Chapitre 5

Léonard

Une tasse de café géante au goût immonde en main, j'attendais dans une petite pièce de réunion à la moquette bleue foncée. Je n'avais pas imaginé les locaux de la criminelle comme ça, la tête pleine d'images de films américains, et je m'étais attendu à une salle d'interrogatoire glacée avec des vitres sans tain et le chauffage à fond pour faire transpirer les suspects. A la place, j'étais installé dans une salle ennuyeuse qui aurait très bien pu se trouver dans une banque ou une PME quelconque. Seules les caméras placées dans l'angle et le ronron étouffé de l'agitation frénétique derrière la porte rappelaient que je n'étais pas ici pour négocier un prêt. Et je n'aurais pas dit non à un peu de transpiration. Le sweat-shirt qu'on m'avait prêté était trop fin. Il me grattait et je n'arrivais pas à me réchauffer. À l'échelle de ce qui s'était produit, la perte de ma doudoune était sacrément insignifiante mais je la regrettais quand même. Tout comme mes baskets et mon jean moulant. C'était celui qui me faisait un beau cul mais je n'avais pas osé protester quand on m'avait demandé de le retirer, ne pensant pas que les flics qui me l'avaient demandé auraient été sensibles à cet argument. J'avais adoré le moment, en calbute pendant qu'une nénette pas drôle me collait des cotons tiges sous les doigts et grattait le sang séché sur ma peau. Et on dit que le fun est mort...

On m'avait proposé un sandwich, vu qu'il était maintenant le début d'après-midi, mais j'avais encore le ventre en vrac et j'avais décliné. J'étais plus bec sucré de toute façon, et une fois sorti d'ici, j'avais bien l'intention de me précipiter dans la première boulangerie pour me bourrer de pâtisseries thérapeutiques. Si je devais supporter des meurtrières et des esprits dérangés, j'allais avoir besoin de chocolat. De beaucoup de chocolat. Mon estomac grogna à cette idée et je le calmai d'une nouvelle gorgée de ma boisson tiédasse, avant de recommencer à me balancer sur ma chaise pour calmer mes nerfs. J'avais déjà enduré un striptease, des prélèvements d'empreintes et des vérifications d'identité, je voulais maintenant en finir le plus vite possible. De manière super sympa, en prime, mon cerveau me rejouait en technicolor et en boucle le drame dont j'avais été témoin. Le drame que je n'avais pas réussi à empêcher. Et au milieu de la peur, de l'horreur et de la stupéfaction, la conscience aiguë de ma responsabilité m'accablait. Je n'avais eu besoin que d'un instant pour comprendre que cet esprit clochait sérieusement. J'avais senti sa rage et sa noirceur et maintenant, le besoin de comprendre me submergeait, faisant tourbillonner mes pensées. Je ne l'aurais jamais cru possible mais un esprit avait tué cette fille. La femme en noir, comme je l'appelais dans ma tête, avait tenue le couteau, certes, mais ce n'était pas elle qui avait porté l'attaque. Elle avait été manipulée, envahie. Possédée. Et je devais absolument comprendre comme une chose pareille avait pu advenir.

J'avais déjà rencontré des cas de possessions malveillantes mais rien pouvant se rapprocher de ce que j'avais observé. Lorsqu'une âme égarée s'attachait à une personne, généralement quelqu'un qu'elle avait côtoyé dans son ancienne vie, elle le faisait plutôt par incapacité de lâcher prise. Amour, colère, haine, regret. Les émotions étaient les cordes qui rattachaient parfois les essences des défunts à notre monde mortel. Les choses pouvaient devenir compliquées pour le pauvre vivant hanté : perte de sommeil, sensation d'une présence, rêves récurrents, mais je n'avais jamais cru possible qu'un esprit prenne le contrôle d'une personne à ce point. Au point de la forcer à donner la mort et à se suicider. Ce qui pouvait s'en rapprocher le plus, d'après mon expérience, c'était les cérémonies d'appels menées par les chamans mongols ou les prêtres vaudou. Mais les pratiquants, même s'ils invitaient les morts à s'emparer de leurs corps en transe afin de pouvoir communiquer avec eux, ne perdaient pas le contrôle comme j'avais pu l'observer ici. C'était quelque chose que je ne comprenais pas et ça me fichait une sacrée frousse. J'avais étudié de nombreux cas d'exorcismes catholique dans le cadre de mes recherches et dans la majorité des cas, j'en étais arrivé à la conclusion que les pauvres fous soumis aux prêtres étaient malades, schizophrènes ou drogués. Mais ce que je venais d'observer me forçait à revoir ma position et j'allais devoir sérieusement creuser le sujet.

J'avais distinctement vu l'esprit maléfique abandonner son hôte en même temps que la vie l'avait quitté. Impuissant, concentré sur le piètre espoir de sauver sa victime, je l'avais vu s'extirper lentement de cette enveloppe de chair encore chaude et s'évanouir, dans un nuage de malveillance ésotérique qui m'avait suffoqué. L'esprit était maintenant libre et rôdait quelque part dehors. J'avais senti sa colère et sa haine, son avidité et sa détermination, et je devais à tout prix l'empêcher de recommencer.

La porte s'ouvrit brusquement et je sursautai, passant à deux doigts de basculer en arrière et de m'étaler avec la chaise sur la moquette. Je me repris de justesse et dans le mouvement inverse, je heurtai la table dans un bruit sourd tout en la décalant de quelques centimètres. L'homme entré dans la salle leva un sourcil amusé. Je m'étais vaguement attendu à voir le grand flic sombre et concentré qui m'avait parlé sur la scène de crime mais celui-ci était très différent. Je lui donnait une bonne dizaine d'années de plus que son collègue et il était bien plus rondouillard et moins baraqué. Il avait le regard placide et indulgent d'un bon père de famille à qui tout a déjà été fait et à qui rien n'échappe jamais et je me redressai, prêt à mentir comme un arracheur de dent. Il me salua d'un signe de tête et s'installa en face de moi avant de me regarder avec compassion.

- Comment vous sentez-vous Monsieur Martin ?

- Euh... Ça va. Ça va mieux que tout à l'heure, en tous cas.

Je levai ma tasse.

- Ça a aidé.

Il hocha la tête avec satisfaction.

- J'en suis ravi. Je suis le lieutenant Le Goff, un des enquêteurs chargé de cette affaire. Vous avez parlé à mon collègue tout à l'heure et je vais prendre le relais. Je vais vous poser quelques questions sur vous pour le dossier puis nous reviendrons sur la scène dont vous avez été témoins, d'accord ? Si vous vous sentez mal, n'hésitez pas à me le signaler et nous ferons une pause. Notre échange sera enregistré.

Je lui fis signe que j'avais compris et il sortit un ordinateur portable de la sacoche qu'il avait amené. A cette vision, mon sang ne fit qu'un tour dans mes veines et je me levai à moitié, complètement affolé.

- Merde merde merde! Mon ordi! J'ai laissé mon ordi!

Il suspendit son geste et leva un sourcil.

- Sur la scène de crime ?

- Putain oui! Merde! Je l'avais sur l'épaule mais il a du tomber ! Putain, je n'avais même pas réalisé ! Mais quel abruti, merde !

- Je suis sûr que nous allons le retrouver. Tout ce qui a été collecté sur les lieux de l'agression sera identifié, de toute façon. S'il est bien resté là-bas, il sera vite retrouvé.

J'avalai ma salive et me rassis, entre gêne de mon affolement soudain et inquiétude pour mon matériel. Mais quel crétin j'étais. J'avais gardé ma besace avec mon portefeuille en bandoulière mais j'avais complétement oublié ma sacoche. Il semblait idiot de se soucier de mon ordi alors que des gens étaient morts mais j'y tenais, tout en étant bien conscient que je devais relativiser. Le flic dut suivre un train de pensée similaire puisqu'il me demanda :

- Qu'y a-t-il de si précieux dedans?

Je me ressaisis et bus à nouveau de mon café quasi froid avait de souffler profondément pour me calmer, tachant de me convaincre qu'il n'y avait rien de grave.

- Des éléments de mes recherche. Des interviews. Quelques plans détaillés. Le dernier chapitre de ma thèse, que je n'ai pas encore sauvegardé. Au pire, si je ne le récupère pas, je m'en sortirai. Je perdrais quelques heures de travail mais ça ira.

Il hocha la tête.

- Vous êtes donc en thèse ?

- Oui, j'ai un contrat doctoral à l'EHESS.

Anticipant sa demande, je précisai :

- Ecole des Haute études en sciences sociales, je fais des recherches en anthropologie.

- Impressionnant. Pour le dossier pouvez-vous me repréciser votre adresse, date de naissance etc?

Je déballai mon identité et il tapa tout ce que je lui disais. Puis, comme je m'y attendais, il passa au déroulé des faits.

- Que faisiez-vous à côté de Saint-Lazare à ce moment de la matinée?

J'avais prévu cette question et avais anticipé la manière d'y répondre. Allez savoir pourquoi, je partais du principe que dévoiler que j'avais repéré la meurtrière dans le métro en raison de l'esprit maléfique qui lui collait aux basques et que j'avais décidé de la suivre ne jouerait pas en ma faveur. J'avais huit chances sur dix de finir à l'HP et les deux autres pointaient plutôt vers la garde à vue. Non, personne ne devais savoir que j'avais, dans une certaine mesure, anticipé ce qui s'était passé. J'étais un menteur plutôt doué, ce qui aide pas mal quand on a tendance à discuter avec des fantômes à tous les coins de rue, et j'espérais avoir l'air naturel en déballant le bobard que j'avais anticipé, le mélangeant au maximum de vérités que je pouvais.

- J'avais rendez-vous ce matin avec mon directeur de thèse sur le campus Condorcet. En sortant, j'ai décidé de m'arrêter ici pour faire du shopping. C'est l'anniversaire d'une amie la semaine prochaine et je voulais lui trouver un cadeau.

Le lieutenant hocha la tête et continua à taper.

- Comment s'appelle votre amie?

- Lucie Vergniaud. C'est une amie de mes premières années d'étude et on est plutôt proches.

- Que vouliez-vous lui offrir?

Je roulai des yeux sans m'y forcer et fis la moue.

- Aucune putain d'idée. D'habitude, je lui offre un bouquin mais là elle fête ses vingt-cinq ans et je voulais trouver un peu mieux. Je cherchais l'inspiration.

La majeure part de cette déclaration était vraie. Le gentil flic n'avait pas besoin de savoir que je m'étais finalement décidé pour un bon en ligne pour un massage justement pour éviter de me taper les magasins.

- Pouvez-vous me raconter ce qui s'est passé ? Et me montrer votre position sur le plan?

Il tourna son ordinateur et me montra le plan Google Map du quartier qu'il avait agrandi.

Je traçai ma trajectoire du doigt.

- Je suis sorti du métro juste là et j'ai commencé à marcher. Et j'étais ici lorsque tout s'est produit.

- Comment avez-vous repéré qu'il se passait quelques chose?

J'inspirai. C'était là que j'allais devoir être convainquant.

- Je ne sais pas. Le hasard. Mes yeux se sont posées sur la dame avec le manteau noir et là j'ai vu le couteau.

- Que s'est-il passé lorsque vous l'avez repéré?

- Je pense que je suis resté figé une seconde puis j'ai crié et j'ai essayé de l'atteindre. Mais j'étais trop loin et elle a réussi à attaquer la fille.

Il pencha la tête sur le côté avec un nouveau sourire encourageant. Ce mec était redoutable dans le genre tonton sympa et je devais me rappeler d'être sur mes gardes.

- Qu'est-ce qui vous a conduit à intervenir ?

Je secouai la tête.

- Ca va vous paraitre cliché mais aucune idée. J'ai essayé instinctivement de l'arrêter mais il y avait du monde entre nous et je n'arrivais pas à avancer. Le gens courraient, criaient. Comme j'ai dis à l'autre inspecteur, je ne me suis pas jeté sur elle, j'ai plutôt été projeté. Mais ça l'a éloigné de sa victime...

- Je vois...

Il tapait vigoureusement et je n'avais aucune idée de ce qu'il pensait. Je repris une dernière gorgée de café froid pour le donner contenance.

- Avez-vous eu l'impression d'une attaque au hasard ou la victime était visée, d'après vous?

C'était une très bonne question et je voulais bien le savoir, moi aussi. J'hésitai en me rejouant la scène, essayant de comprendre ce que j'avais vu. La volonté de l'esprit avait été clairement meurtrière, je l'avais senti sans difficulté, mais avait-il frappé sans discernement ? Il ne me semblait pas, mais je n'en étais pas sûr. Je hochai les épaules.

- Je n'en suis pas certain. Elle paraissait... Déterminée. Elle n'a pas hésité. Mais je ne sais pas si elle a choisi exprès ou pas.

Il tapa ma réponse et enchaîna sur la suite, me reposant les mêmes questions sous plusieurs angles. L'heure qui suivit fut franchement pénible au fur et à mesure que mon épuisement montait, je me sentais de plus en plus fébrile. Nous fîmes une pause de quelques minutes et je pus grignoter un mars mais l'inspecteur, que comme son collègue l'avait prédit je commençais à haïr, reprit ensuite durant ce qui me sembla durer des heures. Quand, enfin, il m'annonça que nous en avions terminé, j'étais à deux doigts d'avouer tout et n'importe quoi juste pour être enfin libéré de ses questions.

- Très bien, monsieur, nous en avons fini. Nous serons peut être amené à vous recontacter.

- Super... Pour le fait que ce soit terminé, pas qu'on doive se revoir. Euh. Vous m'avez compris.

Ma voix était rauque à force de parler et je voulais juste mon lit. Le lieutenant rit avec bonhomie.

- Je comprends très bien, Monsieur Martin, vous vous en êtes bien sortis.

Il se leva et se dirigea hors de la salle d'interrogatoire, me prévenant de patienter encore quelques minutes le temps qu'il imprime ma déposition pour que je puisse la relire et la signer. J'acquiesçai et l'attendis tranquillement. Lorsqu'il revint, un autre flic l'accompagnait. C'était celui que j'avais vu dehors, le beau mec un peu coincé. Il semblait fatigué mais alors que je n'avais guère eu l'état d'esprit nécessaire pour apprécier un peu plus tôt dans la journée, je pris le temps de savourer la vue, cette fois-ci. Avec une carrure comme la sienne, ses traits rudes et mal rasés et ces yeux sombres, le gars était un vrai fantasme sur pattes pour ceux qui rêvaient de se faire menotter. Et comme on en apprend sur soi-même tous les jours, il s'avérait que je n'aurais pas été contre l'idée. Mais ses premiers mots étouffèrent efficacement ma libido, me rappelant ce que je foutais ici.

- Monsieur Martin. Je me suis dit que vous voudriez être tenu informé. La victime à survécu à son opération.

- Et c'est... bien, non?

Il paraissait un peu trop funèbre pour une telle bonne nouvelle et j'en étais troublé. Il grimaça et reprit, d'un ton à peine plus enjoué.

- Oui, c'est une bonne nouvelle mais ce n'est pas terminé. Les risques d'infections sont élevés et elle reste dans un état critique.

- Ok... Donc ce n'est pas gagné.

- Non, mais espérons qu'elle se réveille bientôt.

J'opinai sombrement et nous nous dévisageâmes un instant de plus, dans une minute de silence non concertée mais comme naturelle, en hommage à la jeune femme dont je ne connaissais pas le nom mais qui luttait pour sa vie, à quelques kilomètres d'ici. Le retour du lieutenant Le Goff troubla le charme étrange et triste de cette communion funèbre que nous avions ressenti, l'espace d'un instant, et je me secouai pour relire et signer les papiers. Après la promesse de me tenir informé si mon ordi était retrouvé, je fus enfin libre de mes mouvements et je précipitai à l'extérieur. Les flics allaient faire de leur mieux, je le savais, mais j'étais peut-être le seul à pouvoir vraiment comprendre ce qui s'était passé.





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