Chapitre 9
Léonard
Au final, la nuit avait été moins éprouvante que je ne l'avais craint. J'étais un gros dormeur et à l'exception d'un réveil en sueur à l'issue d'un rêve dont je ne gardais aucun souvenir, dieu merci, j'avais réussi à me reposer. Je m'étais endormi très tard après plusieurs heures de recherche sur le net sur des cas "avérés" de possessions fantomatiques et meurtres mystérieux imputés aux esprit. Mais comme je m'y étais attendu, j'avais perdu mon temps sur un salmigondi de superstitions stupides et autres théories du complot hystériques et je n'étais guère plus avancé lorsque je m'étais finalement écroulé à une heure indécente. Heureusement que grâce à mon contrat doctoral j'étais relativement libre de mon temps et avais pu me permettre une bonne grasse matinée. Encore au chaud sous la couette, je me frottai le visage en soupesant mes options pour la journée. Puisque wikipédia n'avait pas été capable de me donner le moindre bout de réponse à mes questions, j'allais devoir la jouer à l'ancienne et même si j'aurais préféré me couper un bras, ou un orteil, à la limite, j'allais être contraint de rendre visite à ma meilleure source potentielle.
A mon arrivée à Paris, et durant les années qui avaient suivi, je m'étais constitué un petit réseau dans le milieu, fermé et méfiant, des occultistes et médiums. Ils étaient une petite dizaine à graviter autour des même lieux et à se partager une clientèle avide de relations avec l'au-delà. Bien sûr, certains étaient de purs charlatans mais j'avais croisé plusieurs hommes et femmes dont tout indiquait qu'ils avaient, eux aussi, certains dons. En plus de ces connaissances, j'avais établi des relations timides avec des pratiquants de plusieurs religions dédiées au culte des esprits. J'avais été convié à des cérémonies candomblé et vaudou, j'avais échangé avec des chamans et des prêtres et j'avais vu de mes propres yeux la frontière entre la vie et la mort s'estomper, le temps de quelques heures ou quelques minutes, à l'appel de ces croyants pour qui dialoguer avec les défunts étaient la base. Ces accointances me servaient habituellement à mes recherches, elles allaient peut-être me permettre de comprendre ce à quoi j'avais assisté la veille. Bref, j'avais des choses à faire et des gens à voir et si je voulais éviter un nouveau massacre, je n'avais pas de temps à perdre.
Je finissais de petit-déjeuner et étais quasi prêt à décoller lorsque mon téléphone se mit à sonner, faisant vibrer la bouteille de lait sur laquelle il s'appuyait. Je sursautai et la tasse de café à moitié pleine que je portais à ma bouche tressauta et se déversa lamentablement sur ma minuscule table en formica vintage. Argh j'en avais mis partout. J'attrapai le rouleau de sopalin, jamais très loin de moi, et épongeai en lorgnant l'écran qui continuait à clignoter avec insistance. L'identité de l'appelante me fit hésiter une seconde mais je finis par décrocher, tout en lançant ma boule d'essui-tout trempé en direction de la poubelle dans l'angle du coin cuisine. Je la ratai et elle atterrit sur le lino dans un splotch triste annonçant, qu'en prime, j'allais devoir me taper la serpillère. Je me maudis tout en portant le combiné à mon oreille. Je m'apprêtais à prévenir mon ami Lucie que j'étais assez pressé et que je la rappellerai en soirée mais elle ne m'en laissa pas le temps et son timbre inquiet me figea sur place.
- Léonaaaaard? Nom de dieu, tu vas bien?
- Salut Lucie. Euh ça va, oui, pourquoi?
- Pourquoi? Sérieusement? (sa voix monta dangereusement vers les aigüs) Je viens d'être informé par un flic que tu étais témoin d'un meurtre, que tu t'étais interposé et tu me demandes pourquoi ? Tu te fous de moi? C'est sur toutes les chaînes de télé, bordel!
Je grimaçai et cherchai la télécommande des yeux.
- Les flics t'ont appelé? Merde, je suis désolé!
- Mais désolé de quoi, putain? D'être en vie?
Le timbre de mon amie prenait des inflexions de plus en plus stridentes et j'éloignai le combiné de mon oreille pour préserver mon ouïe fragile.
- Tu exagères, Lucilulu. Ce n'est pas moi que la meurtrière visait. Je ne risquais pas grand chose en réalité.
Je croisais mes orteils nus en réaction à ce mensonge flagrant et elle haleta sous le choc.
- C'est donc vrai! Tu t'es mis devant une tarée armée d'un couteau! Nan mais ça va pas la tête!
Ignorant les cris indignés et inquiets de ma meilleure amie, j'allumai la télé et basculai sur la chaine d'information. Le bandeau déroulant annonçant une terrible tentative de meurtre et des soupçons de terrorisme défilait en bas de l'écran. Le reportage montrait des images tourbillonnantes de voitures de police tous gyrophares allumés, d'experts fourmillants sur la scène de crime et de témoins choqués, histoire de bien affoler le spectateur matinal. Bordel non mais quelle merde... Subjugué par le spectacle morbide, il fallut quelques secondes à mon cerveau pour recoller les morceaux et se poser la question qui s'imposait. Je coupai la diatribe enflammée de Lucie et lui demandai :
- Les flics t'ont appelé? Mais pourquoi?
Sa voix s'éteignit subitement et je l'entendis inspirer au bout du combiné. J'insistai.
- Lucie! Qui t'a appelé, exactement? Et qu'est-ce qu'ils voulaient?
- Euh...
Elle paraissait confuse.
- Un mec. Jeune. J'ai pas retenu son nom, je suis désolée. Il m'a juste dit que tu avais été témoin d'un crime et qu'il faisait des vérifications de routine. Il m'a juste demandé deux trois trucs sur toi pour confirmer son dossier et voulait savoir quand était prévu ma fête d'anniversaire.
Elle hoqueta.
- Tu ne voulais pas que je lui parle? Merde, j'ai fait une connerie? J'étais super inquiète pour toi mais il m'a dit que tu allais bien et que tu avais été super courageux!
Je me mordis la joue de frustration alors qu'elle montait à nouveau dans les tours. Lucie n'avait rien fait de mal mais il était clair que mon explication n'avait pas complètement satisfaite l'inspecteur qui m'avait interrogé et ça, ça faisait drôlement chier. Bien sûr, je ne craignais pas d'être accusé d'agression ou quoi, il y avait suffisamment de personnes présentes sur place pour témoigner que j'étais intervenu pour sauver la dame blessée. Mais si les flic commençaient à enquêter sur moi et à me soupçonner de complicité, ou une merde du même style, mes pauvres explications surnaturelles n'allaient pas sauver mon petit cul tendre de la prison. Mon imagination, bien trop développée et clairement axée sur la pop culture et les séries américaines, se fit un plaisir de me bombarder d'images cauchemardesques de combinaisons orange et de boulets au pied et je déglutis difficilement. Je regardais trop Netflix pour mon bien, c'était évident. Je me collai une forte claque mentale pour me calmer et tâchai de reprendre les rênes de la conversation, adoptant un ton serein et rassurant à mille lieux de l'inquiétude que les propos de mon amie m'avaient donné.
- Lucilulu, zen, tout va bien. Respire et arrête ta crise d'hystérie, steuplé. La seule drama queen que je tolère c'est mon directeur de thèse, tu le sais.
Elle soupira au bout du fil.
- Pardon, j'ai eu un coup de speed. Mais entendre que tu t'étais colleté avec une dingue armée d'un couteau ça m'a rendu folle ! Pourquoi tu ne m'as pas prévenu?
- J'allais t'appeler, je te le jure, mentis-je sans aucun remord. Et ouais, ce n'était pas mon moment le plus fun, j'avoue. Ça m'a un peu retourné. Mais je n'ai rien eu du tout et je vais très bien. J'ai juste été surpris d'apprendre que quelqu'un t'avait contacté mais bien sûr que tu as eu raison de répondre au flic.
Je forçai un rire sans enthousiasme.
- Ce n'est pas comme s j'avais quelque chose à cacher.
Elle gloussa, rassurée.
- Ouais c'est clair. Tu as la vie la plus sage et la plus posée de tous les gars que je connaisse. Léonard le gentil garçon sage.
- Hey! Je peux être sauvage moi aussi, je te signale!
Elle émit un petit bruit méprisant.
- Ouais, c'est ça. Dans tes rêves, surtout.
A cette heure-ci, mon rêve était de décoller mon amie du téléphone mais je n'avais aucun espoir d'y parvenir dans l'immédiat. Nous nous étions rencontrés en première année de licence d'histoire et sciences sociales, avant que je ne me spécialise dans les recherches ethnologiques, et nous avions tout de suite accroché. Je venais de débarquer à Paris, petit provençal tout égaré, et elle avait eu pitié de moi. Parisienne de souche, elle m'avait servi de mentor et de guide durant mes premiers mois citadins, autant à la fac, où son statut de redoublante en faisait une experte de la vie de campus, que dans les méandres de la vie urbaine. Au fil des semaines, de révisions en sorties et de balades en échanges de cours, nous étions devenus proches. Son acceptation totale de ma préférence pour les garçons, combinée à son goût immodéré pour les bars et boîtes gays où elle tentait sans relâche de me traîner, à mon grand désarroi, avaient finalement cimenté notre complicité. Je lui disais tout, ou presque. Un gros presque. Même si j'avais souvent été tenté, je ne l'avais pas mis dans la confidence de mes capacités spéciales. L'expérience m'avait appris, à la dure, que peu de gens autour de moi seraient capables d'absorber cette spécificité et que dans la majorité des cas, je ne récolterais qu'incrédulité, voire violence. J'avais donc fermé ma gueule au sujet de mes fantômes mais à part ça, nous étions restés inséparables au fil des ans, même lorsque nos études nous avaient séparés. Lucie était plus dégourdie, plus sociable et bien plus fêtarde que moi et son orientation finale vers la communication événementielle lui allait comme un gant. Elle était bavarde, également, et plutôt que de négocier un débriefing ultérieur, je pris mon mal en patience, me servis un nouveau café et me résignai à lui narrer dans des détails soigneusement expurgés les péripéties qui avaient émaillé les dernières vingt-quatre heures.
Au final, la matinée était déjà bien avancée quand je pus enfin m'échapper. Lorsque mon amie m'avait enfin relâché, après m'avoir soutiré la promesse de nous retrouver très rapidement pour que je lui raconte, encore et avec plus de détails, le drame auquel j'avais assisté, j'avais pris cinq minutes de plus pour joindre le professeur ... Lui aussi était très inquiet à mon égard et la confirmation qu'il avait également été contacté par un enquêteur me fit grincer des dents. Mon mentor lui avait confirmé mon rendez-vous avec lui ce matin là ainsi que mon heure de départ mais il en était ressorti avec la sensation d'une certaine méfiance de la part de son interlocuteur. Quoi que les flics pensent deviner à mon égard, ce n'était pas super positif, à priori, et je me préparai mentalement à une confrontation à venir en attrapant ma veste de rechange pour sortir.
Paris et le quartier latin en particulier étaient réputés pour le nombre et la diversité de leurs librairies, neuves ou d'occasion. Bien sûr, la hausse continue des prix des bails commerciaux dans cet arrondissement chic, l'exode des étudiants vers la périphérie de la cité et la dématérialisation des livres faisaient des ravages mais les alentours du boulevard Saint-Michel restaient truffés de ces pépites sombres, à l'odeur de vieux papier et de poussière qui ravissaient les touristes à la recherche de sensations pittoresques. Mais j'étais bien certain que l'échoppe à la vitrine crasseuse devant laquelle je m'étais arrêté n'avait pas attiré le moindre américain ou chinois depuis une bonne trentaine d'année, au moins. Et si je ne l'avais vu de mes propres yeux, j'aurais eu du mal à imaginer qu'il ait jamais accueilli des humains tout court. La cloche ancienne carillonna, contrepoint d'ambiance parfait au grincement lugubre du battant de la porte et en traînant des pieds, je m'enfonçai dans la semi-pénombre d'une pièce vouée à étouffer ses visiteurs sous une tonne de papier moisi. J'étais légèrement allergique aux acariens et comme à chaque fois que je me résolvais à mettre les pieds à la Lanterne, bouquiniste et curiosités, mon nez me fit bruyamment connaître sa désapprobation. J'éternuai bruyamment dans ma main à trois reprises.
- Pas de postillons sur les livres! tonna une voix cinglante et aigrelette.
Je plissai les paupières pour distinguer le minuscule libraire à travers les piles de livres branlants qui transformaient son magasin en un cauchemar qu'Escher n'aurait pas désavoué. Je ne voulais même pas savoir comment cette menace permanente d'incendie parvenait à déjouer les services de sécurité de la Préfecture et à rester ouverte mais à mon avis, les choses n'allaient pas tarder à horriblement mal tourner.
- Monsieur Pagini, marmonnai-je sans aucun enthousiasme lorsque mes yeux accommodèrent enfin. Bonjour. Je n'ai pas éternué sur les livres, ne vous inquiétez pas.
Je m'abstins de faire remarquer qu'au vu du niveau de crasse ambiant, quelques millilitres de salive n'allaient pas faire grand mal à la collection éclectique qui s'offrait à l'amateur dément de policiers des années 20, livres de cuisine de grand-mère manuscrits ou vieux ouvrages ornés de blondes plantureuses et aux seins nus en couverture. À la limite, c'était même susceptible de la laver un peu. Mais je n'étais pas assez courageux pour émettre cette remarque à portée d'oreille de mon hôte et forçai plutôt mon visage à adopter l'air enthousiaste et humble du chercheur empli de soif d'apprendre, mais bien conscient de son indignité à poser ses grosses pattes philistines sur le précieux papier conservé en ce lieu sacré
Le libraire négocia son passage à travers le bordel et traversa la boutique étroite magasin pour se planter devant moi, me forçant à baisser la tête pour me toiser d'en-dessous avec dédain. Même avec beaucoup de bonne volonté, on ne pouvait me qualifier de grand, ou de baraqué. Au mieux, j'étais élancé et de taille moyenne, si c'était même compatible. Mais vis-à-vis de mon interlocuteur, j'avais la sensation troublante d'être un colosse car M. Pagini était carrément lilliputien, lui, et je le dépassais d'une bonne tête. Dans ses bons jours, qui étaient rares, il me faisait penser au professeur Flitwick. Dans ses mauvais, les plus courants, il était plutôt Kreattur. Et pas la version qui cuisinait de la tourte aux rognons et des tartes à la mélasse. Ouais, je pouvais me l'avouer, il me fichait la trouille. Acheter ou même consulter un livre chez lui impliquait de se faire passer sur le grill d'une manière qui ne satisfaisait aucune de mes tendances masochistes inexistantes et j'évitais au maximum de m'y résoudre. M. Pagini avait beau être un des collectionneurs d'ouvrages occultes les plus avisés, je ne mettais les pieds dans son antre que contraint et forcé.
- Mpff. Monsieur Martin. Cela fait longtemps.
Ouais et on se demandait bien pourquoi. Je tentai un sourire avenant, toute hypocrisie dehors.
- M. Pagini. Comment allez-vous?
- Je n'ai pas que ça à faire. De quoi avez-vous besoin aujourd'hui?
Okaaaay. Vu que la politesse était morte à coup de pioche et enterrée sous un quintal de papier jauni, j'abdiquai tout faux-semblant et formulai ma demande.
- J'ai besoin d'informations sur les possessions. Les possessions d'âmes, je veux dire, pas les possessions matérielles, bien sûr.
- Mpff.
Ce bruit était exaspérant et je m'embrouillai un peu plus encore.
- Les possessions corporelles, sinon. Mais pas les invocations. Plutôt lorsqu'une âme possède un corps, vous voyez? La possession d'un corps par une âme, quoi.
Si je disais encore le mot posséder ou possession, j'allais décéder d'une combustion spontanée. Je fermai ma grande bouche et reprit mon souffle, que la poussière accumulée rendait sifflant. Comme beaucoup de libraires d'occasion que j'avais eu le douteux privilège de rencontrer, M. Pagini n'était pas un vendeur de livre. Un collectionneur, oui. Un conservateur, sans nul doute. Un passionné, sans hésiter. Un picsou thésaurisateur de pages imprimées absolument. Le convaincre de me rétrocéder un peu du savoir accumulé entre ses mains sèches et tordues était un challenge de chaque instant et devoir m'y confronter une corvée totale. Je forçai un nouveau rictus optimisme et me préparai à défendre la légitimité de ma demande.
- Et puis-je savoie à qui ai-je l'honneur aujourd'hui?
- Euh... Hein?
L'homme paraissait avoir toute sa tête, pourtant, et je ne comprenais pas où il souhaitait en venir. Il me regarda au dessus de ses petites lunettes rondes et je résistai à l'envie de me tortiller sous la sévérité de ses prunelles couleur d'ardoise comme un écolier attendu pour réciter sa poésie.
- Vous vous relâchez, jeune homme. Un peu de concentration je vous prie, je n'ai pas que ça à faire. Etes-vous ici en qualité d'étudiant fouinard et commère, dont l'enthousiasme épuisant ne légitime en aucun cas sa manie douteuse de lever le voile avec indiscrétion sur des pratiques qui nécessitent la plus grande circonspection et retenue, ou bien êtes vous venu ici avec votre chapeau de pratiquant?
J'eu besoin d'une seconde pour démêler ses propos et encore plus pour comprendre ce qu'il insinuait. Je savais qu'il me reprochait mon choix de recherches, estimant que les croyances et les rituels que j'étudiais étaient trop sensibles, ou trop dangereux, pour être exposés en plein jour et nous avions débattu de cette question de nombreuses fois. J'avais du défendre ma démarche d'étudier ces pratiques sur le plan anthropologique et sociologique sans jamais dévoiler au grand public qu'elles étaient plus que de simples croyances, sans fondement et sans effets, mais nous ne nous étions jamais accordés. Pour lui, le simple fait de relater les rites auxquels il m'était arrivé d'assister, sans évoquer leurs incidences, était une trahison au monde occulte auquel il appartenait, sans que je n'ai jamais pu déterminer avec précision quelle place il y occupait. Néanmoins, c'était la première fois qu'il sous-entendait que selon celui que j'étais, il me laisserait, ou pas, l'accès aux informations que je convoitais. Aussi, je fronçai le nez et répondis avec sincérité :
- Il ne s'agit pas de ma thèse. Vous n'avez pas regardé les infos?
Il leva le sourcil dubitatif de celui qui n'a pas regardé la télé depuis l'ORTF, et pour qui internet est une marque de gel désinfectant, et je lui expliquai avec passion:
- Il y a eu un meurtre. Enfin, une tentative de meurtre suivie d'un suicide. Hier matin... Je pense... Non, je suis quasiment sûr que la meurtrière était... possédée, si c'est le bon terme. Elle n'était pas seule dans sa tête, j'en suis persuadé. J'ai absolument besoin d'en savoir plus.
- Mpff...
Argh.
- Les gens deviennent fous pour de nombreuses raisons, Monsieur Martin. Inutile d'aller chercher des esprits fâchés et dangereux, la violence ordinaire suffit amplement, en général.
- Je ne peux pas dire le contraire mais j'étais là, M. Pagini. Vous me connaissez, vous savez ce que je fais et je sais ce que j'ai vu. Je sais ce à quoi j'ai assisté et je garantie qu'un esprit malsain était impliqué. Je ne le comprends pas, pas encore, mais la violence ordinaire n'a rien à voir dans l'histoire.
- Mpff...
Je résistais à l'envie de crier ma frustration. Le vieil homme réfléchit quelque seconde en tapotant distraitement le haut d'une pile branlante d'ouvrages, sans se soucier de la poussière grise qu'il faisait voler du bout de ses doigts noueux et hocha enfin la tête sans enthousiasme.
- Je suppose que c'est une requête acceptable. Ne bougez pas et ne touchez à rien, je reviens tout de suite.
J'avais déjà les habits recouverts d'une couche grise et suffocante, je n'avais certainement pas l'intention d'aggraver mon cas. Satisfait de ma docilité, le libraire disparut derrière son comptoir, dans la réserve mystérieuse où je n'avais jamais eu le droit de poser le pied et revint après de longues minutes, deux livres reliés de cuir en main. Je louchai sur les titres sans discrétion et manquai de m'étouffer.
- Tractatus de manes et spiritubus. C'est un livre en latin?!
- Bien sûr que non, ne soyez pas idiot. Je ne m'attends en aucun cas à ce que vous soyez capable de déchiffrer une langue morte, au vu de la manière relâchée dont vous vous exprimez en français. Non, cet ouvrage a été écrit en France à la fin du dix-neuvième siècle et si son auteur, le regretté Alexandre Rivert, l'a titré en latin c'était uniquement pour se revêtir d'une apparente respectabilité. De la "communication", comme on dirait aujourd'hui, prononça-t-il comme il aurait articulé une obscénité. C'était un disciple de la première heure du grand Allan Kardec mais ses sujets d'études à lui se prêtaient mal aux salons bourgeois et aux conférences publiques, vous le découvrirez. Il a étudié un grand nombre de cas de possessions maléfiques et je pense qu'il saura vous instruire dans le domaine.
- Ça semble parfait...
Il ne prit pas la peine de me répondre et me tendis le second ouvrage avec arrogance. Il pesait lourd et l'illustration de la couverture m'attira l'œil. Le pentacle tracé à la main était dessiné en rouge terreux et un peu délavé et je réprimai ma répulsion.
- Est-ce que c'est... du sang?
- Bien sûr que non. Je vends des livres, pas des artefacts maudits ou je ne sais quelle foutaise.
D'un air exaspéré, M. Pagini me montra le sceau alambiqué surmontant le frontispice.
- J'espère que vous lisez l'anglais, en revanche. Il s'agit des mémoires d'un pratiquant des années trente. L'auteur croyait en un salmigondi baroque de superstitions satanistes et païennes mais il se vantait de pouvoir faire revivre les morts.
J'allais ouvrir la bouche mais il me coupa sèchement :
- Je ne parle pas des pratiques de vos amis mambos, cela n'a rien à voir. M. Byrnes prétendait être en mesure de faire revenir les âmes à la vie. Peut-être que la méthode exposée ici vous enseignera un peu sur le sujet. Qu'il se soit agi d'un épouvantable menteur, d'un fou ou d'un précurseur, je vous en laisserais seul juge et cela fera mille cinq-cents euros, je vous prie.
- Quoi?
Je faillis en lâcher l'ouvrage de saisissement.
- Mille cinq cent euros?! Vous plaisantez?
Le front haut du libraire m'apprit à quel point la notion même de plaisanterie lui était étrangère et je soufflai, désappointé. J'avais de plus gros moyens que le thésard de base mais clairement, cette dépense non anticipée allait plomber mon budget des semaines à venir. J'avalai ma salive et d'un ton funèbre, lui demandai :
- Vous prenez toujours la carte bleue?
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