14 : La triste Saint-Patrick d'Agathe.


─ Est-ce qu'on peut avoir une bière ? a demandé Gabin alors qu'on était attablés avec nos parents.

─ Bien sûr que non, vous n'avez pas dix-huit ans, a refusé ma mère.

Il m'a lancé un regard intrigué, et j'ai dû acquiescer. Oui, ma mère était une des dernières femmes de ce monde qui croyaient encore que les adolescents ne buvaient pas avant leurs dix-huit ans. Je lui ai fait signe de faire le deuil de sa bière, car ma mère vivante, jamais quelqu'un ne possédant pas une carte électorale en main n'aurait le droit de boire de l'alcool en sa présence. On s'est alors contentés d'un jus de fruit, et Olivier et ma sœur ont fait exprès de nous passer leur pinte sous le nez, pour nous narguer.

─ Faîtes pas les malins, les a prévenus Gabin, vous êtes quand même dans un bar avec vos parents, à vingt-trois ans.

C'était la Saint-Patrick, et même si aucun d'entre nous n'était irlandais, c'était une occasion d'aller dans un bar, ce qui ne se refusait jamais. Au début, Gabin m'avait proposé de rejoindre son groupe d'amis, dans un autre coin de la ville, mais comme j'avais toujours ce mauvais souvenir de ma dernière soirée avec eux, et que ma mère voulait m'avoir à l'œil, on a été obligés de les accompagner dans cet endroit douteux nommé « Chez Tonton ». J'ai l'impression que, partout où vous irez, il y aura toujours un bar qui s'appelle « Chez Tonton », et ce bar sera toujours celui avec les toilettes les sales de toutes les enseignes de la rue. C'est un de ces faits universels. Comme le fait que tous les Marvin regardent les Ch'tis et que les professeurs d'espagnol s'habillent chez Desigual. Retirez ce genre d'éléments à la culture, et c'est la fin de notre civilisation.

Nous avons tous trinqués, même si l'on avait rien à célébrer, mis à part le plaisir d'être ensemble. Au moment où chacun a porté son verre à sa bouche, je me suis demandé combien de temps on allait devoir rester ici. En soi, une soirée de Saint-Patrick ne devait pas être trop ennuyante, surtout qu'autour de nous, des dizaines de jeunes et d'étudiants vidaient verre sur verre sur verre en riant. Mais là, on parlait de nos parents. Deux scénarios possibles : où personne ne se lâchait parce qu'on était en famille et il fallait continuer à faire bonne figure, où toutes les barrières sautaient et je m'apprêtais à voir mes parents comme je ne les avais jamais vus. Ceux de Gabin, eux, étaient les seuls, avec nous, à ne pas boire, pour ramener tout le beau monde. Dans le brouhaha général, j'ai glissé à Gabin :

─ Tu dors chez moi, ce soir ?

─ Est-ce que j'ai le droit de dormir chez toi ? C'est pas illégal dans le règlement de ta mère ?

J'ai souri. Ma mère, cette même femme qui deux mois plus tôt, avait hurlé à Gabin de me laisser tranquille, avait assez mal digéré l'annonce de notre relation. Elle adorait le garçon, et elle le revendiquait, mais à chaque fois qu'elle nous voyait ensemble, elle restait crispée de savoir si un jour, il ne me ferait pas de mal à nouveau.

J'ai repensé à la discussion avec Gaston, et j'ai réalisé que deux personnes qui craignaient de voir mon cœur se faire malmener, ça commençait déjà à faire beaucoup. J'ai ignoré cette pensée. Jamais, à cet instant, je n'aurais voulu envisager la possibilité qu'il puisse me blesser. J'étais bien trop amoureuse.

─ Attends, tu vas voir. Maman, est-ce que Gabin peut dormir à la maison ?

─ C'est hors de question, a-t-elle refusé sans même m'accorder un regard.

Je me suis penchée vers elle pour lui dire à l'oreille.

─ J'ai mes règles, tu sais.

La phrase a eu le pouvoir de capter son attention, et après un long regard, elle est revenue sur sa décision.

─ Bon, d'accord, mais pyjama obligatoire. Personne ne dort en sous-vêtements sous mon toit.

Gabin m'a interrogé du regard, se demandant comment j'avais bien pu retourné la situation. Je n'ai affiché qu'un sourire mystérieux. Pour répondre à ma mère, on a tous les deux acquiescé, mais sur le moment, même moi je n'étais pas sûr que la règle allait être respectée. On avait déjà dormi ensemble, dans le canapé, devant un mauvais film, mais on ne s'était jamais couché délibérément dans le même lit. C'était une nouvelle étape, qui avait peut-être tout autant son importance que les autres. J'ai eu un frisson d'appréhension à cette pensée.

Savourant nos jus de fruits sans la moindre goutte d'alcool, on a fait semblant de prendre des selfies niais, en se faisant des bisous sur la joue, quand en vérité, on prenait en photos Charlène et Olivier, pour voir à quel moment les effets de leur énorme pinte de bière allaient se faire ressentir sur le visage. À la quarante-deuxième photo, si vous êtes curieux. C'est à ce moment précis où ma sœur s'est mise à faire des grimaces sans s'en rendre compte, et que le frère de Gabin est devenu vraiment rouge. On s'est fait attraper par Alexandra, qui plutôt de nous dénoncer, a fait mine de venir sur notre selfie, quand en vérité, elle se foutait de la gueule de son fils avec nous.


Puis, quand tout le monde en a eu un peu marre de picoler, nous nous sommes levés pour rentrer. Sauf que mon père a commencé à protester, comme quoi on ne savait pas s'amuser. Ma mère a bien tenté de le calmer à coup de « Jean-Paul, c'est bon, les enfants ont école demain ». Ce n'était pas vrai mais mon père, dans l'état où il était, n'allait vraiment pas faire le rapprochement. Il s'est agacé, et puisqu'il nous foutait la honte, le père de Gabin, Michel, a assuré qu'il allait rester, et qu'il le ramènerait, étant donné qu'il n'avait pas bu. Sur ce consensus, on est rentrés, tous dans la voiture de ma mère, conduite par Alexandra – je crois que c'est illégal.

Le temps qu'elle ramène Charlène et Olivier, et qu'elle se gare devant chez nous, ma mère se sentait mieux, et elle a repris le volant pour ramener Alexandra chez elle. Ça faisait beaucoup d'aller retours pour une petite soirée organisée sur le tas. J'ai passé le seuil de ma porte, Gabin dans mes pas, et je me suis tournée vers lui.

─ T'es fatigué ? lui ai-je demandé.

─ Pas vraiment, a-t-il répliqué en haussant les épaules.

─ On peut continuer la série, si tu veux.

Oui, on avait commencé une série ensemble. En plus, on avait fait exprès d'en prendre une bien longue, pour être certains qu'on ne se sépare pas au moins avant de l'avoir terminée. Il a acquiescé, et on est montés tous les deux dans ma chambre pour prendre l'ordinateur portable. Dans les escaliers, il m'a attrapé la main. Le geste paraissait anodin, mais j'ai eu une sueur froide sur le coup.

On s'est installés sur mon lit, et au milieu de l'épisode, ma mère a frappé à la porte.

─ Je peux entrer ? Je vais pas tomber sur un truc gênant ?

─ Non, maman, ai-je soupiré.

Elle a ouvert, avec tout de même une main devant les yeux. Écartant les doigts, elle a lancé un coup d'œil dans notre direction, avant de baisser son bras. Il n'y avait rien d'alarmant, on se touchait seulement les épaules. Attention, contact adolescent dans le viseur !

─ Je voulais juste vous prévenir qu'Alexandra est bien chez elle, et j'ai eu ton père au téléphone, il m'avait l'air très bourré, et Michel est en train de le convaincre de partir. Ton père est un homme brave, Gabin.

Sentant qu'elle était peut-être de trop – ce qu'elle était tout à fait –, elle est sortie, laissant la porte entrouverte d'un geste désinvolte. Bien évidemment qu'elle l'avait fait exprès, on parlait de ma mère ! On a repris l'épisode, avant de le terminer, une fois la maison plongée dans le noir et le calme apaisant. Il était 23 heures, j'ai fait glisser mon ordinateur sous mon lit.

─ Bon, ai-je soufflé, c'est l'heure de dormir, j'imagine.

Dans le hochement de tête de Gabin, j'ai senti le même malaise que moi. Je ne sais pas ce qui nous prenait, nous qui étions d'ordinaire si complice, mais toute cette situation nouvelle avait instauré une distante. Je ne sais pas si c'était tant le fait de passer une nuit dans le même lit, ou une autre vision de cette soirée qui se formait dans nos esprits.

─ Je peux te poser une question ? a formulé Gabin. Je... j'ai entendu tout à l'heure, en fait, ce que tu as dit à ta mère. Est-ce que tu as vraiment tes règles ? Enfin, non t'es pas obligée de répondre. Je... désolé. On s'en fout.

─ Non ! ai-je aussitôt répliqué en me rapprochant de lui. Non, pas dans le sens ne sois pas désolé. Enfin, si, aussi. Ne sois pas désolé. Mais, non, je n'ai pas mes règles. Je savais que ma mère n'accepterait pas que tu dormes ici, sinon.

Il a acquiescé, avec rien d'autre qu'un pincement de lèvres. Un frisson a parcouru à nouveau mon échine, je tremblais alors que j'étais assise, et les battements irréguliers de mon cœur affluaient aux tempes. Les émotions présentes lors de l'épisode du placard sont remontées, après des mois d'absence. Comme cette fois où on s'était fait enfermés par des gosses de six ans, je n'avais aucune idée de la suite des événements.

Gabin a levé les yeux sur moi, en proie à la même incertitude.

─ Tu crois que c'est un bon moment pour...

─ Honnêtement ? J'en sais rien du tout.

Il y a eu un silence. Long, profond, rempli de sous-entendus.

─ Tu le voudrais ? demande-t-il.

─ J'imagine, ai-je répliqué en haussant les épaules.

─ Je ne ferais rien si tu me dis « J'imagine », je veux que tu sois sûre.

Sa réponse, bien qu'elle m'ait largement sur le coup déstabilisée, était le plus cadeau qu'il pouvait me faire. Il a soutenu mon regard, attendant ma réponse, mais n'exerçant aucune pression implicite. J'ai longuement hésité, mais pas pour les raisons qu'on pensait. J'avais plus peur de sa réaction que de l'acte en lui-même, ou de ne pas me sentir aussi prête à me dévoiler que je voulais l'être au fond de moi.

Des milliers d'interrogations m'ont assaillie, et bientôt, la petite voix dans ma tête s'est démultiplié pour devenir presque assourdissant. Le sentiment s'est fait de plus en plus oppressant ; d'un coup, je prenais conscience de mon enveloppe corporelle, et que celle-ci n'était peut-être pas à la hauteur des attentes de Gabin. Et s'il n'aimait pas mon corps ? Qu'il me trouvait disgracieuse, ou alors qu'il était dégoûté par les vergetures sur mes hanches ? Si tous les défauts que je me trouvais quand je regardais dans le miroir lui sautait aux yeux ? S'il s'était fait une idée de mon corps totalement fausse ? Je n'étais pas taillée comme dans les magazines de mode, longiligne et mince, je n'étais pas non plus comme ses déesses du fitness des réseaux sociaux, et je n'avais pas non plus la confiance lumineuse des mannequins grande taille aux courbes harmonieuses. J'étais moi, et mon corps, à cet instant, ne me paraissait pas suffisant.

Si une fois qu'on était l'un face à l'autre, il était incapable de... me vouloir, parce que je n'étais pas du tout comment il se l'était imaginé. Cette idée me terrifiait le plus : de le décevoir. Le doute pouvait paraître stupide, mais il me préoccupait assez pour me plonger dans un profond dilemme. Je suis restée plantée là, en silence, et il a dû penser que j'avais changé d'avis. C'était loin d'être le cas, quelque chose en moi, une intuition ou une voix de la raison m'affirmait, non, me hurlait que je n'aurais jamais une si belle occasion de franchir cette étape avec quelqu'un que j'aimais. Je ne pouvais pas laisser mes mauvaises pensées gâcher l'instant.

Il a attrapé ma main, et ce sont ses yeux qui ont achevé de me convaincre. Son visage était doux, inoffensif, rayonnant d'amour, et puis... puis c'était Gabin. Il ressentait probablement les mêmes peurs de son côté, et si lui me faisait confiance pour l'accepter, alors je devais faire de même.

J'ai acquiescé sans un mot, livrant enfin mon accord, et repoussant ainsi toutes mes craintes loin à l'arrière de mon esprit. Il m'a embrassée. J'ai frissonné. C'était un baiser beaucoup plus intense que d'habitude, car on savait toutes les conséquences qu'il impliquait. Le premier baiser de notre première fois.

Gabin m'a saisi par la taille. Il était assis sur le lit, moi, debout face à lui. Au fur et à mesure qu'on s'embrassait, nos deux corps se sont rapprochés, comme si la distance, déjà presque inexistante, entre nous devenait de plus en plus insupportables. Il y avait cette boule dans mon ventre, ce trac des minutes à suivre, mais ce stress était bon. Le genre qui nous rappelait qu'on était en vie.

Soudain, Gabin a rompu le baiser pour me demander :

─ Tu as une... ?

C'était étrange, parce qu'on savait exactement ce qui allait se passer, mais on refusait de prononcer n'importe quel mot en rapport, comme si on cherchait à garder le mystère.

─ Tu sais quoi ? ai-je chuchoté dans un rire. Oui. Le lycée avait fait une distribution.

Je me suis levée pour aller fouiller dans un de mes tiroirs, j'ai trouvé le préservatif emballé pour le déposer dans la main de Gabin. J'ai soufflé. Ces quelques secondes de pause avaient suffi pour faire resurgir en moi toutes les émotions contradictoires du début. J'étais de nouveau terrifiée.

─ Je vais juste aller faire un tour rapide dans la salle de bain, l'ai-je prévenu.

Il a hoché la tête, et est resté assis sur le lit, son petit carré emballé à la main. Les jambes tremblantes, j'ai poussé la porte de ma chambre donnant directement sur la salle de bain de l'étage. Avant de la refermer, je me suis adressé une dernière fois à lui.

─ Gabin ?

Il a levé la tête.

─ Je suis vierge, tu sais, ai-je déclaré après avoir vaincu le nœud dans ma gorge.

─ OK, a-t-il soufflé, plutôt livide. Moi aussi.

Dans une longue inspiration, je me suis isolée dans la pièce. Une fois devant le miroir, j'ai fixé mon reflet, me donnant un discours profond d'encouragement dans ma tête.

Agathe, tu es une grande fille, tu es avec un garçon que tu aimes, et qui t'aimes, rien ne peut mal se passer. Déjà, il faudra forcément que tu passes par là, ensuite, il y a pire comme situation. Tu pourrais perdre ta virginité avec un gars rencontré en soirée que tu connais à peine. Oui, je sais, tu ne vas pas en soirée. C'est pas la question ! Tu es avec l'homme idéal pour toi. C'est Gabin. C'est le meilleur petit ami que cette Terre ait connu. Alors tu te détends, tu relâches la pression, et tu profites de cet instant qui ne se présentera qu'une seule fois dans ta vie.

J'ai déboutonné le haut de mon chemisier – parce que petite poitrine, maxi décolleté, ai essayé de remettre mes seins bien en place pour qu'ils soient attirants au maximum, avant de paniquer en me rappelant que je n'étais pas rasée ni sous les aisselles, ni sur les jambes. Alors oui, l'avènement du féministe, l'acceptation du corps telle que la nature nous l'a donné, je suis pour tout ça, à deux cent pour cents, même. Mais ça me semblait impensable pour moi de ne pas avoir les jambes douces, ce soir très précis.

J'ai commencé à chercher un rasoir dans le bazar de produits de beauté entassés dans les placards, quand j'ai entendu des coups contre la porte de la salle de bain. Je me suis raidie, paniquée à l'idée que ma mère ait entendu la conversation et vienne nous passer un savon, ou que Gabin ait un problème à... enfiler le truc, ou autre chose.

─ Agathe, m'a appelé Gabin, est-ce que tu peux sortir ?

J'ai tout de suite compris que quelque chose n'allait pas. La voix de Gabin franche et enjouée en temps normal s'était faite minuscule et brisée, les derniers mots s'évanouissant dans l'air, à peine audible. J'ai froncé les sourcils, il y avait un truc. La main tremblante – elle n'avait pas cessé depuis qu'on avait pris la décision de franchir le cap de la première fois – j'ai déverrouillé la porte, hésitante. Je suis à peine sortie qu'il s'est écroulé dans mes bras, complètement las, tel une poupée de chiffon.

Au début, je n'ai rien senti d'autre que son corps brûlant (et habillé) contre le mien, et son nez enfoui dans mon cou. Puis, une sensation humide m'a chatouillé la peau, et en apercevant deux ou trois tressauts de son dos, j'ai compris qu'il pleurait. Ma première pensée a été de me dire que c'était de ma faute, qu'il venait de se rendre compte qu'il ne pouvait pas continuer avec moi, ou autre problème dans notre relation. Et je l'ai vue. Ma mère, le téléphone à la main, les yeux injectés de sang, interdite devant la scène.

L'interrogeant du regard, j'ai senti mon cœur se muer en une énorme boule d'angoisse, d'appréhension, de douleur. Elle a secoué la tête, désignant Gabin, et j'ai tout de suite compris. J'ai alors bouché les oreilles de mon petit ami, pour l'empêcher d'entendre – une seconde fois ?– la nouvelle. Ma mère a enfin parlé.

─ Ce sont les garçons, ils sont rentrés. Et tout allait bien pour eux. Mais il y avait d'autres personnes sur la route, qui elles avaient beaucoup trop bu.

Sa voix s'est brisée, elle a repris.

─ Ton père va bien, il est très blessé mais conscient. Le père de Gabin... il est mort sur le coup.

J'ai écarquillé les yeux, alors que les larmes me montaient aux yeux. Mon premier réflexe a été d'attraper le visage de Gabin, et le sortir de mon cou pour le forcer à me regarder. C'est la vision de ses traits complètement anéantis qui m'a assené le coup de grâce. J'ai éclaté en sanglots à mon tour.

─ Ça va aller, ai-je soufflé, ça va aller. Je suis là.

C'était la réplique la plus hypocrite qu'on pouvait probablement sortir à quelqu'un qui venait de perdre un proche. Il n'y avait malheureusement pas de formule magique dans ces situations-là. Il n'a rien répliqué, incapable de parler, et m'a prise dans ses bras, me serrant aussi fort qu'il le pouvait pour trouver du réconfort, comme s'il voulait être certain que moi, je ne partirai jamais de sa vie. Ma mère voulait voir Alexandra, et quand elle a proposé à Gabin de le ramener auprès de sa mère, il n'a rien dit, il ne l'a même pas regardé, il continuait juste de me serrer dans ses bras. Je n'ai pas bougé, j'ai fait signe à ma mère d'y aller sans nous. Sans savoir comment réagir, j'ai laissé Gabin m'étreindre aussi longtemps qu'il le souhaitait. C'était tout ce qui lui faisait du bien pour le moment. Il ne devait pas réaliser, c'était impossible ; le choc de l'annonce avait été trop rude.

La fin de soirée n'a été guère plus joyeuse. J'ai obligé avec douceur à Gabin à s'allonger sur le lit. Je l'ai pris dans mes bras, ai passé ma main dans ses cheveux, et lui ai parlé jusqu'à ce que son état s'arrange un peu. Il est resté le visage enfoui dans mon chemisier. Je ne sais pas si son geste dissimulait une honte de pleurer devant moi. Je n'en avais rien à faire, j'en avais, mais alors, strictement rien à faire. Il pouvait pleurer, il devait pleurer. J'ai fait la conversation seule, lui rappelant des beaux souvenirs, lui répétant à quel point je l'aimais, chuchotant qu'il était merveilleux, qu'il méritait tout au monde.

En moi, mon cœur se réduisait en miettes. J'étais dévastée par la mort brutale du père de Gabin, mais plus que ça, j'étais anéantie par la perspective que Gabin venait de perdre un être cher. Sa tristesse me faisait beaucoup, beaucoup plus de mal que la mienne, et je n'arrivais pas à savoir si c'était l'émotion la plus empathique ou la plus égoïste que j'avais jamais vécue. Je n'arrivais pas à trouver cette douleur immense dans la mort de Michel, je ne la voyais qu'à travers Gabin, et la souffrance qu'il pouvait ressentir. Je me suis sentie encore plus mal, comme déshonorant l'esprit de l'homme, à n'être pas malheureuse pour lui, mais pour son fils. J'ai fini par verser de chaudes larmes avec Gabin, sans pouvoir dire la raison concrète pour laquelle je pleurais. Je pense que c'était simplement l'ambiance qui s'y prêtait. Rester de marbre dans des circonstances pareilles ? Ça n'aurait pas été se montrer fort, ça aurait juste été sans cœur.

Le chagrin a eu raison de sa fatigue, il s'est endormi contre moi. Entre ce moment, et l'instant où je suis tombée de sommeil à mon tour, j'ai fixé le plafond, laissant les larmes couler le long de mes joues. J'avais bien longtemps été une avocate de la justice et de l'égalité. Chacun mérite pareil que le reste du monde. Je me souvenais même de ce repas de famille que j'avais passé à défendre bec et ongles la nécessité d'offrir une seconde chance aux criminels et prisonniers.

Maintenant, je saisissais. Je saisissais que c'était le discours d'une personne qui n'avait jamais été confrontée à la dure réalité de l'existence humaine, avec tous ses retournements, et l'injustice profonde qu'elle recelait. À cet instant, je n'avais au fond de moi plus qu'une colère intense envers l'univers et une seule question : pourquoi eux, pourquoi cette famille ? Ils étaient de bons amis, de bons voisins, de bons parents, ils étaient généreux, drôles, attentionnés. Des gens qui volaient, violaient, tuaient recevaient chaque jour le cadeau de vivre, et le destin s'acharnait sur des personnes qui n'avaient rien demandé ? Il n'avait pas le droit. Le sort ne pouvait pas détruire Gabin, sa mère et son frère ainsi. Ils étaient bons. Gabin était bon. On pouvait toujours trouver à lui reprocher : son humour gras, son insolence, sa maladresse, mais on mentirait si on avançait qu'il était une mauvaise personne.

De quel droit la Nature s'autorisait-elle à prendre la vie de gens innocents ? 

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