Chapitre 2

Léonard

Je frappai prudemment sur la porte entrebâillée.

- Professeur Lewis ?

Un "entrez" sonore, suivi d'un "Chut. Mais non pas à toi, idiot, chut à mon étudiant. Comment ça quel étudiant ? Où est-ce que tu penses que je travaille ? Non, ne réponds pas à cette question ! " me répondit et je m'enhardis à pousser un peu plus la porte. Devant moi, mon directeur de thèse faisait les cent pas dans son bureau avec son énergie habituelle tout en continuant une discussion énergique avec celui que je devinais aisément être son agent.

- Je t'ai déjà dit que deux semaines étaient trop. J'ai déjà prévu un voyage d'étude à Haïti fin mai, je n'aurai pas le temps de leur consacrer plus de cinq ou six jours.

Un murmure irrité lui répondit au bout du fil et il passa sa main dans sa crinière épaisse émaillée de fils argentés avec agacement.

- Hooo stop it, Cédric, tu vas me faire pleurer. Oublies ton pourcentage cinq minutes et allume ton cerveau. Tu ne vas pas me dire que leur scénario nécessite plus que ça. Je l'ai lu, je te rappelle ! I'm not an idiot!

Il éloigna le combiné de son oreille pour me couler une mimique d'excuse et me désigna du menton le petit canapé vert bouteille qui donnait un peu de cachet à son bureau.

La personne au bout du fil s'énervait et le professeur Lewis roula des yeux avec exaspération.

- Disons dix jours, je viendrai directement après Haïti mais ils ont intérêt à revoir mes honoraires en fonction ! Et après, je ne veux rien entendre pendant au moins six mois. Oui. Yes. Non, hors de question. Je viens de dire non! Oui, ok. Et préviens-les que j'aurai sans doute mon assistant avec moi et qu'ils devront le payer aussi! Ouais, moi aussi, connard, have a good day.

Il raccrocha en soupirant de manière théâtrale puis il reporta son énergie débordante sur moi. Il me sourit à pleines dents, dévoilant ses facettes étincelantes que je savais de source sûre lui avoir coûté une vraie fortune.

- Léonard ! Ravi de te voir! Qu'est-ce que tu fais en mai ?

J'étouffai un bruit amusé et roulai des yeux, mi-amusé mi-exaspéré. Le printemps était dans plus de six mois et j'étais plutôt du genre dernière minute plutôt que planification et anticipation.

- Je viens avec vous sur un tournage, apparemment ?

Il rigola sans gêne et comme j'étais resté debout, il m'invita à m'installer d'un geste impérieux. Je reculai d'un pas et me pris les pieds dans le tapis ancien qui recouvrait le carrelage neutre et tombai, plutôt que de m'assoir, sur les coussins trop mous. Mais le professeur Lewis avait l'habitude de me voir chanceler et sans commenter mon incapacité à me tenir debout, il prit place derrière la table ancienne de bois marqueté qu'il avait installé en remplacement de l'ancien bureau. Les locaux étaient récents, puisque l'EHESS n'avait déménagé à Aubervilliers que depuis trois années à peine, mais ils étaient décorés à la manière impersonnelle des administrations : murs blancs, faux plafonds, mobilier standard et et néons froids. Mon directeur de thèse et mentor n'avait pas mis longtemps à s'approprier les lieux et les murs étaient désormais surchargés d'affiches de cinéma, d'étagères recouvertes d'artefacts, de souvenirs de ses voyages et de livres où son sourire colgate s'affichait bien trop souvent pour son ego.

- Dix jours en Californie, ça ne se refuse pas !

- Qu'est-ce que vous allez y faire?

Il grimaça, souffrant de manière évidente, et sa ride du lion, la seule que le botox avait épargné, se creusa sur son front.

- Le consultant sur un tournage. Le film a l'air d'être une bouse mais le réalisateur est bankable et le budget énorme. Ils sont prêts à payer très cher l'avis d'un spécialiste des possessions et ça me permettra de les faire raquer aussi pour le billet à Haïti. Pour les billets à Haïti.

Il se pencha vers moi et me dévisagea avec enthousiasme.

- Trois semaines d'étude sur le terrain, Léonard. J'ai pris des contacts avec des relais sur place et j'ai une touche avec deux Bokor qui seraient prêts à nous rencontrer ! Can you imagine ? Nous pourrions assister à des cérémonies rares! C'est une occasion splendide et j'espère que tu pourras venir aussi. J'ai déjà des idées d'articles que tu pourras cosigner ! Et à Los Angeles, tu pourras m'aider sur le tournage. Et j'aurai au moins une personne avec autre chose que le mot box office à la bouche avec qui parler.

Une pointe d'excitation me fit me redresser sur le sofa. En deuxième année de thèse, et bénéficiaire d'un contrat doctoral précieux dans le domaine des sciences sociales, secteur où la concurrence était depuis longtemps passée de féroce à mortelle, j'avais conscience de ma chance inouïe de pouvoir bénéficier de l'appui du directeur d'études Travis Lewis. Nous nous connaissions depuis mon master, puisqu'il occupait la chaire d'anthropologie sociale des religions, et c'est lui qui m'avait encouragé me lancer dans la recherche, sous son chaperonnage intense. Il s'était spécialisé depuis longtemps dans l'étude des croyances synchrétiques mêlant le christianisme et divers animismes. Son terrain d'étude allait aussi bien du vaudou au candomblé, en passant par le satanisme et divers courants contemporains sectaires. Mon propre sujet de thèse, sur la manière dont les cultes liés aux esprits se transformaient au gré de l'émigration et l'urbanisation, lui avait tout de suite tapé dans l'oeil et il avait soutenu ma candidature à la bourse. Avec ses manières de commercial hâbleur, il détonnait dans les couloirs feutrés de l'institution à laquelle nous appartenions, mais avoir sa faveur n'était pas à minorer. Car le professeur Lewis, avec sa gueule de vieux beau et ses manières clinquantes, avait réussi l'exploit de porter sa passion pour l'anthropologie bien au delà de la sphère universitaire, jusqu'à être reconnu du grand public à un niveau auquel ses confrères ne faisaient que rêver.

En plus d'être titulaire de sa chaire en France, mon directeur de recherche tirait au mieux parti de sa double nationalité. Il était aussi professeur de Sciences sociales à l'Institute for Advanced Study de Princeton ainsi qu'invité régulier à l'Université d'état de Californie, à Fresno. Mais s'il avait les moyens de financer les voyages de son doctorant à ses côtés malgré le budget atone de l'EHESS, et s'il avait un agent, c'était pour un autre aspect de son activité, bien plus rémunérateur que ses recherches. Depuis une quinzaine d'années, il doublait ses travaux universitaires de nombreux ouvrages de vulgarisation sur les thèmes de l'horreur et des légendes horrifiques. Sans prétentions scientifiques aucunes mais haletants et perturbants, ses récits s'étaient vendus comme des petits pains aux USA. Certains avaient même fait l'objet de projets d'adaptation au cinéma, lui ouvrant un tout nouveau champ d'activité. Il était devenu l'expert hollywoodien du fantastique et des mythes effrayants et partageait maintenant son temps entre les amphithéâtres français et les plateaux de tournage et les émissions de télé outre-atlantique, où son sourire clinquant de cinquantenaire distingué et baratineur, mélange parfait d'intellect et de populo, cassait la baraque. Le professeur Lewis pouvait m'agacer par son ego souvent démesuré et sa tendance de foncer dans le tas mais je le respectais. Et il m'arrivait même de l'apprécier.

Il ne m'avait pas quitté des yeux et je tachai de juguler mes transports, histoire de le taquiner. Le professeur Lewis avait bien trop l'habitude que chacun se pame devant lui, je ne voulais pas en rajouter en m'extasiant comme un gosse devant sa proposition.

- Ça paraît une idée correcte. Je pourrais peut-être y trouver quelques pistes intéressantes, je dois y réfléchir.

Il leva les yeux au ciel avec outrance, pas dupe de ma réserve, puis tapa avec force du plat de la main sur son sous main, faisant tressaillir sa collection de stylos.

- Alors c'est décidé. Je vais demander à Céline, la secrétaire de l'UMR, de s'occuper des détails logistiques pour la partie Haïti, et cet idiot de Cédric va gérer la partie Los Angeles. Ton passeport est à jour? Tu vas adorer la Californie, je te le garantie.

Je hochai la tête avec joie. C'était une merveilleuse opportunité et j'en étais bien conscient.

- Je n'en doute pas. C'est pour me dire ça que vouliez me voir ce matin ?

Il fronça ses sourcils épais, un peu troublé, et la lumière revint d'un coup dans ses yeux clairs.

- Ha mais oui! Enfin, non! On m'a demandé d'intervenir au colloque de Berlin sur les interculturalités christianisme paganisme mais je n'aurai pas le temps. J'ai pensé que tu pourrais remanier ton chapitre sur les traditions françaises en matière d'exorcisme catholique et en faire un article. Je peux proposer ton nom aux organisateurs pour qu'ils te laissent le présenter sur mon créneau. What do you think about it?

Je hoquetai et je me redressai d'un coup sur les coussins trop mous, faisant tomber celui à ma gauche sur le sol.

- Moi? Mais... mais je ne suis que thésard ! Je n'ai pas le niveau! On parle du colloque de Berlin !

Le professeur Lewis roula des yeux avec emphase.

- Léonard, Léonard, Léonard. J'ai lu ce chapitre et il est excellent. Tout à fait ce qu'il faut pour les intéresser. Je ne te proposerais pas ma place dans le cas contraire. Tu as beau être très jeune, tes recherches sont d'excellente qualité et tu as un vrai don pour approcher les gens et gagner leur confiance, ce qui se retrouve dans tes écrits. Tu manques encore un peu de confiance en toi et tu pourrais être un peu plus organisé dans ta méthodologie mais tu as le niveau, j'en suis certain.

Il fit la moue et se gratta le menton.

- Les pratiquants sont généralement des gens discrets et difficiles à approcher mais toi, ils te parlent. Tu as réussi à décrire des pratiques dont je n'avais fait qu'entendre parler et auxquelles je n'aurai jamais rêvé de pouvoir assister.

Il soupira avec une affectation forcée.

- Pour tout te dire, j'aimerais bien connaître ton secret.

Mais mon secret le mieux gardé, c'était que j'étais moi-même un de ces pratiquants, comme il les appelait. Et je n'avais pas du tout l'intention de le lui révéler.


Ma mère avait fini par découvrir ma petite particularité, quelques mois après ma rencontre avec Paul. Un de nos voisins était mort d'une crise cardiaque sur sa mobylette et s'était éteint en pleine campagne, à quelques centaines de mètres à peine de notre maison. Maman l'avait découvert et en avait été un peu secouée et même si nous ne le connaissions pas plus que ça, elle avait voulu assister aux funérailles. Je n'avais pas remis les pieds au cimetière depuis des semaines, puisque Paul l'évitait, mais les lieux étaient familiers. Je me sentais à l'aise, bien qu'un peu ennuyé et frigorifié en ce début janvier, pendant que la famille éplorée récitait des hommages au défunt. Suffisamment ennuyé pour remarquer l'homme attristé qui s'attardait à quelques mètres de là, les yeux fixés sur le cortège. Je penchai la tête sur le côté, clignai des yeux et finis pas tirer discrètement sur la manche de ma mère. Je lui désignai l'homme du doigt.

- Maman, mais il est là, M. Peliteri!

Elle sursauta et me siffla de me taire d'un ton pressant, le regard fâché. Je relevai le menton devant l'injustice.

- Mais je te dis que M. Peliteri est là ! Il est pas dans la boîte, il est là !

Le cortège commençait à nous lancer des regards sombres et elle afficha un sourire d'excuse tremblant avant de nous éloigner entre les tombes avec agacement, me dirigeant vers un coin du cimetière aux sépultures délabrées.

- Léonard, voyons ! Mon chéri, je sais que tu ne veux pas être méchant mais il ne faut pas dire des choses pareilles ! M. Peliteri est mort, nous sommes à ses funérailles, tu te souviens?

- Mais il est juste là je te dis ! Et il me fait coucou!

Je croisai les bras avec dépit.

- Il a pas l'air content et il a plein de marques bizarres sur son visage, d'ailleurs.

Ma mère blêmit sensiblement. Elle ne me l'avait pas dit mais le pauvre homme avait chuté dans un talus profond et le corps avait souffert de multiples plaies et écorchures, que le cercueil fermé avait soigneusement caché. Mais il en restait trace sur le défunt, suffisamment pour que je le remarque. Je ne quittais pas des yeux la silhouette qui, je ne savais pas pourquoi, me semblait brillante et m'attirait d'une manière que je ne parvenais pas à définir et je lui adressai un gentil sourire auquel il me répondit tristement.

- Il est en train de partir, lâchai-je avec toute l'évidence de mes presque sept ans alors que l'homme s'étiolait sous mes yeux, nimbé d'une brume lumineuse de plus en plus épaisse. Dans le creux de mon ventre, une chaleur douce s'épanouissait, une sensation de satisfaction et, oui, de justesse. Je plissai les yeux pour mieux voir ce qu'il se passait et le couvai du regard jusqu'au bout. Lorsqu'il fut complètement disparu, je dévisageai ma mère avec quiétude.

- Ayé, il est plus là.

Elle me dévisageait avec frayeur et incompréhension et était devenu aussi blème que le ciel chargé d'hiver. Je fronçai le nez en me demandant ce que j'avais fait de mal et balançai d'un pied sur l'autre.

- Qu'est-ce qu'il y a?

- Mon chéri, je...

Elle semblait chercher ses mots et son regard s'égara sur les tombes qui nous entouraient. Soudain, ses yeux noisettes devinrent immenses et je l'entendis inspirer une grande goulée. Elle contemplait une stèle à la gauche avec effroi et toute couleur avait quitté ses lèvres exsangues.

- Mon... mon chéri ? Comment s'appelle ton ami?

Je la dévisageai avec incompréhension.

- Qui ça ? Paul?

- Oui, Paul. C'est quoi son nom de famille?

Je plissai le front pour me souvenir.

- Euh... Paul Belmonte. Il a neuf ans.

Elle déglutit distinctement.

- Oui, je... je sais.

D'une main tremblante, elle me désigna la tombe contre laquelle je m'étais appuyé et qui, au contraire de ses voisines, était correctement entretenue. Elle laissa glisser son doigt sur l'inscription en lettres dorées et des larmes envahirent soudain ses joues. Sans comprendre ce qu'il se passait, je suivis son geste et je lis :

Famille Belmonte.
Anna Belmonte 1911-1984
Giuseppe Belmonte 1899-1968
Paul Belmonte 1931-1940

La majorité des mères célibataires débordées soupçonnant que leur fils unique était capable de voir des fantômes se serait affolées. Ou auraient tenté de minimiser, mettant l'affaire sur le dos de la créativité débordante des enfants et leur tendance perturbantes à s'inventer des amis imaginaires. Pour ce que j'en sais, c'est ce que maman fit d'abord, elle aussi. Mais comme elle était elle, ce mélange solide de pragmatisme financier et de fantaisie, cette femme aussi capable de se prendre en main pour changer de vie que de se perdre dans les romans surnaturels et les légendes qu'elle aimait tant, elle ne s'en contenta pas. Je ne sais comment elle mena son enquête mais encore aujourd'hui, je me souvenais très bien du regard interrogatif et inquiet qu'elle posa sur moi durant des semaines entières. Un regard de plus en plus troublé lorsqu'elle découvrit que la dernière survivante de la famille Belmonte, Célestine Roux, de son nom d'épouse, était revenue s'installer dans le village de ses ancêtres à son veuvage. Et qu'elle y entretenait la tombe en la mémoire de sa famille perdue et en particulier celle de son frère jumeau, Paul, mort tragiquement d'un accident à l'été 1940.

Alors, comme elle était ce mélange parfait d'inventivité et d'audace, de réalisme et de folie, ma mère décida de prendre le taureau par les cornes et elle m'emmena chez la sorcière du coin, qui avait la réputation trouble d'être capable de converser avec les morts. Celle que j'allais appeler Mémé durant les dix années suivantes lui confirma que j'avais le don. Et à sept ans à peine, je devins l'apprenti d'une vieille medium de campagne qui se fit un plaisir de m'enseigner les connaissances que sa descendance, prolifique mais dépourvue de tout don surnaturel, avait dédaigné.

Alors oui, lorsqu'une fois adulte j'avais décidé de me consacrer à l'exploration de croyances dont les fondements avaient bien plus de réalité que mes collègues chercheurs n'étaient prêts à l'admettre, c'était avec l'assurance que mes liens naturels dans la communauté de ceux pour qui les esprits étaient réels me faciliterait grandement la tâche. Et j'avais eu raison.

Je quittai mon mentor tout enthousiaste et excité. La recherche était un milieu où les places étaient chères, la compétition exacerbée et les coups de couteaux dans le dos courants et je mesurais ma chance que le professeur Lewis ait décidé de faire de moi son protégé. C'est d'un pas allègre que je descendis dans la station de métro à Front Populaire, prêt à rentrer chez moi.

La ligne 12 qui desservait le campus Condorcet croisait la 2 à Pigalle et je n'avais qu'une petite trentaine de minutes de déplacement entre mon immeuble à Ménilmontant et l'établissement. Je connaissais le trajet par cœur et je sombrais dans mes réflexions, remaniant intérieurement mon chapitre pour le transformer en article digne d'être présenté, lorsqu'une sensation pénible me fit bourdonner les tympans et souleva ma peau dans un long frisson. Instinctivement, je levai la tête pour en chercher l'origine.

Je dus réprimer un violent mouvement de recul en identifiant la source de mon malaise. La quarantenaire n'avait rien de particulier. La rame était à demi pleine et elle se tenait à la barre centrale avec l'aisance des vrais parisiens, Elle était vêtue d'une manteau noir, à la coupe classique, d'un tailleur de la même couleur et ses cheveux étaient particulièrement bien coiffés, sans une mèche de travers. Elle renvoyait l'impression d'une professionnelle sérieuse, juriste, peut-être, ou comptable. Une personnalité peut-être pas très fun mais fiable et même agréable, d'après son visage avenant et ses petites ridelles de sourire. Mais ses yeux étaient vides et je le demandai à quel point elle était consciente de l'esprit sombre et furieux qui s'était agrippé à son aura et s'entortillait autour d'elle.

Je sentis mon ventre se tordre sous la surprise et la frayeur et je me recognai sur mon strapontin, heureux qu'un grand jeune homme à la doudoune démesurée nous sépare. Je cillai à plusieurs reprises, espérant que l'abomination que j'avais sous les yeux ne soit qu'un produit de mon imagination délirante et disparaîtrait d'elle-même. Mais bien sûr, ce ne fut pas le cas. Durant les dix années où elle m'avait enseigné tout ce qu'elle savait, mémé Claude m'avait appris à différencier les esprits, à les comprendre et à les respecter. Mais elle m'avait aussi enseigné à reconnaître le mal et cette chose, putain, ne dégageait rien de bon, j'en étais persuadé.

Le métro se mit à ralentir et je tiquai en constatant que je n'avais pas vu passer mon arrêt, absorbé dans ma surveillance. La femme et l'esprit qui la collait amorcèrent un mouvement vers la porte et sans y réfléchir, je me levai et lui emboitai le pas. Nous émergeames dans la cohue autour de Saint-Lazare et je la suivis, incapable de détourner les yeux de la chose qui l'entourait. J'étais franchement perturbé. J'avais assisté à des cérémonies vaudous et observé des transe de possessions, mais là c'était différent et j'étais incapable de comprendre pourquoi. L'esprit qui formait une brume sombre et agitée autour de la femme me paraissait puissant et des vibrations perturbantes en émanaient. Nous avancions à travers la foule, moi à quelques mètres derrière la femme, concentré pour ne pas la quitter des yeux et soudain, la chose immatérielle se mit à bouger. Comme aspiré par le corps chaud auquel il était accroché, l'esprit parut se contracter et pulser puis il se mit à pénétrer à l'intérieur de sa victime, comme de l'eau s'écoulant en tourbillon par la bonde d'un évier. Putain de merde. Je tremblais de frayeur et d'incompréhension mais je devais faire quelque chose. Je me glissai entre une vieille dame et un homme en costard pour me rapprocher, pas vraiment prêt à forcer un esprit à quitter notre monde au débotté et en pleine rue, mais un geste de la femme que je n'avais jamais quitté des yeux m'alerta et je me mis à hurler.

- Elle a un couteau!

Les trottoirs étaient bondées et la foule se figea une seconde avant que les premiers cris n'éclatent. Des gens paniqués se mirent à courir et je fus bousculé de tous côtés, peinant à conserver mon équilibre. Sans réfléchir, je me lançai en avant, l'adrénaline courant dans les veines, pour tenter l'impossible. Mais la femme avait trouvé une cible. Ou peut-être l'avait-elle choisie dès le début, je l'ignorai. La jeune fille blonde la regarda approcher la bouche grande ouverte, comme un lapin face à un prédateur en tailleur et escarpin, et elle esquissa à peine un mouvement de recul quand la lame s'abattit sur elle, encore et encore. L'agresseuse agissait sans un bruit et son visage restait parfaitement neutre, ce qui renforçait encore l'horreur de la scène. Je tentais vaillamment de m'approcher mais les passants terrorisés me bloquaient le passage et impuissant, je vis le sang gicler. Je jouai des coudes, trébuchai sur un ado en fuite et porté par mon élan, tombai, plus que je ne me jetai, sur la meurtrière. Je ne pesais pas bien lourd mais elle devait me rendre une bonne dizaine de kilos. Elle fut assez déséquilibrée par l'impact pour la faire reculer de deux pas et lâcher sa proie. Je jetai un regard horrifié à la jeune femme dont la poitrine étaient recouverte d'une substance carmin et brillante qui coulait à gros bouillons et je réussis à rétablir mon équilibre, me plaçant entre elle et son agresseuse. C'était là pure folie et je le savais. L'esprit avait totalement disparu de ma vue, absorbé par son hôte et hors de ma portée. Et pour ce qui était de la lutte à main nue contre une forcenée armée, mes chances de survie étaient celles d'un poussin face à l'apocalypse. Je serrai les poings, bien décidé à me battre puisqu'il le fallait et à tenir le temps que les sirènes que je percevais au-dessus des cris de panique et d'alerte soient assez proches pour me sauver mais je n'en eu pas besoin. La femme planta des yeux morts dans les miens, m'adressa un sourire vide et les traits apaisés, elle leva doucement la main qui tenait le couteau. Sous mes yeux épouvanté, elle ne montra aucun doute, aucune hésitation et d'une main qui ne tremblait pas, elle s'ouvrit la gorge avec fermeté, me laissant couvert d'hémoglobine et de sidération.



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