Chapitre 8

L'odeur d'antiseptique et de désespoir me prit à la gorge et je déglutis en pénétrant dans le service de réanimation de l'Hôpital Lariboisière. J'étais resté tard rue du Bastion, la veille au soir, à éplucher une nouvelle fois les éléments du dossier avant de reprendre les interrogatoires et mes cernes noires creusaient des ombres lourdes sous mes yeux fatigués. Seule la nouvelle que Serena avait survécu à son opération des intestins et était en salle de réveil avait égayé ma soirée studieuse. Il n'était pas encore question de la rencontrer, néanmoins. Elle dormait encore et ses soignants étaient incapables de nous indiquer quand elle serait en état de répondre à nos questions, si aucune complication ne venait l'emporter. Le médecin légiste détaché de l'Hôtel Dieu avait fait le point avec l'équipe des urgences et l'avait examiné mais je n'attendais pas grand chose de ses conclusions. Après tout, nous connaissions déjà l'auteur des faits et l'arme du crime aussi de grandes révélations paraissaient peu probables. Pierrick marchait devant moi en trainant des pieds. Il m'ouvrit de l'épaule la porte battante couleur bleu ciel du long couloir éclairé au néon blanchâtre et agressif et se retourna pour me jauger.

- Tu as une sale gueule sous cette lumière, on dirait un vampire. Merde, Milo, tache d'avoir l'air plus agréable et accessible. On va rencontrer la famille de la pauvre gamine, les parents vivent un vrai enfer et on dirait que tu vas mordre.

Je grognai à sa réflexion et tentai un sourire forcé, détendant mes mâchoires crispées.

- C'est mieux comme ça?

- Argh maintenant on croirait que tu as la chiasse.

Il secoua la tête.

- Tu es vraiment à chier dans le rôle du bon flic mais je te rappelle que ces pauvres gens ne sont pas suspects.

Il avait raison et je fis un effort délibéré pour me détendre. Je ne pouvais rien faire pour adoucir le visage sévère que la nature m'avait donné mais ouais, je pouvais tenter de compenser par un air relativement avenant. Tant qu'on ne me demandait pas de consoler qui que ce soit, je laissais les platitudes douces à Pierrick. De toute façon, ce qui faisait de moi un bon inspecteur, c'était ma capacité à analyser les faits, faire des recoupements et trouver des idées. L'aspect relationnel ouais mais non, je le laissais sans regrets à mon coéquipier.

- Je déteste les hôpitaux, me bornai-je à répliquer.

- Je ne connais pas grand monde qui les aime, sérieux. Rien que l'odeur... beurk. Encore que, même si c'était dans un autre bâtiment, j'ai de bons souvenirs ici. Gwen et Aziliz y sont nées et si les locaux étaient déjà pourris à l'époque, j'avais trouvé les toubibs et les sages-femmes plutôt cools.

Il me dévisagea, narquois.

- Peut-être que c'est cela dont tu as besoin pour adoucir ce caractère grognon, mon pote. Des bébés et des bébés et des bébés.

Je relevai un sourcil dubitatif en sa direction et il ricana.

- Ouais je vois, pas pour toi. De toute façon, c'est aussi bien, tu les terroriserais.

- Tes filles m'adorent, protestai-je. Ce n'est pas parce que je ne veux pas de gosses à moi que je fais peur aux mômes, enfoiré.

- Elles t'aiment uniquement parce que tu leur achète tout plein de saloperies hors de prix! D'ailleurs Aminata t'en veut encore pour cette cochonnerie de tablette que tu as filé à Azi pour son anniv. Elle passe son temps à la réclamer, maintenant, merci bien!

- Vous êtes trop sévère ta femme et toi avec ces pauvres gamines. Toutes ses copines ont déjà des téléphones portables alors une pauvre tablette avec contrôle parental, c'est pas la fin du monde non plus. Je dis pas que vous devez les laisser traîner sur TikTok à longueur de journée non plus mais de là à interdire le moindre écran... C'est quand même un comble avec une femme réalisatrice!

Pierrick maugréa.

- Ne te mêle de notre éducation, emmerdeur. Je te rappelle que la seule chose que tu as eu à élever dans toute ta vie c'était un putain de chat et qu'il pissait partout et faisait ses griffes sur ta tapisserie. Alors tes compétences d'éducateur, hein...

J'allais protester de mes excellentes aptitudes de tonton mais nous étions arrivés à destination et nous reprîmes notre sérieux. Les parents et la sœur de notre victime nous attendaient dans la petite pièce encombrée aux effluves de mauvais café et notre manière de décompresser n'aurait sans doute fait que les choquer.

Serena Caron tenait sa blondeur nordique de sa mère et sa taille élancée de son père. Mais à cet instant, l'homme grand et sec aux allures de marathonien se tenait recroquevillé sur la table de formica élimé, toute vigueur envolée. Le chagrin et la peur embaumaient tout l'espace et je détestai le regard de crainte et d'espoir mêlées qu'ils nous dédièrent à notre entrée.

Nous nous en étions doutés, mais les époux Caron n'avaient pas grand chose à nous apprendre, à part qu'ils adoraient leur fille ainée, étaient terriblement fiers d'elle et ne comprenait pas du tout pourquoi elle avait été attaquée. Les photos de Delphien Piacet et son mari ne suscitèrent chez eux que des regards vides et à l'allusion d'une éventuelle aventure extra-conjugale, ils restèrent incrédules.

- Ce n'est pas son genre, réfuta sa mère en secouant ses cheveux platines avec nervosité. Elle accusait son âge et sa peine mais son ossature délicate était de bon augure pour l'avenir de Serena, s'il ne lui était pas arraché.

- Elle n'est pas très intéressée par une relation. Elle affirme toujours qu'elle veut se concentrer sur ses études. Elle a eu quelques petits amis au lycée mais jamais rien de très sérieux.

- Elle dit qu'elle a tout le temps pour vivre une histoire d'amour, renchérit le père, la voix éraillée à force de chagrin. Il passa un bras protecteur autour des épaules de sa femme, affaissée sur le siège à ses côtés, et ajouta :

- Je sais bien que... (il se racla la gorge). Elle ne nous disait pas tout, et c'est normal vu son âge. Mais je n'y crois vraiment pas. Nous l'aurions su, elle n'aurait pas pu nous le cacher.

- En ce cas avez-vous des idées d'autres circonstances où elle aurait pu rencontrer Mme Piacet ou son mari? Des sorties? Une activité de loisir? Une association?

Pierrick avait adopté une voix douce et compréhensive et ses yeux étaient pleins d'empathie.

- Elle n'a pas beaucoup de temps, murmura Mme Caron. Elle travaille beaucoup pour ses cours, garde deux enfants en périscolaire... Elle sort avec ses amis, bien sûr, mais elle a arrêté le volley-ball depuis le début de l'université. Elle fait du jogging le matin mais je ne crois pas qu'elle fasse autre chose.

Elle se tourna vers sa fille cadette, une adolescente légèrement potelée aux jolis yeux clairs, et l'interrogea:

- Elle te parlait peut-être plus à toi, Ambre. Est-ce qu'elle t'a dit quelque chose?

La jeune fille aux traits tirés secoua la tête, les lèvres pincées.

- Non, rien d'autre. Elle va en cours, révise, vois ses amis. Elle a une vie tranquille.

- Très bien.

Nous continuâmes un bon moment, jusqu'à noter l'épuisement visible de nos témoins, mais il n'en ressortit rien de plus. Serena avait la vie banale d'une étudiante plutôt sage et rien de plus. Pierrick finit par se tourner vers moi et je lui signalai d'un léger signe de tête que j'avais fait le tour. Je pris la parole avec douceur et demandai, pour clore l'entretien :

- Pourriez-vous me noter le nom de ses amis proches ainsi que leurs coordonnées?

Je tendis un bloc-notes à la famille effondrée et nous excusai.

- Nous revenons dans une minute, d'accord?

Ils acquiescèrent et nous sortîmes dans le couloir, nous éloignant de quelques pas pour débriefer. Mon coéquipier se passa une main fatiguée sur le front et secoua la tête avec dépit.

- Chou blanc et que dalle.

- Nous nous en étions doutés...

- Ouais mais on peut toujours espérer. Tu attends quelque chose de ses amis?

Je fis la moue.

- Pas vraiment mais on ne peut pas se permettre de laisser quoi que ce soit de côté.

Pierrick ouvrit la bouche mais un grincement de porte nous alerta et nous nous retournâmes pour voir la jeune Ambre se faufiler hors de la pièce.

- Excusez-moi?

Elle avait l'air gênée et indécise et instinctivement, mon collègue et moi nous rapprochâmes d'elle pour la dérober aux regards curieux des soignants et visiteurs qui passaient.

- Oui?

Elle regarda la pièce où ses parents étaient resté avec incertitude et baissa la voix.

- J'ai dit que j'avais besoin d'aller faire pipi. Je voulais juste vous dire...

Elle se tordait les mains avec nervosité et Pierrick posa une main apaisante sur son épaule.

- Tout ce que vous pourrez nous dire peut avoir son importance, Ambre. Votre sœur vous a parlé de quelque chose? Vous pensez qu'elle connaissait son agresseuse?

Elle jeta un regard craintif autour d'elle et murmura d'une voix pressante.

- Non, justement. C'est ça que je veux vous dire... Serena...

Elle avala sa salive.

- Serena ne pouvait pas sortir avec l'homme dont vous avez parlé. Le mari de celle qui l'a attaqué.

Elle tressaillit et ses joues pleines blanchirent à cette évocation.

- Personne ne le savait et elle ne voulait pas en parler déjà aux parents mais en fait... Serena préfère les filles. Alors je ne sais pas pourquoi cette folle lui en voulait mais elle n'aurait jamais couché avec son mari.

En sortant de l'hôpital, l'ambiance était maussade et Pierrick marmonnait pour lui-même.

- C'est officiel, je déteste cette affaire.

- C'est officiel, moi-aussi.

Nous échangeâmes un coup d'œil entendu en regagnant l'agitation des alentours de la gare du Nord. La piste du crime passionnel était aussi glaciale que l'antarctique et malgré une agression supplémentaire, nous étions revenus à la case départ. Ambre nous avait assuré que Serena n'avait pas de petite amie et qu'elle ne voyait certainement pas Delphine Piacet dans un cadre romantique ou autre aussi tout lien entre elles deux était à exclure. J'avais garé la voiture de fonction boulevard Magenta et je me faufilai derrière le volant. Pierrick insinua ses cent kilos sur le siège passager et tapota sur son smartphone avec concentration.

- Prochaine étape?

- Maria Serban nous attend.

Il brandit son écran vers moi.

- Elle a répondu ok pour dix heures trente. J'ai l'adresse et tout!

- Alors c'est parti pour le quinzième.

Pendant que je négociais la circulation du milieu de matinée, il traita quelques mails et commenta.

- Le colocataire de Rémi Maurene a répondu à mon message. Il paraissait complètement perturbé mais il est ok pour nous rencontrer demain, quelques heures après son arrivée. Le gars revient de Dubaï, tu parles d'une transition.

- Parfait. Je maintiens que c'est dans le passé des tueurs que nous trouverons notre meilleure piste. Nous ne le voyons pas encore, mais il doit forcément y avoir un lien entre eux. Quelque chose de ténue, qu'on ne voit pas, mais c'est la seule possibilité.

Il acquiesça sans me regarder, absorbé par son téléphone.

- Ouais, à moins de considérer qu'une épidémie de folie anti-blonde frappe la capitale.

- C'est justement ça qui me chiffonne...

Je braquai le volant pour éviter un coursier à vélo qui déboitait devant moi et résistai à l'envie de le klaxonner avec hargne.

- On aurait des meurtres au hasard ouais, on pourrait penser à de la drogue ou une maladie mentale et contagieuse... Mais là, même si les victimes sont choisies au pif, elles sont aussi cohérentes entre elles. Ce n'est logique ni dans un sens, ni dans l'autre.

Il grimaça et passant du coq à l'âne, il leva un sourcil dans ma direction.

- Comment tu crois que les parents de Serena vont le prendre?

Comme je devais avoir l'air stupide, il précisa sa pensée.

- Qu'elle est lesbienne je veux dire.

Je lui retournai un regard confus.

- Tu crois que j'ai un détecteur d'homophobes intégré ou quoi? Comment veux-tu que je le sache?

- Ho ça va, je te demande, c'est tout. Je me dis que tu dois avoir une certaine expérience sur le sujet, espèce de râleur.

Il prit un air songeur.

- Encore que, vu ta famille, tu ne dois pas être un expert en étroitesse d'esprit, c'est clair. Je suppose que lorsque ta mère a su pour toi elle t'a préparé un gâteau de coming-out?

Je roulai des yeux en me remémorant ce moment horrible de mon adolescence. Je n'avais pas du tout envie d'en parler mais je connaissais Pierrick et lorsqu'il avait une idée en tête, jamais il ne lâchait. De plus, après la souffrance dont nous avions été les témoins quelques minutes plus tôt, songer aux folies de ma mère me faisait du bien, pour une fois. J'abdiquai et lâchai entre mes dents.

- C'était un crumble, en fait...

Pierrick hennit de joie et se retourna vers moi, l'œil pétillant.

- Sérieusement? Je déconnais, moi!

- Moi non. Elle a invité toute la famille pour fêter "ma découverte de moi-même", grands-parents et oncles et tantes inclus. Elle m'avait préparé un crumble aux pommes et m'a offert Le Guide de la sexualité gay, version illustrée. Il y avait des confettis arc-en-ciel, aussi.

Pierrick s'étouffa avec sa propre salive à force de rire comme un fou et comme nous étions bloqués à un feu rouge, je pressai étroitement mes paupières pour chasser ce souvenir atroce de mes quatorze ans. Ho bien sûr, il y avait bien pire en matière de coming-out que cette débauche d'acceptation et d'amour mais vingt ans après, l'immensité de la gêne que mon moi adolescent avait ressenti à hanter mes cauchemars. Surtout lorsque le second paquet joliment emballé s'était avéré être une boite de capotes extra lubrifiées. Pierrick se marrait toujours et il finit par hoqueter :

- J'aime tellement ta famille, putain.

- Je te la vends quand tu veux... Mais ouais, je suis chanceux, je suppose... Quand je ne veux pas tous les tuer. Mais pour en revenir à Serena, je te parie que maintenant qu'ils ont failli la perdre, la question d'avec qui elle veut coucher n'aura que peu d'importance pour ses parents, au final. Je l'espère en tous cas.

Mon coéquipier reprit son sérieux.

- Ouais, tu as surement raison. Si une chose pareille arrivait à mes gamines...

Nous échangeâmes un regard triste et déterminé. C'était exactement pour cela que nous étions là. Pour éviter qu'un drame pareil n'arrive à l'enfant de quelqu'un d'autre et pour sauver la prochaine jeune femme aux cheveux dorés.

L'immeuble moderne du défunt était situé dans une rue cossue à côté du métro Boucicaut. Pierrick apprécia d'un sifflement admiratif la cage d'escalier décorée de miroirs dorés et l'ascenseur dernier cri.

- Pas mal niveau standing!

- M. Malher était fortuné. La boite qu'il avait créée et qu'il a laissé à son fiston était bien placée dans le domaine de la mécanisation agroalimentaire, d'après le dossier. Il était ingénieur à la base et a déposé plusieurs brevets dans les années 80 qui lui ont ramené pas mal de fric.

- Bordel... Tout ça pour finir le cerveau en compote, ça craint mon pote.

La porte nous fut ouverte par une femme entre deux âges, aux cheveux bruns et courts grisonnants, aux lèvres serrées et aux yeux méfiants, et elle nous escorta dans le salon confortable avec une lassitude visible. L'appartement était tout aussi luxueux que la façade. Design et lumineux, il arborait les preuves du niveau de vie élevé de ses occupants et les finitions y étaient soignées. Dans un coin, trois cartons à demi remplis étaient visibles ainsi qu'une valise élimée, seul désordre dans l'espace immaculé.

- Est-ce que je peux vous proposer un café?

Son français était parfait mais des traces de son accent roumain coloraient ses paroles. Son ton était plat mais une certaine hostilité était perceptible derrière la courtoisie de convenance. J'acceptai la proposition, suivi de Pierrick, et quelques minutes après nous étions dotés de tasses de porcelaine fumantes. Je reniflai avec plaisir l'odeur annonçant une boisson de qualité et Pierrick amorça les choses, de son ton de gentil nounours.

- Comment vous sentez-vous, mademoiselle Serban? Le choc a du être rude. Vous vous remettez?

La femme hésita puis répondit franchement.

- C'est assez... difficile pour moi, oui.

- Nous comprenons bien...

Il désigna le bazar dans le coin du pouce.

- Vous vous apprêtez à déménager?

- Les enfants de Louis m'ont laissé jusqu'à la semaine prochaine avant de vider les lieux.

Elle hésita puis lâcha avec amertume.

- Je suppose que je dois m'estimer reconnaissante qu'ils ne m'aient pas viré immédiatement mais qu'ils m'aient laissé le temps de me retourner. Je vais aller vivre chez ma sœur, à Aubervilliers, le temps de retrouver un travail.

- Ils vous en veulent de ce qui s'est passé?

Elle ferma les yeux un instant et lorsqu'elle les rouvrit, des larmes de frustration perlaient aux commissures de ses paupières.

- En face ils me disent que non mais bon... Leur père était sous ma surveillance, il est sorti et il est mort.

- M. Malher avait déjà fugué auparavant?

- Jamais. Il était très tranquille et nous nous entendions bien. Il aimait rester à la maison, lire un peu, lorsqu'il y parvenait, ou regarder la télé. Nous allions nous promener tous les jours dans le parc Brassens ou juste en bas. Il aimait bien boire un café en terrasse des fois. Il ne cherchait jamais à partir sans moi. La maladie était déjà bien avancée mais il s'en rendait compte et ne voulait pas se mettre en danger.

Son ton monta et elle se pencha vers nous, des signes de colères évidents.

- Ils ont dit que j'avais manqué de vigilance mais c'est faux. Je devais bien me laver! Je vivais ici en permanence, comment j'aurais fait, sinon?

- Qui a dit ça? Les enfants de M. Malher?

Elle hocha vigoureusement la tête, la mâchoire crispée.

- Sa fille et son gendre. Ils croyaient que je ne les entendais pas mais j'étais dans la pièce à coté, après l'enterrement. Et vos collègues aussi, ils m'ont regardé comme si c'était de ma faute. Mais comment est-ce que j'aurai pu deviner que Louis allait faire une chose pareille?

Pierrick adopta un ton apaisant.

- Pour le moment, nous essayons juste de comprendre, Mademoiselle Serban. Nous ne vous accusons de rien. Est-ce que M. Malher avait déjà montré des signes d'agressivité?

Elle secoua vigoureusement la tête en se réadossant dans le canapé de cuir beige, le visage renfrogné.

- Pas du tout. Ca leur arrive souvent, vous savez, aux malades d'Alzheimer. J'ai travaillé en maison de retraite avant et je peux vous en raconter. C'est pour ça qu'ils m'ont embauché, parce que je savais comment le gérer, j'ai de l'expérience. Mais Louis n'était jamais méchant ou violent. Il était très gentil, très doux, il aimait rire. C'était très difficile pour lui de se voir diminuer et il était souvent déprimé mais il ne se vengeait jamais sur moi.

Pierrick se pencha vers elle.

- Et ce matin là, avez-vous remarqué quoi que ce soit de particulier chez M. Malher?

Elle fronça ses sourcils bruns et épais.

- Peut-être. Il était un peu plus... distrait. Dans ses pensées. Nous faisions du yoga tous les matins en suivant un cours en ligne. J'aime ça et c'était bon pour lui mais cette séance a été plus difficile qu'à l'ordinaire. Il avait du mal à suivre les instructions de la professeur et perdait le fil des positions. Mais ça n'avait rien d'inhabituel, encore une fois. C'est la maladie qui fait ça.

- Le couteau était accessible facilement?

- Dans la cuisine, dans le bloc. Je peux vous montrer, si vous le voulez.

Pierrick acquiesça et se leva pesamment. Il la suivit de près en demandant :

- Les collègues ont déjà saisi tous ses médicaments mais je veux bien jeter un œil à la salle de bain et la chambre, également.

Pendant qu'il visitait et repérait les lieux, je m'approchai de la bibliothèque de bois massif qui supportait une importante collection de livres. Louis Malher avait été un grand amateur de biographies et de livres d'histoire, apparemment. Mais les ouvrages étaient poussiéreux et je songeais brièvement à quel point cela avait du être difficile pour ses enfants de voir cet homme, semble-t-il brillant, disparaitre progressivement sous les coups de la merde qui lui rongeait le cerveau. Sans la multiplication des crimes, son attaque aveugle contre Lucille Verron aurait été portée au crédit de la démence précoce qui l'emportait et personne ne s'y serait intéressée. Mais nous savions désormais que cette folie furieuse dissimulait autre chose, même si n'étions pas plus près que la veille de trouver quoi. Je m'intéressai un instant aux photos joliment encadrées qui respiraient la famille traditionnelle et la prospérité. Je soulevai un portrait de groupe, pris lors d'une occasion formelle. D'après les premières dépositions, les enfants du vieil homme étaient effondrés mais dans la partie la plus noire et cynique de mon cerveau de flic, je me demandai à quel point ils étaient aussi soulagés d'être débarrassés de l'ancêtre malade qu'ils avaient placé auprès d'une professionnelle au lieu de le garder à leur côté. Mais c'était injuste et je le savais. Je jugeais ces hommes en vestes et cravates, ces femmes en tailleurs et ces enfants sages et bien peignés uniquement parce que j'étais frustré de notre absence d'avancée dans l'enquête.

Pierrick ressortit du couloir où il avait disparu et me brandit un sachet transparent au visage pendant que je reposais la photo où je l'avais trouvé.

- Il prenait des compléments alimentaires, aussi. Ces idiots de la scientifique ne les avaient pas considéré comme suspects et ils les ont laissé dans les tiroirs de la cuisine!

Je grimaçai. Certes, lors de la première enquête, les faits n'avaient pas du sembler très mystérieux aux policiers en charge et ils n'avaient pas poussé très loin leurs investigations mais tout de même. Cela démontrait, si besoin était, que nous envisagions la bonne tactique en reprenant les dossiers à zéro.

- Ce ne sont que des Omégas 3 et des acides aminés, protesta l'aide-soignante. C'est sensé l'aider avec sa mémoire mais c'est totalement inoffensif!

- Je m'en doute, lui expliquai-je avec patience. Mais s'ils avaient un défaut ou étaient contaminés par quelque chose, nous devons le vérifier. Vous mangiez la même chose, avec M. Malher?

Elle hocha la tête.

- Oui c'est moi qui cuisinait. Mais il n'avait jamais faim au petit-déjeuner et ce jour, comme d'habitude, il n'avait pris qu'un thé et un yaourt. J'ai fini le paquet depuis, ils étaient très bon.

- Et vous n'avez eu aucun symptôme?

Elle fit les yeux ronds et je la comprenais. L'hypothèse d'une intoxication alimentaire rendant les gens fous et agressifs n'avait pas beaucoup de sens mais au stade où j'en étais, j'envisageais toutes les possibilités. Je me notai mentalement de vérifier ce que tous nos meurtriers avaient consommé avant de péter les plombs et de prendre rendez-vous avec les toxicologue du labo quai de la Rapée pour creuser cette théorie. J'étais moins féru d'histoire que ne l'avait été le défunt Louis Malher mais j'aimais bien écouter des podcasts de vulgarisation et j'avais de vagues réminiscences d'épisodes consacrés aux épidémies de folie causées par de la nourriture moisie. J'avais entendu parler de l'ergot du seigle, que certains historiens mettaient même en cause durant la Grande Peur révolutionnaire, et je me souvenais vaguement de l'affaire du Pain Maudit dans les années 50. Dans les deux cas, de la nourriture avariée avait causé des hallucinations terrifiantes, poussant les gens contaminés jusqu'au suicide, voir au meurtre. Cette idée en tête, je jetai un œil neuf dans la cuisine rutilante et allai jusqu'à regarder dans le frigo. Il était tout aussi aseptisé que le reste du foyer. Si contamination il y avait eu lieu, elle ne serait pas passé par le manque d'hygiène des lieux. Les placards renfermaient des paquets bien fermés de marques agroalimentaires connues. Aucun paquet douteux, aucune trace de moisissure. Sans trop y croire, j'emportai avec moi plusieurs sacs de farine, des cartons de biscuits et de céréales ainsi que le thé que le défunt affectionnait. Les champignons de l'ergot du seigle se développaient dans les céréales, si mes souvenirs étaient bons, et même si la probabilité était infime, je devais vérifier.

Après avoir fouiné dans tous les coins sans rien noter de particulier, Pierrick et moi priment finalement congés. Maria nous raccompagna jusqu'à la porte et lorsque je la franchis, elle posa une main sèche sur mon épaule. Les rides au coin de ses lèvres s'étaient creusées et elle planta ses yeux sombres dont toute colère avait disparu dans les miens. Elle articula avec passion :

- Louis était un homme bon. Il ne méritait pas ça. Je sais que la vraie victime, c'est la pauvre jeune fille mais ne l'oubliez pas, lui non plus. Tout le monde pense que c'est la faute à la maladie en premier et à moi en deuxième, pour ne l'avoir pas assez bien surveillé, mais je le connaissais très bien. Même perdu dans sa tête, il n'aurait jamais fait une chose pareille. Pas à ce stade de sa maladie. J'en suis sure et certaine.

Je hochai la tête dans une promesse inarticulée. Aux homicides, on apprenait très tôt à ne pas faire de serments qu'on était incapables de tenir mais comme à chaque fois, j'allais tout faire pour y parvenir.

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