3. Cinéma
Lenni avait perdu son sourire. Les yeux trempés de larmes, la mâchoire serrée, il suppliait sa mère de ne pas s'en aller, de rester avec lui, sans même prononcer un seul mot. Le bruit tumultueux et incessant de l'averse dans le fond s'atténua soudain au point de ne plus émettre le moindre écho.
En un soupir, elle n'était plus là, et il prit racine dans un traveling arrière, esseulé parmi la foule de l'humanité, immobile dans son chagrin. L'auditoire, vraisemblablement ému, demeura dans un silence absolu jusqu'à la fin de la scène. Puis, certains se remirent à grignoter dans leur paquet de pop-corn ou à laisser de brefs commentaires imperceptibles dans l'oreille de leur voisin.
Avec son regard de braise, sa captivante chevelure dorée, et son visage d'une attrayante candeur, il avait tout l'air d'une idole conventionnelle et synthétique, adulée surtout des adolescentes. Ce qui expliquait sûrement le succès qu'il avait auprès de la gente féminine, ainsi que dans le monde glamour du cinéma.
Pourtant, il avait aussi cette lueur noire dans le fond de la pupille parfois, quand on y prenait garde, et que Louve reconnut directement lors du gros plan prolongé de la séquence où, allongé dans l'ombre de son lit, il hésitait à répondre à cet appel qu'il redoutait tant.
Durant près de deux heures, elle vit à travers la projection une part si intime de lui, si vulnérable, qu'elle douta plusieurs fois de qui elle avait à quelques centimètres d'elle, de qui était le véritable Lenni. Lequel était le vrai ? Celui de six mètres de haut, dont elle percevait les plus subtiles mimiques et les plus confidentiels sentiments ? Ou celui au milieu des gens, entouré d'admirateurs plus ou moins agréables ?
Bien que l'irrésistible Lenni du film leur offrait un incontestable ballet d'émotions, au bout d'une vingtaine de minutes, Louve fut plus intriguée par celui impassible à ses côtés. En effet, lorsqu'elle jeta un énième coup d'œil sur sa droite, elle remarqua comme il n'avait pas encore une seule fois lever le regard depuis qu'il s'était posé sur son fauteuil, depuis le début de la séance.
En tant qu'acteur principal, son assistante le soupçonna même de n'avoir jamais vu l'œuvre dans son intégralité. Il préférait se focaliser sur le dossier devant lui, plutôt que de s'apercevoir ne serait-ce qu'une seconde à l'écran. Il gardait ses bras confortablement ramenés l'un sur l'autre, la mine pensive d'un enfant puni.
Par la suite, Louve se fit plus attentive que d'ordinaire, et passa le plus clair de son temps à surveiller le jeune homme en douce. Sans la moindre interruption, elle conserva sa prévenance de la salle de projection à la nuit qui les enveloppèrent dehors, jusqu'au hall d'accueil de l'hôtel, où de fines tables hautes avait été dispersées ici et là, proposant petits-fours en tout genre et coupes de champagne à moitié remplies.
Lenni en cueillit immédiatement deux, vida une entière dans sa gorge, et la remplaça d'emblée par une troisième pleine avant que les invités ne se déversent en totalité dans le lobby. Son chaperon réalisa alors que les flûtes restantes dans ses paumes étaient uniquement pour lui, lorsque Sophie les retrouva parmi l'assemblée et qu'il serra chacun des récipients plus jalousement dans ses poings.
Les globes oculaires de la manageuse allèrent des boissons à bulle à la figure de Lenni, pivotèrent sur son assistante, puis revinrent atterrir sur le talentueux artiste qui s'était figé tout autant que Louve en cet instant-là.
― Tu as une interview face cam et une papier, prévint-elle en chuchotant d'un ton presque trop détaché avant d'élever le menton vers les alentours comme s'il n'existait soudain plus, et tu vas me lâcher ces verres tout de suite !
Elle eut un sourire de complaisance pour celle qu'elle avait embauchée la veille, puis parut d'un coup beaucoup plus joviale.
― Le voilà ! s'extasia-t-elle en plaquant une paume ferme contre l'omoplate de Lenni. J'ai enfin mis la main dessus !
― Ah ! bruissa une voix suave dans le dos de Louve qui se décala aussitôt. C'est qu'il s'agit d'un acteur très sollicité, je le sais.
Une trentenaire d'à peu près la même taille qu'elle, en long kimono à sequins argent et aux boucles érigées en gros chignon, apparut alors dans son champ de vision. Étrangement, ce fut seulement là que la jeune effarouchée perçut le faible murmure de musique qui tintait depuis le début dans tout l'espace de réception. Elle observa les bruyantes interactions des uns et des autres tout autour sans se sentir plus à l'aise qu'à son arrivée, quand, quasiment dans un geste instinctif, elle récupéra les deux coupes que Lenni lui tendit avec une pointe de dépit, afin d'entreprendre son entrevue avec la chroniqueuse.
Cette dernière déposa ensuite son portable sur le buffet tout près du jeune homme. Minaudant, elle formula sa première question et fit mine d'en écouter la réponse en fixant Lenni avec une insistance qui ne sembla déranger que Louve, postée entre les deux, de l'autre côté du comptoir.
― À vingt-trois ans, vous êtes déjà le favori de tous les cinéastes, et après votre dernier rôle, le réalisateur de « Clair-Obscur » a expressément écrit le scénario pour vous. À quel point a-t-il réussi à coller à la réalité, dites-moi ?
À la suite d'une bonne dizaine de remarques toutes plus intrusives les unes que les autres, et qui, là encore, n'étonnèrent qu'elle, la benjamine vit Sophie se retirer quelques groupes plus loin et rapporter un caméraman ainsi qu'une autre jeune brune, qui portait une carte de journalise autour du cou et un micro-cravate entre les doigts. Ils s'installèrent juste derrière la boule à facette qui, suivit du regard perçant de Louve, terminait enfin son interrogatoire personnel. Puis, la femme du duo accrocha le récepteur audio sur la veste de Lenni et lui signala le départ de la vidéo après un bref résumé de son contenu :
― Quinze questions-réponses courtes un peu marrantes, pour en savoir plus sur toi, lança-t-elle en dépliant une feuille de sa poche arrière. Tu es près, on peut y aller ?
― Je vous en prie, acquiesça Lenni d'une rare amabilité, c'est quand vous voulez.
― Super ! C'est bon, ça tourne ? demanda-t-elle à son collègue qui, l'œil vissé à son objectif, leva simplement le pouce. C'est parti ! Alors Lenni, tu es plutôt clair ou obscur ?
― Obscur, sourit-il d'un air satisfait.
― Plutôt salé ou sucré ? enchaina-t-elle en quittant dès à présent ses notes des yeux pour les ancrer avec intérêt dans ceux du fascinateur.
― Amer.
― Nomade ou casanier ?
― Ça dépend pour quoi.
― Social, dit-elle, ses commissures se hissant davantage le long de ses joues roses, ou solitaire ?
― Solitaire social...
L'échange, tout aussi déconcertant que le précédent, quoique peut-être un peu plus embarrassant pour elle, passa plus vite que Louve ne l'aurait cru. Puis, de nouveau seule avec Lenni, elle se sentit inspirer plus sereinement. Lui, en revanche, effaça toute trace de sang-froid de sa figure. Il s'agita, se balançant d'une jambe à l'autre et se voûtant au-dessus des mignardises et des flûtes d'alcool, la mâchoire inférieure de plus en plus raide.
― On peut remonter maintenant ? réclama-t-il précipitamment à Louve.
― Hein ? dit-elle en se tournant complètement vers lui. Je... Je ne sais pas. Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Il se cramponna à la table, les traits froncés par ce que la prudente assistante prit d'abord pour de la douleur. Le bout de ses doigts se mit à blanchir tellement il s'appuyait contre le rebord, le souffle rapide. Il se contorsionna sur place, mouvant dos et épaules comme pour réajuster sa cage thoracique. Mais, très vite, elle distingua l'éclat de peur dans les pupilles du garçon, et le vit s'étioler en moins d'une minute.
― J'ai besoin... de monter, commença-t-il à suffoquer. Il faut... Il faut que je monte, s'il te plait.
― Ça ne va pas ? se soucia-t-elle à voix basse.
Il hocha fébrilement la tête de haut en bas, comme pour s'en persuader, même si tout le reste de son visage et de son corps semblait hurler le contraire.
― Tu... Tu es sûr ?
― Non, haleta-t-il enfin avant de se pincer fort les lèvres dans une allure de nauséeux sur le point de vomir.
Alors, ni une ni deux, Louve guetta par-dessus son épaule et ses iris avertis scrutèrent dans un demi-cercle furtif les éventuels témoins de la scène. Lorsque personne ne lorgna plus dans leur direction, elle ouvrit subrepticement la voie à Lenni vers les étages supérieurs de l'hôtel.
Au cours de leur fugue spontanée, en particulier au moment où, devant lui, Louve sortit avec précaution de l'ascenseur, celui-ci s'ébahit de la ravissante femme, dont il trouva la discrétion non seulement déroutante, car inhabituelle, mais aussi des plus reposantes vis-à-vis du reste du monde qui lui en demandait sans cesse.
Ils atteignirent la chambre sans tarder. Là, tandis qu'elle le laissait tranquillement entrer et refermait silencieusement la porte derrière eux, Lenni, debout proche de son pied de lit, se mordit la lèvre. D'un regard plein de malice dirigé vers Louve, il retira la veste noire de son smoking avec la plus grande détente. Il étira ensuite ses bras sur les côtés le temps que la jeune femme parvienne à son niveau, puis, aussi calme et confiant qu'il l'avait été lors de l'avant-première, il mit un terme à ses ahanements forcés. Louve comprit instantanément.
D'abord bouche bée, elle ne put finalement réprimer sa réflexion :
― Dis-donc, quel acteur !
― C'est mon métier, tu sais, dit-il de son sourire prétentieux.
Elle secoua la tête, désabusée.
― Tu avais quand même l'air plus sincère dans le film...
― De quoi tu parles ? se surprit-il en fronçant les sourcils, alors que Louve paraissait se rigidifier comme du marbre.
― La scène où tu perds ta mère, asséna-t-elle d'un ton parfaitement audible pour une fois.
Il fixa subitement le vide devant lui, l'expression aussi triste qu'à l'écran, et la jolie brune eut brusquement le sentiment d'avoir touché un nerf à vif.
― Ce n'était pas vraiment du jeu..., murmura-t-il du bout des lèvres.
― Je suis supposée te croire, là aussi ?
Lenni laissa le silence s'exprimer pour lui, pendant qu'elle continuait de le sonder avec méfiance. Sans le moindre cillement, il parcourut son visage circonspect, incrustant son attention dans la sienne comme un fleuve sillonnait les terres.
― Je peux savoir ce que tu attends de moi exactement ? finit-elle par demander, légèrement moins sur la défensive.
― Rien de plus que ce que tu as à offrir, susurra-t-il en franchissant le dernier pas qui les séparait.
D'une progression quasi imperceptible, Louve fut absorbée par la douce obscurité de ses prunelles brûlantes. Retenant son souffle, elle lui permit d'approcher lentement, et une fois à portée de baiser, elle huma quelque chose de résineux tout près de son torse. Par-dessus celles de l'alcool, les effluves enivrantes d'un parfum musqué, floral, presque sauvage, comme l'une de ses promenades forestières après la pluie.
Ce fut le vert bouteille des jeunes pousses d'arbres fraîchement douchés, le céladon des cimes baignées dans le brouillard, celui plus profond de l'horizon. Mais aussi, le noir de la terre encore mouillée. Le bistre de l'écorce imprégnée d'eau. Le fauve d'un pelage aperçu entre deux troncs. Jusqu'au jaune aurore des rayons de lumière qui fendaient les bois. Ce fut luxuriant, sombre, dévorant. L'odeur glissa sur la peau de Louve, puis dans sa bouche, et férocement, excita les papilles de sa langue autant qu'elle lui fit tourner la tête.
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