3ÈME ENTRESOL -- SCHMÜRZ

On retrouvait un peu de présence humaine une fois l'athlétique ascension finie, et le Ministre, qui n'était pas le plus fatigué puisqu'on l'avait quasiment hissé tout le long de la montée, poussa un soupir de soulagement en s'épongeant le front, ravi de se retrouver en terrain familier et de pouvoir à nouveau faire ce qu'il savait faire de mieux : parler aux gens et serrer des mains. Mais les mains qu'il serrait étaient molles et cagneuses, car l'entresol n'était peuplé que de moribonds, d'éclopés, d'indigents et de culs-de-jattes en tout genre. On avait ici affaire aux pauvres des pauvres, en quelque sorte : ceux dont l'impotence et la misère étaient si incurables qu'ils n'avaient pas droit de cité dans les étages inférieurs. Tous les habitants de cette Cour des Miracles suspendue étaient regroupés dans la langue des pauvres sous le terme générique de « schmürz », désignant à la fois tout ce qui était vieux, malade, cassé, inutile ou dépourvu de bras ou de jambes.

Ceci expliquait cela : le sens de l'étage vide rencontré précédemment devenait à présent limpide, il s'agissait en somme d'un étage-tampon, un no man's land, un espace intermédiaire destiné à maintenir une distance physique, hygiénique et salutaire, entre les pauvres et les schmürz. Un Boulevard Périphérique intérieur, pour ainsi dire, à la fois zone de passage et zone-écran, une frontière interne. Une île dans l'île. Le pire était que les schmürz, quand les interprètes s'adressaient à eux, étaient incapables de répondre : certains parvenaient tout juste à former du bout des lèvres des mots sans voix, quand d'autres, figés dans leur mutisme, peut-être sourdes ou aveugles, ne desserraient pas les dents. Le Ministre eut à cet instant la sensation d'effectuer une ascension inversée, une plongée vers le haut, une anabase qui tenait plutôt de la catabase : plus on s'élevait dans les étages des Champs d'Honneur, plus on rencontrait de créatures hadopélagiques, des spectres semblant issus des plus noires profondeurs. Il se demanda ce qui pouvait bien les attendre encore plus haut.

Comme les schmürz se muraient opiniâtrement dans leur silence et ne bougeaient presque plus, la délégation zigzagua entre eux comme entre des meubles hors d'usage, en quête de la corde qui mènerait au-dessus. Quand on la trouva, il fallut en décrocher un schmürz qui s'y agrippait bec et ongles, et dont le corps inerte retomba au sol dans un craquement sec.

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