Lendemain

Entendre le réveil, se lever. Faire quelques pas, la tête lourde. Se promettre de s'endormir plus tôt au soir, tout en sachant que ce ne sera pas le cas. 1402 est un de ces hommes, pourtant honnêtes, qui n'arrivent pas à tenir leurs engagements concernant le sommeil.

Mettre cinq minutes à manger son petit déjeuner. Passer cinq minutes à se doucher. Revêtir sa combinaison grise, lavée durant la nuit par la machine automatique, puis s'avancer vers le miroir au-dessus de l'évier. Se raser de près —car un homme propre sur lui se rase toujours de près— passer de l'eau dans ses cheveux pour les aplatir et s'adresser un dernier regard avant de commencer la journée.

Sortir de la pièce, son appartement bloc, marcher sur le palier. Longer les murs de béton lisses, car la rambarde du côté vide n'a toujours pas été réparée et que, tout aussi mineur endurcit qu'il soit, 1402 a peur du vide. Passer sous cette immense tour torsadée, qui perce le ciel et n'offre qu'un unique point de lumière tout à son extrémité. Rejoindre la foule de travailleurs vêtus à l'identique, flot ininterrompu de combinaisons grises et d'yeux baissés. Gagner les portes de la mine. Récupérer ses outils —une épingle, un casque et une lampe torche—, les hisser sur son dos, râler sous l'effort —car les épingles pèsent dix grammes l'unité—, en se disant que se mettre au sport ne serait pas une mauvaise idée. Echanger une plaisanterie avec son collègue à droite. Toujours la même, car ce n'est jamais le même collègue à droite. Lancer un regard à la tour principale, envieux et mélancolique, car c'est comme voir le ciel pour la dernière fois. Puis s'enfoncer dans les souterrains.

Rejoindre le troisième étage sous la surface, car c'est là où les cristaux sont les plus solides et où l'air reste respirable. Se dépêcher, puisque tous les mineurs un tant soit peu expérimentés connaissent l'astuce. Se faufiler, se faire marcher dessus. Bousculer pour aboutir à son poste de travail, loin du chemin principal.

Saluer 1265, 2004 et 1224. Appuyer son regard vers 1224, car 1402 aime beaucoup 1224. Puis commencer à travailler.

Mettre son casque, s'isoler du monde. Une musique dans les oreilles, la même chez tous les mineurs, frapper en rythme et oublier qu'il est en train de miner. Rejoindre le réfectoire à midi, demander à être servi d'une double portion, car malgré son petit squelette, 1402 mange beaucoup. Se la voir refuser. S'asseoir à table, échanger quelques banalités, flirter avec 1224 sous le nez des deux autres mineurs. Revenir en fin de service pour manger les restes, puis repartir au travail.

Sortir tard, apercevoir la guirlande s'allumer autour de la tour principal. Inviter 1224 au bar. Rire, car il est difficile de ne pas rire quand on est avec quelqu'un qu'on aime. Embrasser 1224. Ne pas pouvoir la ramener car son frère l'attend chez elle, récupérer un sourire en guise d'excuse. Rentrer seul, le cœur battant. La tête dans les nuages, lever les yeux vers le sommet de la tour principale et deviner quelques étoiles à l'horizon. Penser à revoir 1224. Adresser un merci silencieux à la nuit, puis quitter la tour principale.

Gagner son immeuble. Rentrer, verrouiller la porte. Manger seul, en regardant par son hublot les lumières allumées de la citée. Détecter un ou deux mineurs errant —pas plus, car un bon mineur est toujours fatigué après sa journée de travail. Suivre le journal sur la petite télévision calée entre deux livres de dessin. Refermer ses rideaux. Donner à la machine son linge bien plié —car même si ce n'est pas utile, 1402 est un peu maniaque et préfère plier son linge avant de le laver. Gagner son lit, dans un coin de la pièce carrée. Profiter du calme et de l'obscurité pour penser encore un peu à 1224. Et, au fond de lui, avoir envie d'être le lendemain.





"Quelles mignonnes bestioles".

La scientifique sort l'œil de la tour principal —faut-il comprendre le microscope. Son habituelle moue contrariée aux lèvres, elle frôle la boîte hermétique de la main. La voûte du ciel des mineurs affiche la nuit pour la troisième fois de la journée, il est déjà 18h. Elle doit rentrer chez elle.

Depuis qu'on a découvert le peuple des mineurs, ces êtres miniatures à la vie courte mais aux capacités exceptionnelles, le labo prospère. Ils sont les seuls à posséder la capacité d'extraire les cristaux de leurs montagnes, cristaux que les hommes utilisent dans leurs technologies médicales et qui permettent d'augmenter leur espérance de vie. Mais ces êtres ont une bien triste vie, songe la scientifique en terminant la dernière ligne de son rapport. Ils sont exploités sans le savoir. Ils répètent tous les jours la même mécanique, les mêmes automatismes. Un début, une fin. Recommencer.

La scientifique range ses affaires, songeant à sortir ses papiers pour le lendemain. Elle souhaite une bonne soirée à ses collègues, à son patron, car c'est une politesse essentielle. Elle attrape le bus à l'heure précise, ferme sa porte à l'heure précise. Regarde la télévision et tous ces gens qui vivent loin de là.

Le lendemain, elle se lèvera et observera ces bestioles, car c'est ce qu'on lui demande de faire. Des milliers de petites vies, dont la sienne, au service de l'humanité.

Elle s'endort après quelques efforts. Rien de nouveau, cela promet un lendemain très ordinaire.




100 années à vivre. 200, pourquoi pas 300 bientôt ? Si seulement cela avait un but.

Une vie, vain segment. Naître et mourir. À quoi bon la rallonger ? Chercher à mourir plus vieux, est-ce pour encore se répéter ?

Se lever, travailler. Se battre pour obtenir des trésors que ne leur appartiennent pas. Les humains sont ridicules.

Regarder l'infinité d'un œil éteint. L'éternité attend, quelque part, depuis l'ouverture de la rotonde sans fin. D'où tout voir, mais ne pas regarder. Ne pas avoir de présent, ne pas avoir d'avenir.

Après tout, lorsqu'on en a une infinité devant nous, un lendemain ne sert plus à rien.

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