, alors je me retrouvais sûrement à frapper des murs, à m'écrouler en larmes, à me relever en me disant que ce n'était pas ce qu'il aurait voulu, pour finalement me ruer de coups moi-même. Mais pourquoi on ne l'avait pas forcé à rentrer avec nous ? Pourquoi il avait fallu que le père d'Agathe soit si insistant ?
Je ne mentirais pas. Le lendemain de l'annonce, j'en ai voulu à cet homme. À mort. Parce que c'était bien plus simple d'avoir un bouc-émissaire que d'admettre que c'était la faute à pas de chance. Après tout, c'était sa faute. C'était lui qui avait trop bu, lui qui avait obligé mon père à rester, et à prendre la voiture au moment où tous les jeunes irresponsables sortaient des bars. S'il avait accepté de quitter la table en même temps que tout le monde, alors personne ne serait mort, putain ! Je n'ai jamais osé le dire à Agathe, que j'aurais préféré que son père crève à la place du mien, et j'ai peut-être bien fait. Parce que quand je suis allé le voir à l'hôpital, traîné par ma mère, qui voulait que je domine ma colère, j'y ai vu un homme anéanti. J'ai compris que le blâmer ne servait à rien, la culpabilité le rongeait déjà. La punition était en place.
Ce matin, j'avais dû dire au revoir pour de bon à mon père, avec rien d'autre qu'une foutue jetée symbolique de terre sur son cercueil. C'est ça alors, le deuil ? Tiens papa, une poignée de terre pour toi, bisous. N'importe quoi ! J'ai même hésité à ne pas me pointer à l'église, parce que ce n'était pas une cérémonie qui allait m'aider à accepter sa perte. Je suis revenu sur ma décision, surtout parce que ma mère avait besoin de ses deux fils à ses côtés dans un tel moment. Et l'après-midi même, alors que personne ne m'y obligeait et que tous les professeurs « comprenaient », je suis retourné au lycée. Quoi de mieux que deux heures sans pause de mercatique pour se changer les idées ?
Et les deux heures sont bien passées. J'ai dessiné, sans réel talent pour ça, j'ai été distrait, je n'ai pas su répondre aux questions du prof, mais personne ne m'en a tenu rigueur. Ah, bah, voilà, au moins un avantage à être orphelin de père, on me foutait la paix ! Vous n'imaginez pas le contrôle de moi-même dont je faisais preuve à chaque seconde pour ne pas crier, ou insulter tout autour de moi : les personnes, les lieux, les objets. J'ai passé mon sac à mon épaule, et j'ai sorti mon portable pour lire le message que j'avais reçu plus tôt : Agathe m'attendait devant les grilles du lycée.
Quand je l'ai retrouvée, elle m'a tendue une forme floue dans du papier aluminium.
─ Je t'ai préparé un goûter.
─ Merci, ai-je soufflé, mais j'ai vraiment pas faim.
Elle a pincé les lèvres.
─ Mange au moins un bout, ça fait trois jours que tu n'as pas eu un vrai repas.
─ Je suis grand, Agathe, je peux m'occuper de mon alimentation tout seul, ai-je répliqué avec un ton sec.
Elle a baissé les yeux, et j'ai aussitôt regretté mes paroles agressives. Agathe ne me voulait pas de mal, elle s'inquiétait simplement pour moi. Sauf que j'en avais marre que tout le monde s'alarme de mon état, et me traite comme si j'étais un agneau perdu. J'ai fini par attraper le goûter qu'elle m'avait préparé, juste pour ne pas la blesser. Le nœud dans mon estomac ne s'était pas défait depuis ce fameux soir, je ne pensais pas être en mesure de pouvoir avaler quelque chose.
─ Désolé, me suis-je excusé, c'est super sympa. Merci.
J'ai ouvert le papier aluminium, pour y découvrir des petites madeleines. Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire, c'était trop mignon et tellement elle.
─ C'est allé comment au lycée ? m'a-t-elle demandé.
─ En fait, ai-je répondu en prenant une madeleine, bien. Tout le monde est super sympa avec moi. Même le mec qui me déteste dans ma classe, il m'a présenté ses condoléances. Je me demande pourquoi j'ai pas essayé d'avoir un proche mort avant ça.
─ Gabin... a-t-elle soupiré face à mon cynisme excessif.
J'ai haussé les épaules sans un mot, portant le gâteau à ma bouche. Le sucre ne m'a rien fait. C'était bon, certes, mais je n'avais aucun plaisir à le déguster. J'ai refermé la boule de papier aluminium avant de la tendre Agathe, qui a affiché un air déçu en voyant que je ne mangeais pas plus.
On a commencé à marcher pour rentrer chez moi. L'ambiance était froide, mais pas tendue. Pendant que j'avançais, elle a glissé sa main dans la mienne. La chaleur de sa peau a soulevé ma poitrine dans une inspiration de réconfort. J'ai déposé rapidement un baiser sur son front, pour la remercier de tous les efforts qu'elle avançait. Pas une seule fois, elle ne s'était énervée contre ma mauvaise humeur. Jamais elle n'avait haussé le ton, ou m'avait demandé d'arrêter. Alors que mon frère lui-même avait balancé des « C'est bon ! Gabin, on est tous dans le même état d'esprit. Pourquoi tu fais ton Calimero plus que les autres ? » dans un accès de colère.
Agathe, elle, faisait preuve d'une patience de maître, et depuis ce soir-là, où la nouvelle était tombée, elle s'était toujours refusée de montrer à quel point tout cela l'affectait tout autant. Comme si elle pensait qu'elle n'avait pas le droit d'être vulnérable, de peur que je tombe pour de bon. Et si c'était réellement ce qu'elle imaginais, je ne pouvais malheureusement pas la contredire. À ce moment précis, Agathe était à peu près la seule chose qui me donnait la motivation de sortir de mon lit.
─ Merci, ai-je soudain déclaré sans conversation préalable.
─ Pourquoi ? a-t-elle demandé dans un sourire et avec un sourcil levé.
─ Pour ne pas en avoir marre de mon attitude de gros con.
Elle a levé les yeux au ciel.
─ Sérieux ? Gabin, tu as perdu ton père il y a trois jours. Personne ne peut t'en vouloir de broyer du noir. C'est même rassurant, parce que l'inverse aurait signifié que tu n'as rien ressenti.
─ Mon frère m'en tient rigueur, lui ai-je rappelé.
─ Oui, mais parce qu'il souffre autant que toi. Et qu'il a peut-être envie que tu sois fort, parce que lui n'arrive pas à l'être. Ne... ne vous engueulez pas pour ça. C'est pas le moment.
Dans une grande inspiration, j'ai acquiescé, la laissant gagner cet argument. La vérité était que je ne parvenais pas à accepter ses paroles comme inspirantes. Parce qu'elle n'avait pas vécu une pareille expérience. Ce n'était pas de la mauvaise foi ! C'était une réalité. Je m'étais mis en tête qu'à moins que quelqu'un ait déjà connu un deuil, et avait réussi à cicatriser, personne ne pourrait jamais me donner des conseils.
Encore une fois, voyant que j'étais pris d'un débat intérieur violent, Agathe m'a forcé à m'arrêter.
─ Gabin, si tu veux être seul, il faut que tu me le dises, je comprendrais.
J'ai plissé le front, parce que sa remarque ne faisait aucun sens. Pourquoi aurais-je eu envie d'être seul ? Si je restais dans mon coin, j'allais encore plus péter un plomb. Ça m'a surpris qu'elle pense cela de moi, et dans l'état dans lequel je me trouvais, à ressasser des mauvaises pensées et ne voir que le côté négatif des choses, j'en suis venu à me demander si elle me connaissait vraiment. Sinon, pourquoi voudrait-elle me laisser seul ? Est-ce que je commençais à l'énerver ?
─ Non ! ai-je aussitôt refusé. Non, pourquoi ?
Agathe a paru soudain mal à l'aise, elle a baissé son regard sur le sol, quittant pour la première fois ses yeux des miens depuis le début de notre discussion. Une panique subite a empli ma poitrine. Quoi ? Qu'était-elle en train de faire ? Elle me lâchait ? J'avais la paralysante impression qu'elle m'abandonnait.
─ Je t'en ai jamais vraiment parlé, mais...
Ce n'était pas la bonne chose à dire. Elle allait rompre. Voilà la pensée obsédante qui tournait dans mon esprit. Elle ne pouvait plus gérer la situation. Elle ne voulait plus de moi. Terminé. Fini de Gabin et Agathe. Je l'ai laissée continuer, de toute manière, je ne pouvais pas prononcer un mot.
─ L'autre soir, quand on était chez Gaston... Il m'a dit que...
Je me suis raidi. Je savais de quoi était capable le lascar. Il aurait tout fait pour me rendre la vie dure. Une nouvelle vague de colère est montée en moi, une de plus, j'ai tout de même écouté la suite.
─ Que t'avais tendance à te renfermer sur toi-même dans les périodes difficiles, et repousser tout le monde. Je veux pas t'étouffer. Je veux pas que tu me détestes parce que je m'inquiète trop. S'il faut que je m'éloigne pour que tout continue à bien se passer entre nous, je le ferais.
J'ai secoué la tête. Rien ne résonnait juste dans ses mots.
─ Arrête, arrête... Gaston, il est plein de... ah, comment tu dis déjà ? D'amertume ! Il veut tout faire foirer. Un jour, promis, un jour je t'expliquerais. Je déteste la solitude, je la supporte pas. Reste près de moi, s'il te plaît.
Mes mots ont semblé la rassurer, puisque ses épaules se sont détendues, et qu'elle s'est mise sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur mes lèvres.
─ Je t'aime, m'a-t-elle rappelé, avant d'attraper mon visage. Regarde moi. Tu n'es pas tout seul. Si tu veux en parler, je suis là, si tu as besoin de pleurer, je suis là. Je serai toujours là pour toi. Il va falloir que tu mettes ça dans le crâne, compris ?
Et sur ces derniers mots, elle m'a tapoté le front du bout de son index, pour accorder son geste à sa parole. J'ai eu un sourire en coin, avant de détourner le regard, presque honteux de la savoir avec moi. Honnêtement, je ne la méritais pas. J'avais toujours su qu'elle était trop bien pour moi, mais là, ça me sautait aux yeux. Ça ne voulait pas dire que j'allais la quitter pour autant, je n'étais pas un de ces mecs super lourds qui brisaient le cœur de quelqu'un d'autre simplement parce qu'il jugeait qu'il lui faisait trop de mal. Je n'étais pas mon cousin.
─ Je t'aime aussi, ai-je finalement répliqué, après avoir laissé un blanc presque gênant entre nos deux phrases.
─ J'espère bien !
C'est ce qui m'a asséné le coup de grâce, a fait monter un sourire franc sur mon visage. La douleur s'atténuait un peu en sa présence.
On est rentrés chez moi après vingt minutes de marche, et dès que j'ai poussé la porte de ma maison, j'ai découvert ma mère attablée avec un homme qui m'était étranger. Ils étaient entourés des épais classeurs dans lesquels elle gardait tous les papiers administratifs, et lui, lui expliquait un charabia indéfinissable, pointant une feuille avec la pointe de son stylo.
J'ai froncé les sourcils, avant d'interroger Agathe du regard, pour savoir si elle y comprenait quelque chose. Elle a secoué la tête. Voyant qu'ils étaient profondément occupés, on s'est dirigés vers ma chambre. J'ai montré la photo de Loïc à Agathe.
─ C'est super mignon, a-t-elle déclaré dans un sourire. Pourquoi un arbre ?
─ C'est son truc. Il adore les arbres. Et les chips au vinaigre. Ça aussi, je te l'expliquerai peut-être un jour.
─ Décidément, Gabin Schneider, tu es un homme plein de mystères !
─ C'est mon côté agent secret.
Elle a souri, avant de s'allonger sur mon lit. Je l'ai rejointe, et tous les deux, nous sommes restés en silence, nous imprégnant de l'instant paisible qu'on partageait. Si elle, elle réussissait parfaitement à se détendre, pour moi ce n'était qu'une façade. À chaque fois qu'aucun bruit ne s'élevait autour de moi, mes pensées remontaient toujours jusqu'au moment où Véronique avait prononcé les mots fatidiques. Me souvenant soudain de la promesse que m'avait faite tenir Agathe, j'ai sorti ce que j'avais sur le cœur.
─ Des fois, je réalise toujours pas, ai-je murmuré. Je me dis qu'il reviendra après le boulot, et qu'il râlera parce que j'ai laissé mes chaussures dans l'entrée. Et pourtant, ça fait deux soirs que c'est pas le cas. Et ce soir non plus. Pourtant, je continue à espérer, alors que c'est complètement con, puisqu'on l'a enterré ce matin.
Agathe n'a rien répondu. J'imagine qu'elle ne pouvait pas m'aider sur ce point-là.
─ Je me demande simplement comment les gens font pour continuer à vivre en paix après ça. Je sais pas ce que je suis censé faire. Est-ce que je dois l'oublier ? Reporter l'amour que j'avais pour lui sur quelqu'un d'autre ? Ou penser à lui tous les jours pour être sûr que sa mémoire ne s'efface pas ? Pourquoi on sait pas ce genre de truc ? Pourquoi personne nous l'apprend ? C'est quand même pas compliqué, une fois dans une scolarité, de prendre trente gamins et leur accorder une heure pour qu'ils comprennent que faire en cas de perte de proche.
─ Je crois pas que la théorie soit une bonne idée dans ces situations-là.
Elle avait raison, et je me contredisais moi-même. Un coup je pensais qu'on ne pouvait pas savoir ce que ça faisait à moins de l'avoir vécu, et une autre fois, j'aurais voulu qu'on me prépare à l'expérience. J'étais vraiment fatigué de remuer de telles pensées. Pourtant, il était impossible de m'en défaire.
─ Tu penses qu'il existe toujours ? En partie, au moins ? ai-je continué de l'interroger, me posant les questions à moi-même par l'occasion. Son âme, son essence, un reste de lui... Il doit bien continuer d'être quelque part, non ?
─ Une réincarnation, tu veux dire ? a cherché à comprendre Agathe.
─ Ou autre. Il pourrait être toujours présent, dans nos vies, à veiller sur nous, à nous guider inconsciemment dans nos choix.
Elle a froncé les sourcils.
─ Ce serait plutôt le rôle de Dieu, ça, non ?
─ Je crois pas en Dieu, ai-je rappelé à Agathe.
Elle est restée silencieuse face au choc des cultures. Agathe – ou la famille d'Agathe, pour moi, c'était compliqué de voir là où se trouvait la frontière entre l'héritage de valeurs religieuses et la foi d'un individu – était croyante. On n'en parlait pas souvent, parce qu'il n'y avait aucune raison pour que l'on aborde le sujet. Chacun respectait les positions de l'autre, et tout fonctionnait à la perfection. J'ai bien vu que ma réponse l'a mise mal à l'aise ; elle ne savait plus quoi dire, soudain. On venait de basculer dans un registre ou elle ne me comprenait plus assez pour m'aider.
Pourtant, car Agathe était Agathe, qu'elle était la personne la plus merveilleuse au monde, et qu'elle savait toujours trouvé le mot juste, elle a rétorqué.
─ Si tu n'as pas déjà de Dieu, alors j'imagine que tu as le droit de considérer que ton père pourrait en être un pour toi.
J'ai médité sur la chose, les yeux au plafond. Je ne sais pas si elle venait de blasphémer pour me réconforter, mais ça a eu le mérite de me faire sentir mieux. On a continué à discuter à voix basse, et au bout d'un moment, on a fini par sombrer dans la somnolence, fatigués de tant d'émotions.
Des coups violents nous ont sorti de notre sommeil léger. J'ai sursauté en ouvrant les yeux, et ma mère est entrée sans attendre de réponse, contrairement à la mère d'Agathe qui prenait toujours mille et une précaution. Elle s'est adressé à moi :
─ L'auto-école m'a appelé, a-t-elle affirmé. Tu avais une heure de conduite hier, et une cette après-midi. Pourquoi tu n'y es pas allé ?
─ Tu veux que j'aille conduire, maintenant ? ai-je dit dans un sourire contrit.
─ Je paye pour ces leçons, Gabin !
─ OK, eh bien annule le contrat, demande des remboursements. De toute façon, je mettrai pas les mains sur un volant avant quelques années.
Un silence s'est abattu sur la pièce, Agathe ne sachant pas où se mettre, et ma mère à la fois contrariée et bouleversée par mon opinion. On était tous sur les nerfs, on en avait tous marre, on voulait tous se réfugier dans notre chambre et ne pas en sortir avant d'aller miraculeusement mieux. Ces derniers temps, le ton montait plus vite que d'habitude, et même la plus simple des conversations se terminaient en hurlements. On n'était pas une famille qui savait partager la peine, visiblement. Ma mère a pris sur elle pour ne pas laisser la tension s'étendre un peu plus. Avec une longue inspiration, elle a tenté de me faire revenir à la raison.
─ Chéri, l'accident ne doit pas...
─ J'ai pas envie ! l'ai-je interrompue (parce que moi, je n'étais pas encore prêt à faire des efforts et des concessions.) J'ai pas envie de prendre la route, parce que si je le fais, je passerais mon temps à me dire que je pourrais tuer quelqu'un, et détruire une autre famille.
J'ai vu que, cette fois-ci, j'étais allé trop loin. Ma mère est devenue livide. Elle ne voulait pas en parler de cette manière, elle ne voulait pas que le mot « meurtre » ou « tuer » pénètre dans cette maison. C'était un accident, une série des circonstances fâcheuses. Rien d'autre. Elle était dans le déni total. Ou bien alors, c'était moi le problème, à vouloir absolument un coupable.
Elle est sortie, et je me suis rongé les ongles jusqu'à décider de la suivre. Malgré toute la douleur et la colère qui bouillonnaient en moi, la dernière chose que je souhaitais, c'était de faire souffrir mon entourage. Je me suis trouvé ingrat, et ça a un peu plus flingué la très basse estime que j'avais de moi-même depuis trois jours. Agathe a marché dans mes pas, ne voulant pas s'impliquer dans l'histoire, mais cherchant toujours à me garder près d'elle.
─ Maman, l'ai-je appelée en descendant l'escalier, je suis désolé.
─ Non, c'est bon, a-t-elle dit avec douceur, je comprends. On est tous à bout.
J'ai acquiescé, soulagé de voir qu'elle le prenait aussi bien, mais encore inquiet. Si elle gardait tout en elle, si elle n'éclatait pas, comment allait-elle s'en sortir ? Je sais bien que chacun gère le deuil différemment, mais à l'heure qu'il était, seule ma méthode me paraissait légitime. Et ceux qui ne l'adoptaient pas, je leur en voulais, parce que j'avais l'impression qu'ils en ressentaient moins que moi. De quel droit supporteraient-ils mieux le décès de mon père et me laissaient-ils avec toutes mes plaies encore béantes ?
Remarquant que ma mère rangeait les affaires sur la table, je l'ai interrogée, pour mettre derrière moi l'épisode fâcheux qui venait d'avoir lieu :
─ C'était qui ce gars ?
Elle a paru mal à l'aise, s'est passée une main hésitante dans le cou, mais a fini par cracher le morceau.
─ Un promoteur immobilier.
J'ai échangé un regard perplexe avec Agathe, avant de commencer à assembler les pièces du puzzle. Une vague idée de la nouvelle émergeait dans mon esprit, et la seconde d'après, ma mère confirmait mes hypothèses.
─ Je vends la maison.
Je n'ai pas pu rester calme.
─ Quoi ? me suis-je insurgé. Maman ! Tu peux pas faire ça, cette maison, c'est Papa qui l'a quasiment construite.
─ Gabin... On n'a pas les moyens de continuer à vivre ici. Pas avec un seul salaire
─ Je peux travailler !
Il était hors de question que je quitte cette maison. J'y avais grandi, j'y avais tout appris, je m'étais pris chaque mur, chaque baie vitrée dans la figure, au moins deux fois. Je m'étais ouvert le front sur la clotûre au fond du jardin, et j'avais embrassé Agathe pour la première fois dans le placard de la chambre à l'étage. On m'arrachait déjà mon père, on ne pouvait pas non plus m'enlever tous les bons souvenirs que renfermaient ces pièces.
Voyant que je me contractais, Agathe m'a attrapé la main pour apporter son réconfort. J'ai eu une pensée pour elle : elle se trouvait dans une situation atrocement dérangeante.
─ Non, a refusé catégoriquement ma mère à la proposition. Toi, tu passes ton bac, tu fais des études supérieures, et tu ne t'inquiètes pas pour ta mère.
Ses mots secs m'ont ramené sur Terre, et j'ai très grossièrement peser le pour et le contre de la situation, juste pour essayer de comprendre la position de ma mère. J'ai presque réussi à saisir l'ampleur du problème, mais mes émotions avaient toujours le dessus sur ma raison. J'ai cherché à me calmer, me répétant qu'on devait rester soudés dans un moment pareil, et pas se monter les uns contre les autres.
─ M... mais... ai-je bégayé, on va vivre où alors ?
Une nouvelle préoccupation a germé : et si on déménageait ? Si en plus de me priver de tout, elle m'éloignait d'Agathe ? Ma mère s'est lancé dans une longue explication, posée et organisée, comme pour tout. L'enterrement, l'administratif, les cartes de remerciements, elle gérait tout cela d'une main de maître. Elle était de ces gens qui aimaient restés occupés pour ne pas sombrer. Moi, je ne pouvais pas, parvenir à maîtriser mes sentiments prenait déjà tout mon temps.
─ J'ai demandé à ton frère s'il pouvait t'héberger, mais ils n'ont pas de chambre supplémentaire. J'ai pensé à mamie, j'ai pensé à l'ancienne maison de ma sœur qu'elle te laissera sûrement occuper. Et si vraiment il n'y a rien, Véronique m'a dit qu'elle t'accueillerait. Dans la chambre de Charlène, bien évidemment.
J'ai froncé les sourcils, surpris par un détail laissé de côté.
─ Hein ? Mais toi ? Pourquoi tu m'as cherché un toit, mais pas toi ?
Elle a levé les yeux sur moi. Son regard était lourd, empli de culpabilité. Les battements de mon cœur se sont faits de plus en plus marqués contre ma poitrine. Agathe a serré un peu plus fort ma main. Qu'est-ce qu'elle avait fait ?
─ Tu sais que ma sœur va rejoindre ton cousin, dans une semaine. Je vais prendre le même avion.
─ Tu vas au Pérou ? Je croyais qu'on avait pas d'argent ? Et ton travail ? Et... et... Maman ! ai-je fini par crié comme un petit garçon qui se serait perdu dans les allées d'un supermarché.
─ J'ai pris un congé sabbatique. Je sais que tu ne peux pas comprendre, mais j'en ai vraiment besoin. Je... j'en ai parlé longuement avec ton frère. Il est d'accord. Il faut que je change d'air. J'ai besoin de quitter tout... tout ça ! Gabin, ne m'en veux pas. Respecte mon choix.
Je me suis passé une main sur le visage. Oui, je respectais, et même, je comprenais, parce que moi aussi, si j'écoutais mon cœur, alors je partirai à l'autre bout du monde, loin des problèmes. Mais sur le coup, le seul sentiment que je ressentais, c'était l'impression que tout le monde m'abandonnait, un à un.
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