10 : La galette des rois chez la sœur d'Agathe.


Ma mère était paniquée, car pour la première fois de notre vie, on allait faire la galette des rois chez ma sœur, et pas chez nous. Charlène n'ayant jamais demandé à ma mère la recette de sa frangipane, c'était une réelle angoisse pour celle-ci de se retrouver avec une galette de supermarché. Elle m'a donc dépêchée d'apporter à ma sœur tous les ingrédients, comme si elle ne pouvait pas le faire elle-même, alors qu'elle avait une voiture, et que j'allais être obligée de marcher. Cherchez l'erreur. Mais bon, on était dimanche, je n'avais rien à faire, et j'avais moi aussi un peu peur de me retrouver avec un bout de galette surgelée dans mon assiette.

La maison de ma sœur était ouverte. Je n'ai pas frappé, considérant que la maison de ma sœur n'était rien d'autre qu'une extension de la mienne, et suis arrivée en plein milieu d'une conversation.

─ C'est mon frère ! a déclaré Olivier, visiblement énervé. Pourquoi est-ce que je devrais me priver d'inviter mon frère ?

─ Ce sont les règles, a expliqué Charlène toute aussi sur la défensive, ton frère brise le cœur de ma sœur, pas de galette des rois pour lui.

─ Et comment tu sais ça ? Hein ? Comment tu peux être sûre que c'est pas ta sœur qui a brisé le cœur de mon frère ?

─ Oh, quand même ! Tu connais Agathe, c'est un sucre d'orge, ton frère, par contre, c'est un démon.

─ Pardon ? Je te laisserais pas dire du mal de mon frère gratuitement comme ça.

J'ai senti que la tension était à son comble, alors j'ai jugé bon d'intervenir. J'ai frappé à la porte de la cuisine, Charlène et Olivier se sont tournés vers moi comme un seul homme, soudain gênés de leur dispute. Je me suis avancé en silence pour déposer les courses de ma mère sur la table.

─ Tiens, Maman t'a acheté ça, et elle t'a mis la recette de la frangipane avec, ai-je expliqué à ma sœur.

─ Elle ne me fait vraiment pas confiance, c'est fou ça.

─ Et... ai-je dit en baissant les yeux, vous pouvez inviter Gabin. Enfin, c'est pas grave, c'est pas comme s'il m'avait larguée après six ans de relation. On n'était même pas ensemble. Et puis, quand on y repense, c'était rien, et c'était ses amis, c'est normal qu'il les ait privilégiés, et...

Je me suis tue à cet instant, trouvant que je me justifiais beaucoup pour quelqu'un qui ne devait pas trouver cela grave. Ma sœur a pris ma défense, une fois de plus. Malgré tous les conflits qu'il pouvait y avoir entre nous, elle avait toujours mes gardes. Toujours.

─ Tu as le droit de ne pas vouloir le voir. Tu mérites beaucoup plus de galette que lui.

─ Ah, OK, donc maintenant il y a une échelle du mérite de la galette ? s'est indigné Olivier.

─ Arrêtez, les ai-je suppliés. Invitez Gabin. Ça va, je vous dis. Et il aime beaucoup la galette.

Ma sœur m'a lancé un regard désolé à la suite de cette dernière phrase, comme si elle trouvait triste que je connaisse les goûts culinaires de Gabin. Ça n'avait rien d'étonnant, puisqu'on se voyait à chaque fois dans le seul objectif de partager un repas. Non, mais, vraiment, j'avais tellement l'habitude de le voir pour manger, que désormais, lorsque je le voyais, mon estomac gargouillait par réflexe.

J'ai voulu partir, et rentrer chez moi jusqu'à 16 heures, moment où l'on allait tous se retrouver pour manger cette fameuse galette. J'étais fatiguée, j'avais encore des devoirs, et surtout, ça m'énervait de voir Charlène et Olivier s'apitoyer sur mon sort de la sorte. Ma sœur traitait le problème comme une vraie rupture, ça faisait une semaine qu'elle m'appelait tous les soirs, et qu'elle débarquait à l'improviste avec un film avec Amanda Seyfried pour que je « continue à garder espoir d'une belle histoire », pendant qu'elle démontait Gabin coup sur coup. Seulement, ce n'était pas une rupture, puisqu'on avait jamais été ensemble, et j'avais beau lui assurer que tout allait bien, elle ne lâchait pas le morceau. Oui, c'est vrai, après que ma mère l'ait gentiment viré à la suite de notre petit-déjeuner du premier janvier, j'avais été un peu déprimée de notre relation avortée, et j'avais peut-être passé ma journée dans mon lit. Mais maintenant, tout roulait. Gabin n'était plus un problème : il n'avait jamais été mon copain.

Finalement, en voyant que Charlène galérait à séparer le blanc du jaune d'un œuf, j'ai décidé de rester pour l'aider à cuisiner une galette convenable. Au moment d'enfourner le tout, elle a poussé un cri strident, et j'ai manqué de renverser le plat.

─ On a oublié la fève ! On n'a pas de fève. Agathe, on n'a pas de fève, on peut pas faire une galette sans fève. C'est l'horreur, comment on va faire sans fève ?

─ Oui, c'est bon, j'ai compris, ai-je râlé. Si vraiment tu n'as pas de fève chez toi, on peut toujours appeler Gabin, il a, genre, un tiroir rempli. Il faisait la collection quand il était petit.

Ma sœur a mis les mains sur ses hanches, et m'a dévisagée, sa spatule en bois à la main. Elle avait une de ses dégaines, et pourtant, je n'ai pas décroché un sourire.

─ Quoi ? ai-je dit en trouvant son regard un peu trop long.

─ Tu te rends compte que tu sais qu'il fait la collection de fèves ? Tu peux dire ce que tu veux, Agathe, mais tu sortais avec ce gars.

─ Ah donc, maintenant, tu sais mieux que moi si je sors avec un gars ou non ? ai-je ironisé.

─ Écoute, vous vous êtes embrassés, vous connaissez tout l'un de l'autre, il t'a présentée à ses amis. Tu peux dire ce que tu veux, mais je suis persuadée que tu sortais avec lui.

J'ai levé les yeux au ciel devant sa logique à deux euros cinquante.

─ Tu oublies le détail de la fille avec qui il a passé sa soirée, lui ai-je rappelé pour lui clouer le bec.

─ Mais bien sûr que non, c'est un peu comme s'il t'avait trompée. Donc tu vois, tu sortais avec lui.

J'ai posé le plat de galette sur la table, et suis sortie de la cuisine sous les soupirs de choc de ma sœur, qui exagérait tout le temps toutes ses émotions. Je suis retournée dans l'entrée pour remettre mes chaussures et ma veste. Charlène m'a suivie, et a agité sa spatule en bois pleine de pâte de galette des rois vers moi.

─ Tu rentres ? Mais c'est débile, le temps que tu marches à la maison, il faudra que tu montes dans la voiture pour revenir ici.

J'ai claqué la porte pour lui faire comprendre que je m'en fichais, et que j'étais prête à marcher une demie-heure plutôt que d'entendre une nouvelle fois ses sortes de leçons de morale médiocres. Elle avait peut-être trop regardé de films d'amour toutes les fois où, avant de rencontrer Olivier, elle s'était faite larguer. Dans tous les cas, Charlène semblait avoir manqué une règle fondamentale en termes de relations : si les personnes n'avaient pas décidé ensemble qu'elles étaient en couple, alors elles ne l'étaient pas. En y repensant, c'était sûrement à cause de ça que ma sœur s'était faite autant de fois larguer. Je ne suis pas sûre qu'elle soit réellement sortie avec tous ces mecs.


Sur le chemin, j'ai mis mes écouteurs et la musique aussi fort que mon téléphone me l'autorisait. J'espérais que la voix stridente de la chanteuse m'empêche de trop réfléchir. Mauvaise idée, elle a eu l'effet totalement inverse. La mélodie m'a coupé du monde autour de moi, et je me suis retrouvée seule avec moi-même. J'ai repensé à la dispute entre ma sœur et Olivier, une heure plus tôt, et je me suis demandé qui aurait le dernier mot, et si j'allais revoir Gabin ou non. Une part de moi, peut-être celle qui cherchait à me protéger, voulait que Charlène gagne, que je n'ai pas à l'affronter. Après tout, une seule petite semaine s'était écoulée depuis ce fameux matin. J'étais bien loin de m'être remise de la brutalité avec laquelle les choses s'étaient conclues.

Le paradoxe dans l'histoire, c'était que je ne craignais pas d'être face à lui de peur de m'emporter ou d'être en colère, j'avais peur que la rencontre se déroule sans accrocs, qu'on plaisante, qu'on s'amuse, que tout soit normal entre nous. Pourquoi ? C'est simple : car l'autre partie de moi, en opposition avec la première mourait d'envie de le revoir. Comment pourrais-je tenir la promesse faite à moi-même – et à lui, pour le coup – de ne rien éprouver à son égard quand il était toujours dans les parages, avec le charme habituel que je lui trouvais ?

Gabin avait le pouvoir de me mettre dans tous mes états, et j'étais incapable de lutter contre lui.

J'ai terminé le trajet, la tête prête à exploser, juste à temps pour monter dans la voiture.

Forcément, en me pointant de nouveau chez Charlène avec nos parents, une demie-heure et deux kilomètres à pied plus tard, j'ai eu l'air conne. La famille de Gabin n'était pas encore là, généralement toujours en retard. Cependant, une voix familière s'est élevée de la cuisine. J'ai rejoint la pièce d'où une bonne odeur de pâtisserie émanait, et suis restée dans l'encadrement de la porte pour observer la scène. L'air détaché que j'affichais était bien loin de l'appréhension qui me nouait gorge et estomac. Gabin et ma sœur étaient penchés sur la table, des fèves étalées partout sur le meuble. Il ne s'était pas contenté de ramener une fève pour la glisser dans la galette, il avait transporté avec lui la moitié de sa collection. Gabin tout craché. Mes épaules se sont détendues d'un coup, et j'ai eu un sourire doux en le voyant aussi concentré sur ses fèves. Sourire que j'ai vite ravalé avant que ma sœur ne me fasse un nouveau discours sur la nécessité de tourner la page.

─ Celle-là ! a-t-il clamé en brandissant une de ses petites figurines. Celle-là, c'est ma préférée.

─ Tu as dit déjà que les trois d'avant étaient tes préférées, a dit ma sœur d'un air condescendant.

─ Oui, bah excuse-moi si tu me demandes de choisir lequel de mes enfants je préfère.

─ Ce sont des fèves, Gabin, lui a rappelé Charlène.

─ Ne l'écoute pas, a chuchoté Gabin à l'objet, elle ne peut pas te comprendre.

C'en était assez pour ma sœur, qui est partie accueillir nos parents. En sortant de la cuisine, elle m'a tapoté l'épaule discrètement, comme pour me signifier « Courage ». Charlène, la seule personne au monde qui criait que Gabin était dangereux pour moi, et qu'il ne fallait absolument que je le revois, mais qui me laissait seule avec lui à la première occasion venue. Quelle sœur exemplaire !

Gabin a levé la tête sur moi, je me suis raidie à nouveau. J'ai bien pensé que tout allait devenir gênant. Nos regards se sont soutenues, jusqu'à je baisse le mien dans un rictus bref, mal à l'aise. Pendant la seule seconde où l'on s'est dévisagé, j'ai cru le voir prendre son inspiration pour parler. Peut-être voulait-il s'excuser une nouvelle fois. Mais au lieu de ça, il a soupiré, avant de dire :

─ Tu te rends compte que l'année dernière, j'étais à deux doigts de finir ma collection des Schtroumpfs, et que ma mère a refusé d'acheter d'autres galettes ?

─ Attends, l'ai-je coupé, tu veux dire que tu continues ta collection ? Je croyais que c'était un délire qui datait de ton enfance.

Il m'a regardé comme si je venais de dire la chose la plus stupide au monde.

─ J'ai pas dix-huit ans, je suis encore un enfant, Agathe.

─ Donc quoi ? Tu espères te lever le matin de ton anniversaire, devenir un adulte par miracle, te mettre à boire du café et te plaindre des impôts ?

─ C'est le plan, a-t-il affirmé.

J'ai étouffé un rire, avant de le rejoindre près de la table pour étudier sa collection de plus près. Finalement, peut-être que j'avais mal envisagé les choses. Gabin semblait avoir très bien pris mon coup de gueule du premier janvier. C'était une bonne chose... ou non. Il s'en fichait pour de vrai ? J'ai rejeté cette pensée, pour éviter de tomber dans un cercle vicieux qui n'aurait que deux arrêts : « Gabin n'est pas pour moi » et « Pourquoi ne veut-il pas de moi ? ».

J'ai pris une des fèves, elle était cassée.

─ Harry Potter n'a plus de tête, ai-je informé Gabin.

Il a froncé les sourcils, et m'a arraché la figurine des mains.

─ Attends, j'en ai six de lui. Il a fallu dix-sept galettes avant d'obtenir Dumbledore. Et en plus, je me suis pété la dent sur Hermione.

─ Sortie de son contexte, cette conversation serait beaucoup trop bizarre, ai-je chantonné en attrapant une autre fève.

Gabin a vu ce que j'avais attrapé, et s'est aussitôt immobilisé, une lueur de terreur passant dans son regard.

─ S'il te plaît, fais super attention avec Super Mario, c'est la pièce maîtresse de ma collection, quand ils ont mis en vente les galettes, il n'y avait que six exemplaires en circulation.

J'ai ri devant l'air sérieux qu'il adoptait, j'avais presque l'impression de tenir sa vie entre mes doigts. Pour jouer un peu avec lui – je ne pouvais pas vraiment m'en empêcher, malgré toute la bonne volonté dont je pouvais faire preuve –, j'ai fait tourner la fève entre mon pouce et mon index, avant de la lancer à quelques centimètres pour la rattraper. Gabin a eu un frisson, et s'est avancé vers moi pour la récupérer. J'ai reculé, un air malin sur le visage.

─ Agathe, s'il te plaît, je suis sérieux. C'est fragile.

─ Comme mon cœur, ça t'a pas empêché de le briser, ai-je plaisanté.

C'était une vraie blague, mon but n'était pas d'attiser le feu entre nous deux, ou lui jeter des reproches à la figure de manière subtile. J'avais eu le sentiment que les choses s'étaient recollées d'elle-mêmes, et que, par conséquent, ce n'était pas bizarre de faire des allusions de ce genre. Gabin est resté droit, le visage affreusement coupable.

─ C'est trop tôt pour ce genre de blague, c'est ça ? ai-je formulé.

─ Un peu, ouais. Bon, rends-moi ça avant que tu fasses une connerie.

Dans un sourire, j'ai reculé encore, la fève toujours au bout des doigts. Je crois que le plus marrant, c'était de voir à quel point Gabin tenait à ces petits trucs. J'ai continué à marcher en arrière, jusqu'à ce que le bout pointu d'une porte de placard ouverte me heurte le crâne brutalement. Sous le choc, j'ai lâché la fève qui a rebondi sur le carrelage.

─ La vache ! s'est exclamé Gabin. Ça va ? Tu t'es pas fait mal ?

J'ai porté une main à l'arrière de ma tête, là où je m'étais cogné. Gabin est venu près de moi pour vérifier que je ne saignais pas. Ce n'est que bien plus tard, en repensant à ce moment, que j'ai réalisé à quel point je m'étais trompée. Gabin tenait à moi. Sa fève préférée était tombée, et pourtant, c'était vers moi qu'il s'était précipité pour s'assurer si j'allais bien. Forcément, d'un point de vue rationnel, c'était normal, mais lorsqu'on avait vu la passion pour ces stupides figurines qui l'animait, ça comptait.

─ C'est bon, m'a-t-il rassuré, t'as rien.

─ Par contre, Super Mario... ai-je lancé en voyant la fève en deux morceaux sur le sol.

Il l'a ramassée soupirant, sans pour autant me crier dessus. Ce que moi, j'aurais fait, à sa place. Il a déposé les morceaux dans la boîte, avant de déclarer.

─ Tant pis. Je vais avoir dix-huit ans bientôt de toute façon. Les fèves, c'est bientôt fini.

J'ai eu un pincement au cœur en le voyant réagir de la sorte. Il ressemblait à un petit garçon qui aurait perdu son doudou. J'ai eu envie de le prendre dans mes bras, mais je m'en suis abstenue, trouvant le geste beaucoup trop prématuré. Le minuteur du four a sonné, et comme par magie, ma sœur est apparue.

─ Allez, à table ! Tes parents sont là, Gabin, va leur dire bonjour.

─ Je vis avec eux, tu sais, lui a-t-il rappelé en fronçant les sourcils. Et avant que je parte, ma mère me gueulait dessus parce que j'avais des chaussettes sales dans ma chambre, je pense pas qu'elle veuille que je lui dise bonjour.

─ Ouais, peu importe, dégagez, a ordonné ma sœur.

Sentant que nous étions de trop, nous sommes partis pour rejoindre la table, que ma sœur avait dressé avec son beau service à dessert reçu pour son mariage. J'ai fait la bise aux parents de Gabin, avant de m'installer. La galette encore fumante est arrivée, et dans son élan d'enthousiasme habituel, ma mère a proposé :

─ Alors, qui va sous la table ? Gabin ? Agathe ?

On s'est regardé.

─ Moi, ai-je dit, parce que la tradition m'avait toujours plu.

─ Quoi ? Pourquoi ? C'est moi le plus jeune ! a protesté Gabin.

─ N'importe quoi, me suis-je énervée, t'es du mois de juin, et je suis d'août.

─ Ouais... mais c'est moi qui ai ramené la fève, donc je devrais être celui qui la distribue.

─ Peut-être, mais j'ai fait la galette.

─ Allez tous les deux sous la table, et arrêtez de vous prendre la tête, nous a coupés Charlène.

Ce qu'on a fait. On s'est glissé sous la nappe, et avec nostalgie, on a regardé les jambes autour de nous. Malgré la taille du meuble, on commençait à se faire trop petits pour être à l'aise dans cette sorte de cabane. J'ai vu Gabin me tourner le dos alors qu'il attribuait la première part à son frère.

─ Qu'est-ce que tu fais ? ai-je chuchoté, avant de crier. Euh... Maman, enfin, Véronique.

─ J'attache les lacets de mon père ensemble, a-t-il répondu à voix basse, je faisais toujours ça quand j'étais petit. Charlène !

─ T'es un gamin. Michel !

─ C'est pour ça que tu m'aimes, a-t-il affirmé. Alexandra !

J'ai froncé les sourcils. La remarque aurait pu passer dans un autre contexte, s'il n'y avait pas eu tout ce remue-ménage une semaine plus tôt. Je suis restée silencieuse, au-dessus de nous, ils attendaient leur part.

─ Jean-Paul, ai-je bégayé en attribuant la part à mon part.

Gabin a levé les yeux sur moi. Il n'affichait pas son sourire habituel, il semblait presque aussi chamboulé que moi par ses propres mots. Soudain, le dessous de la table ne ressemblait plus trop à une cabane, mais plutôt à une sorte de fournaise dont il serait impossible de sortir. Il ne restait plus que nos deux parts à être déposées dans les assiettes. Gabin m'a fixée.

─ Tu m'aimes, hein ? m'a-t-il demandée. Parce que moi, oui.

Puis, à voix haute, il a ajouté.

─ Agathe.

─ Et la dernière part sera donc pour Gabin, a déclaré ma sœur toute fière.

Il s'est extirpé de dessous la table pour se rasseoir, me laissant seule, et complètement déboussolée. J'ai fini par sortir moi aussi, sans un mot et le visage probablement cramoisi. J'ai mangé ma part en silence, je n'avais même pas la force d'essayer de trouver un sens, ou de comprendre le geste de Gabin. Il m'avait avoué des sentiments de manière complètement improbable. Comme ça, en distribuant les parts de galettes, et en faisant une bonne blague à son père par la même occasion.

J'ai eu la fève. Ma sœur aussi. Et la mère de Gabin. Tout le monde a eu la fève, en vérité. Car dans sa folie, Charlène en avait glissé une dans chaque part. Dès la fin du repas, les parents de Gabin ont pris leurs affaires et déclaré qu'ils ne « devaient pas traîner ». Gabin est donc parti, sans m'avoir parlé d'avantage. Sans une explication, une excuse, il a mis son manteau, m'a fait la bise dans un sourire, et s'est installé sur la banquette arrière de la voiture.

Bordel, mais qu'est-ce qui ne tournait pas rond chez ce gars ? Des milliards d'hommes sur Terre ! Des milliards ! Et moi, il avait fallu que je choisisse celui qui concevait l'amour comme une partie de poker. Il bluffait, se couchait, misait un peu, beaucoup, et aujourd'hui, il venait carrément de faire tapis. 

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