1. Contact

C'était une de ces journées fades qu'on avait hâte de quitter. Il continuait de bruiner doucement, tandis que de fines gouttelettes perlaient le long de la façade vitrée de l'hôtel. Ses carreaux, d'un noir luisant, protégeaient les célébrités qu'il avait la réputation de recevoir lors du festival international du film de Vancouver.

La sortie d'un long métrage en particulier attisait l'hystérie générale depuis quelques jours, et formait un perpétuel attroupement devant le bâtiment. Toute la journée, il grouillait près de l'entrée principale, un nom s'en élevant régulièrement dès l'apparition, même brève, du récent phénomène du cinéma.

En cette fin d'après-midi, presque aussi insipide que les précédentes, le ciel couvert diffusait une de ces lumières incertaines qui donnaient à la ville un air de crépuscule. Cette subtile pénombre aurait pu rassurer Louve, mais non. Anxieuse, elle attendait toujours à distance de la masse humaine en se triturant compulsivement les doigts.

Durant plusieurs minutes, elle laissa passer les gens devant elle et les observa, envieuse de ceux qui s'éloignaient de l'agitation, avec une certaine appréhension dans le regard, un jugement permanent dans la tête, et une angoisse indéniable nouée à l'estomac. Plus nerveuse à l'idée de traverser la horde de fans, de paparazzis, et de journalistes, que de pénétrer dans le prestigieux établissement, la jeune diplômée, sous son imperméable kaki, finit cependant par se faire violence afin d'éviter la crainte supplémentaire d'être en retard à son premier jour de travail. Elle resserra alors sa poigne sur les bretelles de son petit sac à dos taupe, prit une profonde inspiration comme lorsqu'on s'apprêtait à entrer dans l'eau, et se lança.

La star du moment, en revanche, ne s'inquiétait pas tellement ces derniers temps. Elle se faisait même rare. Toutefois, l'acteur était loin d'être discret auprès de son agent, qu'il rendait un peu plus folle à chaque réveil.

Pendant que la presse et la nuée d'admiratrices guettaient le moindre mouvement en faisant le pied de grue devant les fenêtres opaques, derrière celles-ci, Lenni, qui aurait dû être prêt depuis longtemps, achevait d'agacer sa manageuse Sophie, qui l'attendait de pied ferme, les bras croisés sur sa poitrine.

Déjà débordée avec la gestion des interviews promotionnelles, et la chevelure aussi sombre que son humeur actuelle, elle désespérait de manière exponentielle du comportement si désinvolte de son artiste. Aussi, elle avait pris la décision audacieuse de s'accorder du répit et de lui imposer une assistante personnelle. Cette dernière débutait, mais elle aurait peut-être eu plus de patience que n'importe qui connaissant l'énergumène depuis plus d'une semaine.

Au milieu du troupeau dense, entre les cris euphoriques et les bousculades des plus excités qui tentaient sans relâche d'apercevoir les entrailles du hall depuis le trottoir en se dressant sur la pointe des pieds, Louve esquiva chaque personne comme si leur contact lui était brûlant. Malheureusement, plus elle s'enfonçait dans la masse, plus elle se faisait consumer, et arrivée devant la sécurité en faction, elle ne put résister davantage contre l'incendie dans ses poumons. Fiévreuse, elle s'adressa au vigile le plus proche dans l'espoir qu'il ne lui fasse pas plus endurer l'étouffement de la situation. Elle dut tout de même lui répéter son nom à de nombreuses reprises, car sa voix ne dépassait que trop peu le vacarme des gens qui ne cessaient de l'écraser.

Lorsqu'elle put enfin s'extirper de là, elle crut rêver le temps d'une seconde, comme juste avant de s'évanouir. Puis, une fois à l'abri en franchissant les grandes portes battantes en verre sans tain de l'édifice, et dans un besoin quasi primaire, elle se mit à l'écart afin de respirer à nouveau, après ce qui lui avait semblé être une longue plongée en apnée.

La douceur de l'intérieur chauffé lui enveloppa le visage dans une odeur de cuire et de linge frais. Mais très vite, celle-ci devint aussi suffocante qu'une bouffée de chaleur. Les températures glaciales de la saison avaient au moins le mérite d'adoucir le feu dans ses joues.

Elle dézippa son blouson et tira légèrement sur l'encolure serrée de son col roulé noir, qu'elle s'était forcée de revêtir pour la soirée de projection officielle qui s'annonçait déjà chaotique. Dans un coin, et en dépit des vitres qui insonorisaient assez bien les clameurs extérieures, le calme ne revint pas aussi rapidement dans le corps de Louve qui recommençait à avoir la nausée.

Ce fut quand elle reprit conscience de ses alentours, – un vaste lobby, pratiquement vide, dans lequel des appliques verticales étaient disposées aux murs gris, et quelques fauteuils individuels couleur pétrole, accompagnées de petites tables basses en céramique, s'éparpillaient sur un sol de pierre aussi foncé et étincelant que la façade de l'immeuble – que quelqu'un l'interpella.

À l'instant où elle fit volte-face, Louve décela dans l'air une note sucrée de jasmin. Une dame en tailleur bleu irisé se posta devant elle, une expression soulagée sur la figure et d'obscures ondulations de part et d'autre.

― Louve Pelletier ? vérifia-t-elle en lui tendant une poignée de main ferme et brève, l'autre étant greffée à un smartphone qui ne cessait de biper.

― Oui, bonjour.

― Il y a au moins quelqu'un de ponctuel ici. Suivez-moi.

Louve lui succéda, puis sauta sur l'occasion d'essuyer ses paumes moites contre son pantalon à carreaux vert foncé dès que Sophie lui eut tourné le dos.

Celle-ci la conduisit à un étage indigo nettement plus tranquille, où les épaisses parois coupèrent totalement de ce qu'il se déroulait dehors. Louve parvint à y reprendre ses esprits, ainsi que son souffle. C'était tellement silencieux, remarqua-t-elle, que l'on ne percevait plus que le bruit régulier de leurs foulées respectives.

Dans un unique couloir qui parut interminable, Sophie, dont les talons claquaient à chaque pas pressés, accompagna mademoiselle Pelletier à la suite de l'acteur, en lui expliquant les derniers détails de ses futures attributions.

― Nous séjournerons ici pendant une semaine, informa-t-elle à son nouveau rempart contre l'épuisement, le temps de faire la promo du film. Tu as déjà gardé des enfants ?

Louve avait de grands yeux ronds bleu canard, presque globuleux à force de les écarquiller à la moindre émotion, qui lui donnait l'air particulièrement innocent d'une biche à l'affût.

― Euh... Oui, une fois, dit-elle.

― Ton job n'en sera pas très éloigné. Sauf qu'il s'agit d'un bébé majeur, et qu'à priori, il ne porte pas de couche. Tu verras, tu t'y habitueras.

― D'accord...

― La majorité de l'équipe loge dans l'hôtel, donc si tu as la moindre question, ne t'en fais pas, on te renseignera. Par contre, règle absolue, ne communique RIEN aux journalistes. Ça, c'est mon boulot.

― Compris, acquiesça-t-elle.

― Il y a un lit d'appoint dans la suite, au cas où tu aurais besoin de rester tard la nuit. Ton objectif est d'être efficace sans te faire remarquer.

S'il y avait bien une chose pour laquelle Louve n'avait aucun mal, se fit-elle la réflexion tout en l'écoutant, c'était la discrétion. C'était d'ailleurs l'une des raisons qui l'avait convaincue de postuler.

― Tu n'auras qu'à suivre le planning que je t'ai fourni, poursuivait Sophie à une allure de course. Tant que tu me le livres frais et à l'heure, tout ira à merveille.

La jeune diplômée hocha à nouveau de la tête, avant de la baisser dans un réflexe habituel qui lui cachait une partie du visage, derrière ses cheveux bruns et lisses, coupés droit juste au-dessus des épaules.

― Oh ! et fais attention, précisa la manageuse l'index levé, il est du genre à flirter avec tout ce qui bouge.

― Même les animaux ?

― Je ne suis pas certaine de vouloir savoir..., pensa-t-elle tout haut en s'arrêtant devant une énième porte bleu, cette fois à double battant. Essaie juste de ne pas te faire avoir et ce sera déjà très bien.

Les deux femmes s'échangèrent un sourire de politesse, puis firent irruption dans une pièce plongée dans le noir.

Pas le temps de s'habituer à l'obscurité qu'un chuintement retentit. L'endroit fut subitement irradié de rayons criards. La silhouette de Sophie se démarqua devant le jour de la fenêtre, et elle tira vigoureusement un second pan de rideau.

Sur la gauche, un canapé gris deux places faisait face à une large table basse rectangulaire, puis au grand lit à l'opposé, confortablement occupé par une femme en petite tenue et une autre personne, dissimulée sous un gros sweat noir et une volumineuse couette claire.

Cette dernière semblait encore dormir profondément, si Louve en jugea par les mouvements qui gonflaient de temps à autre le haut de la couverture.

― Allez, tonna Sophie une main sur la hanche, debout !

Réveillée en sursaut, la jeune blonde en lingerie se retira des draps pour se sauver de la chambre, une pile de vêtements s'amoncelant dans ses bras au cours de ses enjambées délicates. Elle salua d'abord timidement Sophie, qui ne lui accorda aucune attention, puis Louve, qui lui répondit d'un aimable signe de la tête.

Ce ne fut que lorsque la porte se referma dans un faible claquement, que la deuxième masse repliée sur l'imposant matelas commença à remuer. Une tête émergea alors dans une étonnante douceur. La peau juvénile de son visage lui donnait l'apparence d'une sculpture grecque à l'esthétisme irréprochable. Ce qui contrastait avec sa mine confuse et ses cheveux châtains en pagaille, peut-être blonds, qui retombaient quasi entièrement devant ses yeux fatigués, mais qui, curieusement, le rendaient presque plus charmant.

Les perles ténébreuses qu'il avait à la place des orbites sondèrent les parages, et se stabilisèrent ensuite au niveau de l'intruse qui le regardait se redresser amèrement.

― Quoi ? marmonna-t-il d'une voix que l'on pouvait prévoir éraillée, mais tout de même plus grave que ce que Louve envisagea.

― Je te présente Louve Pelletier, ta nouvelle assistante, annonça Sophie qui n'avait pas bougé d'un pouce, à part pour réajuster l'un des boutons de sa veste. Tu n'en veux pas, je sais. Ne t'en déplaise, il va falloir assumer parce que j'en ai assez de gérer tout ton bordel, et je n'ai surtout pas que ça à faire...

― Tu veux dire faire ton job ? coupa-t-il.

― Ça n'est pas mon job Lenni ! Du moins, ça ne l'est plus.

Les figures se tournèrent vers Louve qui se raidit sur place, et durant un instant, ce fut le silence. Puis elle s'avança légèrement, secouant timidement la main pour saluer le jeune homme à distance.

― Bonjour, dit-elle dans un faible son qui, rien que le temps d'un clignement d'yeux, parut désarmer leur agressivité mutuelle.

― Comme tu voudras, grogna-t-il toujours assis, sa bonne humeur se rabattant sur Sophie. De toute façon, ça ne changera rien !

― Oh, je me fiche que ça change quoi que ce soit.

La manageuse soupira soudain avec plus d'agacement, au moment de jeter un œil à son portable.

― Il est trop tard pour le H.M.C, prévint-elle. Tant pis ! Tu prends une douche, tu t'habilles, et je te veux en bas dans cinq minutes. Dépêche-toi, ajouta-t-elle, avant de pivoter et de marcher jusqu'à Louve. La première est dans trente minutes, signifia-t-elle à cette dernière plus aimablement.

Elle quitta ensuite la pièce, tandis que Lenni se levait dans la vision périphérique de Louve. Quand celle-ci tourna la tête, elle entrevit des traces rougeoyantes de chaque côté de son dos, les plus marquées étant à hauteur de ses omoplates. Il chancela vers ce qu'elle prit pour la salle de bain, et en referma l'accès sans lui prêter plus de considération.

Au souvenir des longs ongles manucurés de la top model de tout à l'heure, il ne fallait pas beaucoup de réflexion pour comprendre qu'elle était celle qui lui avait fait ces griffures ; du moins, les plus récentes. À cette pensée, et dès que l'eau coula dans un vif chuintement, la benjamine eut envie d'ouvrir une fenêtre, une porte, le toit, ou n'importe quoi qui aurait pu la faire inhaler un autre air que celui-là. Malheureusement, aucune des baie-vitrées qui longeaient le lieu de part en part ne semblait pouvoir ne serait-ce que s'entrebâiller.

Seule dans le calme apparent, Louve s'en approcha toutefois à pas feutrés. Elle se souvint immédiatement de la foule qu'elle distinguait en contre-bas, et qui paraissait bien plus petite vue d'ici. Sa clameur était si atténuée par l'altitude et le vitrage que, d'un coup, ce monstre qui l'avait empêchée d'entrer paisiblement ne fut plus du tout impressionnant.

La jeune femme songea alors à cet endroit auquel elle venait d'accéder, à sa quiétude enveloppante, comme à un recoin à l'écart du monde, une tanière nichée haut, loin de toute cohue.

Un faible bruit la tira tout à coup de ses pensées. Elle fit volte-face et rencontra quelqu'un de si parfaitement apprêté, que l'acteur un peu rustre passa, d'une simple mue, pour une toute autre personne.

Il était vêtu de chaussures vernies et d'un élégant costume noir uni, dont la coupe mettait éminemment en valeur sa morphologie à la fois svelte et musclée. Certainement taillé sur mesure. De sa veste, ouverte sur une chemise dont le haut resta déboutonné malgré la saison, à ses mèches encore subtilement désordonnées, bien que cela en fasse ressortir les plus chatoyantes, son inexplicable mais fascinante indifférence pour à peu près tout transparaissait même derrière l'apparat de la célébrité.

Lorsqu'il contourna le massif sommier jusqu'à sa table de chevet, la démarche chaloupée du jeune homme donna l'illusion d'une nonchalance pleine de charme, qu'il semblait maitriser à la perfection, et qui lui allait à ravir. Le cœur de Louve pulsa un brin plus fort dans ses oreilles à cette ultime constatation.

― C'est comment ton prénom ? demanda Lenni sans lui adresser le moindre regard, à tel point qu'elle hésita quelques embarrassantes secondes à répondre.

― Louve ?

― Tu me poses la question parce que tu ne sais pas comment tu t'appellesou parce que tu veux que je t'en donne un ?

― Si, pardon, déclara-t-elle en déglutissant, avant de prendre une plus ferme intonation. C'est Louve mon prénom.

― Parfait...

Il releva subitement la tête vers elle. Ses yeux, désormais d'un marron aussi chaud que l'acajou dans la fragile clarté de la chambre, s'intéressèrent un tendre instant à la présence de la silencieuse brune, comme s'il y avait aperçu un détail bouleversant.

Elle qui craignait de sentir arriver sa dévorante impression dès qu'on l'approchait de trop près, cessa de respirer. Tandis que lui, inspirait calmement. Puis, il détacha son regard d'elle et se reconcentra sur le fermoir du bracelet qu'il finissait d'attacher à son poignet.

Pendant qu'il lui tournait le dos en se dirigeant vers la porte d'entrée, Louve expira si lentement qu'elle ne s'en rendit pas compte. Dépassé le manque d'oxygène, et reprenant néanmoins un souffle régulier, un surprenant parfum de frustration, aussi étrange que remarquable, lui remplit peu à peu tout l'organisme.

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