Chapitre 7
Léonard
Je me ruai hors du bâtiment de la police judiciaire comme s'il était en flamme, les jambes molles et les mains tremblantes et ne ralentis mes pas précipités qu'après une bonne cinquantaine de mètres sur les trottoirs. Nan mais quelle journée de merde... Toute cette histoire était folle et je me retrouvais en plein milieu. L'appétit finalement coupé, je me dirigeai vers la station Porte de Clichy pour entamer le trajet qui me ramènerait chez moi. J'avais l'estomac noué et l'épuisement, contre-coup logique du choc que j'avais subi, rendait mes jambes lourdes. Même le métro, pourtant si familier, se nimbait d'étrangeté après la vision démente qui y avait débuté. Je n'arrêtais pas de revoir les yeux vides de la possédé, la peur, la douleur et l'incompréhension de la jeune fille blessé, le rictus dément de son assaillante et même si une fois les prélèvements effectués j'avais pu me laver les mains et me changer, j'avais la sensation écœurante que le sang que j'avais frénétiquement épongé continuait de me souiller. Il faisait froid, à moins que ce ne soit moi, le jogging ample que les flic m'avaient prêté était trop large pour mes hanches étroites et j'étais obligé d'en tenir la ceinture pour éviter de me retrouver le cul à l'air entre deux stations. C'est avec un soupir de soulagement que j'atteignis enfin ma rue, son bordel rassurant, ses odeurs de kebabs, de friture et de bière et que je tapotai le digicode de mon entrée. Le couloir étroit et sombre sentait la cire, la javel et le propre et ces effluves piquants calmèrent un peu plus les battements toujours irréguliers de mon cœur éprouvé. Sur le pallier, Jenny était invisible, ce qui me soulagea lâchement, et je claquai ma porte de mon foyer derrière moi avec gratitude. La pauvre fille n'était absolument pour rien dans les évènements mais d'une, je n'étais pas d'humeur à faire la causette à qui que ce soir et de deux, après le phénomène dont j'avais été le témoin, mon enthousiasme habituel à converser avec les esprits en avait pris un coup.
A peine le seuil franchi, je me déshabillai en vitesse et jetai sans cérémonie les fringues trop grandes dans le bac à linge. Je me demandais si j'étais sensé les rendre aux flics mais en l'absence de réponses, haussai les épaules et me jetai sous la douche. L'eau était brulante et délicieuse sur ma peau gelée et la vapeur ne tarda pas à transformer la cabine en hammam réconfortant pendant que je vidais la quasi totalité de ma bouteille de gel douche. Je me frictionnai longuement, revenant sans cesse sur mes doigts, mon cou et le bas de mon visage, là où le sang chaud des deux femmes m'avait souillé, et restai debout jusqu'à ce que le jet d'eau commence à refroidir, ce qui pris de longues minutes de bonheur. Une fois de plus, je bénis ceux qui avaient conçu la plomberie de mon appartement.
J'avais eu un vrai coup de foudre pour le studio lors de ma première visite. Mon logement précédent était aussi une chambre de bonne sous les toits mais dans une version bien plus exiguë et surtout, bien moins confortable. J'avais dégoté celui-ci grâce à un ami et lors de ma visite, j'avais immédiatement craqué pour le parquet en bon état, les deux fenêtres lumineuses, le mini balconnet où tenait tout juste une petite chaise pliante, la mezzanine bien conçue et la cuisine moderne. La découverte d'une salle de bain exiguë mais joliment carrelée de bleu et blanc avait été la cerise sur le gâteau. Et la pression d'eau, parfaite, une merveilleuse surprise après mon emménagement.
Je me lavai les cheveux deux fois d'affilée, inspirant à plein poumon l'arôme légèrement mentholé de mon shampoing et tachai d'extirper de mon nez la persistance lourde et ferreuse de l'hémoglobine dont j'avais la sensation qu'elle s'attardait au fond de mes sinus. Lorsque je me résignai à sortir enfin, ma peau était aussi fripée que celle d'un nouveau-né et je me sentais déjà mieux. Les cauchemars n'allaient pas manquer de m'assaillir, je le pressentais, mais j'étais moins à côté de mes pompes et plus en mesure de me confronter à ce qui s'était passé. J'ouvris mon frigo pour en sortir le beurre, m'en tartinai une biscotte avec du miel de lavande et lançai un café allongé. Etudiant aux moyens limités, vivant depuis des années sur mes bourses du CROUS et le produit de la vente de ma maison d'enfance, j'avais pris l'habitude de me contenter de peu. Mais mon contrat doctoral de trois ans, ainsi que ma réputation grandissante dans le monde souterrain du surnaturel parisien, m'assuraient depuis peu un revenu plus régulier. En plus de quitter le taudis où je vivais jusque-là, je m'étais permis quelques luxes, tels que l'achat de cette machine à café broyeuse ainsi que l'investissement dans mon précieux ordinateur portable. Je grimaçai en songeant que ce dernier était toujours porté disparu. Je n'avais plus qu'à croiser les doigts pour que les flics tiennent leur promesse de me le rendre, s'ils tombaient dessus.
Café en main et tartine avalée, je sortis sur le mini balcon d'où j'avais une vue imprenable sur les toits du vingtième, ainsi que l'église Notre-Dame-de-la Croix-de-Ménilmontant. J'allumai une cigarette et inhalai avec plaisir le poison nicotiné qui en provenait, profitant à plein de la sensation. Je n'étais pas un vrai fumeur mais j'appréciais une clope de temps en temps, avec une bière en terrasse, ou un café. Je ne voulais pas sombrer dans la dépendance et prenais garde à ma consommation mais nom de dieu, vue ma matinée, je l'avais bien mérité. Même si je n'en avais guère envie, mon esprit ne tarda pas à revenir à la scène à laquelle j'avais assisté. Je ne comprenais pas encore bien ce qui s'était passé mais je devais absolument en savoir plus et malgré ma répulsion à revivre la chose, cela commençait par une analyse méthodique de ce que j'avais pu observer.
Entre mes sept et mes dix-sept ans, à son décès, j'avais suivi l'enseignement de Mémé Naïs. Elle avait le don, elle aussi, même s'il s'était avéré beaucoup moins puissant que le mien. Elle, par exemple, n'avais aucune difficulté à discerner les esprits et à les distinguer des vivants, ce qui n'était pas aussi aisé de mon côté. Elle était capable de voir les esprits mais ils lui apparaissaient brumeux et impalpables là où pour moi ils étaient parfaitement tangibles. Les uns et les autres me semblaient tout aussi réels et j'avais mis longtemps à déceler les indices qui les différenciaient. Cette facilité troublante à dialoguer avec les morts, tout comme à les attirer à moi, l'avait parfois inquiété et elle avait passé beaucoup de temps à m'apprendre comment m'en protéger.
Une de ses premières leçons avait porté sur les différentes sortes d'esprit ou du moins, ceux que mon cerveau étrange était capable de percevoir. Les plus nombreux, elle les nommait les reflets. J'avais aussi adopté ce nom approprié qui révélait au plus près la nature profonde de ces fantômes égarés qui s'attardaient. Tout comme le miroir ne réfléchissait que l'apparence superficielle du visage qui s'y contemplait, les reflets ne donnaient à voir que l'image des émotions profondes, de la psyché, des sentiments des humains qu'ils avaient été. Ils n'étaient que des ombres, des réverbérations psychiques des défunts, une empreinte plus ou moins forte de ceux qu'ils avaient incarné avant leur passage dans l'au-delà. La réminiscence sur terre de leur être le plus profond et le plus sensible. Jenny était un reflet, tout comme Paul l'avait été. Ces esprits se contentaient le plus souvent d'errer dans les lieux où leurs alter ego vivants avaient demeuré, incapables de s'en détacher et liés à leur ancienne vie par le biais des souvenirs puissants sur lesquelles ils ne parvenaient pas à tirer un trait. Ils se raccrochaient souvent à une personne aimée, ou un lieu ayant compté, et ils finissaient toujours par se dissiper d'eux-mêmes, après quelques dizaines d'années. Ils étaient parfaitement inoffensifs et rarement animés d'une sensibilité malveillante. Au fil des années, à force de les côtoyer, j'avais élaboré une théorie simple sur la raison pour laquelle les reflets apparaissaient. Paul, tout comme Jenny, n'avaient pas eu conscience de leur mort. Mon ami d'enfance avait péri sans douleur de la chute d'une grosse pierre alors qu'il jouait avec Célestine, sa jumelle, dans une maison en ruine au bas du hameau. Il était décédé sur le coup, brutalement, sans agonie et sans regrets. Jenny, elle, était morte durant sans sommeil à l'aube de la gloire. L'entrefilet que j'avais déniché dans les archives de la BnF déplorait la mort d'une jeune artiste prometteuse et évoquait une hémorragie cérébrale. Ma voisine ne s'était pas vue partir, elle non plus, et selon moi, c'était essentiellement cette inconscience de leur trépas, cette ignorance d'une fin subite et non anticipée qui animait les reflets en premier lieu. Mais au delà, ce qui les retenait sur terre dans la durée, c'est cet attachement puissant, ce lien inaltérable à qu'ils refusaient d'abandonner.
Paul, ou plutôt la part de conscience du petit garçon qui n'avait pas suivi son âme, n'avait pu se résoudre à abandonner sa jumelle tant aimée. Il était resté attaché à elle, l'avait suivi tout au long de sa vie, présence invisible mais rassurante, et avait vécu à ses côtés, encore et encore, l'enfance qui lui avait été trop tôt arrachée. Célestine était morte de vieillesse l'année de mes treize ans. J'étais alors presque un adolescent mais mon ami, lui, était resté figé à ses neuf ans. Nous étions demeurés très proches, néanmoins, et durant les obsèques de la vieille femme auxquelles j'avais insisté pour assister, j'avais pleuré le départ de mon meilleur ami, dont l'écho avait disparu en même temps que celle qui le retenait. Concernant Jenny, je soupçonnais que c'était l'immeuble où elle avait vécu les meilleures parts de sa jeune existence qu'elle ne parvenait pas à quitter. La mort avait frappé alors qu'elle commençait tout juste son ascension vers le succès dont elle rêvait et ses derniers jours de vie avaient été si emplis d'une joie si pure et d'une excitation si folle qu'une petite partie d'elle-même était resté agrippée à cette époque idéalisée. J'ignorais pendant combien de temps elle parviendrait à demeurer ici-bas mais je ne m'en inquiétais pas vraiment. Malgré toute l'affection que je leur portais, les reflets n'étaient pas des gens. Ils ignoraient qu'ils étaient morts et existaient en boucle dans un monde bien à eux, constitué de souvenirs et de réminiscences, et avaient un contact très ténu avec notre réalité. La grande majorité étaient d'ailleurs incapables d'interagir avec le monde matériel, qu'il s'agisse de me parler ou de manipuler la matière. Paul avait réussi, lui, jouant avec nos petites voitures ou agitant les branches qui nous servaient d'épées mais c'était surtout grâce à moi, en réalité. En tant que médium, je dégageais une énergie ésotérique et impalpable qui attirait les esprits comme du nectar une baille et dont ils pouvaient se sustenter. C'est ma présence à ses côtés qui avait rendu Paul aussi vivant et c'est moi qui avait, sans le vouloir, animé Jenny au point qu'elle pouvait converser et revivre son existence joyeuse et insouciance en me la faisant partager. J'étais une sorte de batterie psychique pour les reflets que je côtoyais régulièrement mais dans la mesure où je prenais garde à ne pas les laisser me vider de mes forces, je n'y voyais pas d'inconvénient.
L'esprit qui avait animé la meurtrière n'était pas un reflet, en revanche. L'esprit en ébullition, je tirai une latte de ma cigarette en me remémorant tout ce que j'avais perçu durant notre brève confrontation et qui le rangeait définitivement dans la rubrique des âmes perdues. Je n'aimais pas les âmes perdues même si, en tant que médium en exercice, c'était pour elles qu'on me sollicitait. Les reflets n'avaient besoin ni de compassion ni d'un exorcisme quelconque. Ils ne dérangeaient personne, ne souffraient pas, et n'étaient finalement qu'une écume légère d'émotions égarées dans les grandes vagues de la vie. Les âmes, en revanche, étaient d'une toute autre nature et je ne m'y confrontais qu'avec les plus grandes précautions.
Lorsque que nous mourrions, nos âmes passaient le seuil. Vers où? Je l'ignorais. Paradis, enfer, réincarnation, néant, je ne savais rien de ce qui nous attendait derrière la porte. Mais j'avais distinctivement perçu le vide primordial et l'attraction intense qu'elle exerçait sur les âmes, une fois leur enveloppe mortelle éteinte, et ces dernières n'étaient pas supposé y résister. Le passage suivait habituellement la mort de près. Il pouvait nécessiter quelques jours mais jamais plus. M. Peliteri, que j'avais entraperçu dans ce cimetière bien des années auparavant, était parti dès son cercueil en terre. Lorsque ma mère avait perdu son combat de longs mois contre le cancer, elle était restée quelques jours afin de m'aider affectueusement à surmonter son trépas. Sa présence muette avait été douce et réconfortante pour le tout jeune adulte que j'étais pendant que je me débattais avec ces histoires d'obsèques et qu'à dix-huit à peine, je tentais tristement de me confronter à ce que serait ma vie sans elle à mes côtés. Elle était restée pour moi, luttant contre l'appel, et lorsqu'elle avait eu la certitude que j'allais y arriver, elle avait sereinement pris la route que toute les âmes suivaient.
Mais il arrivait parfois que les âmes restent pour de bon. Et ce n'était jamais, jamais pour de bonnes raisons. Les âmes perdues souffraient. Elles savaient qu'elles étaient morte et se débattaient contre cette fatalité, de toutes leurs forces. Elles persécutaient leurs meurtriers, harcelaient leurs ennemis, hantaient leurs demeures ou pleuraient durant des siècles leur décès. Là où les reflets s'estompaient au fur et à mesure que les jours, les mois et les années passaient, les âmes perdues devenaient plus fortes, plus puissantes et toujours plus méchantes et désespérées. L'injustice était folle mais c'était là leur sort si elles s'attardaient. Et si aucune n'était morte en paix, leur éternité ne faisait qu'accentuer la souffrance qu'elles avaient enduré.
Enfants violés et assassinés, femmes battues et enterrées à la sauvette, suicidés à bout de leur existence de douleur, assassins lynchés, monstres sans moralité, elles naissaient de la violence, de la peur, du tourment et du désespoir. Les croyances populaires nous expliquaient que les fantômes étaient des âmes incapables de trouver la paix et pour une fois, les légendes étaient l'expression la plus simple d'une réalité à laquelle ma nature de médium m'obligeait trop souvent à me confronter. Les âmes des hommes n'étaient pas faites pour demeurer dans le monde ni parmi les mortels et lorsque trop d'affliction les empêchaient de partir, elles finissaient toujours par se damner, même lorsque de leur vivant elles n'avaient été que bonté.
J'avais appris auprès de mémé Naïs ce qu'il convenait de faire pour les aider et je commençais à avoir une certaine expertise dans le domaine. Certaines âmes cherchaient la vengeance, la justice, d'autres la vérité, mais j'étais rarement capable de les satisfaire. Contrairement aux séries américaines, je ne savais pas mener une enquête et rendre la paix à un fantôme mort depuis des dizaines d'années en arrêtant son meurtrier. En général, je me contentais de les vider de leur substance pour les affaiblir et les pousser vers le portail qui les attendait, et l'attraction à laquelle elles résistaient. C'était difficile et particulièrement désagréable pour moi mais même si je ne courrais pas derrière ce type d'interventions, j'en savais suffisamment pour voir mon nom tourner dans un certain milieu et j'étais régulièrement amené à intervenir pour des cas de hantise.
En revanche, je n'avais jamais rencontré une possession de ce type et je n'avais jamais croisé une âme capable de posséder si complètement un être vivant au point de le changer en meurtrier. Les plus fortes et vieilles âmes que j'avais contraintes à passer avaient au mieux réussi à claquer les portes, éteindre et allumer des lumières, lancer des objets et refroidir des chambres. C'était effrayant et désagréable pour les pauvres gens hantés mais rarement dangereux. Mais ce à quoi j'étais maintenant confronté était terrifiant et puissant et je n'étais pas du tout prêt à l'affronter. J'écrasai ma cigarette dans la tasse ébréchée qui me servait de cendrier et pris ma décision. J'allais avoir besoin d'informations et comme la vie était bien faite, je savais exactement où aller les chercher.
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