Arroser sa plante
Il y aurait tant à dire sur cette nouvelle ! Elle m'a été inspirée par une moisissure qui grignote le coin de ma chambre malgré mes efforts pour la faire trépasser, et puis d'une amie, un peu (mais je me suis éloignée d'elle dans le texte, finalement).
Je l'ai écrite pendant les vacances de Noël, en passant terminer vite. Bon bah voilà, je l'ai terminée fin janvier ^^'
J'ai beaucoup hésité sur la fin. J'en avais prévu trois : une juste après que Lia aie avalé le câble HDMI, qui avait donc un ton très sombre, et deux qui continuaient jusqu'à la cueillette, mais de deux points de vue différent. En effet, la version non choisie prenait le point de vue interne de Véra, mais j'ai préféré conserver l'unité de point de vue et ai donc opté pour une narration omnisciente comme utilisée plus tôt (passage qui sert à marquer l'arrêt du flot de présent). Ce procédé est d'ailleurs largement inspiré par "To the Lighthouse" de Woolf.
Toute la nouvelle porte aussi un sous-texte sur la transidentité : Lia présente des symptômes de dysphorie a de nombreux moments, et sa transformation a la fin tend à évoquer la transition. C'est, ultimement, pour cela que je n'ai pas choisi la fin tôtive : elle a une résonance horreur qui nuit un peu au propos.
Pendant la rédaction, j'ai très vite préparé mes setup (la moisissure, Véra prend soin de nombreuses plantes) mais arriver à l'élément perturbateur (la moisissure infecte le PC de Véra) a pris beaucoup plus de temps que prévu à cause de mon style qui tendait à éviter les ellipses. J'avoue que c'était un peu amusant et aussi flippant, parce que je ne savais pas quelle taille ferait ma nouvelle, alors même que j'avais son scénario en tête ^^'
En fait, tout ce qui n'a pas trait à la moisissure sert à instaurer un climat de réalisme, afin de contrebalancer le fantastique/SF qui arrive petit à petit.
J'ai pas mal hésité à caler encore plus de fausses pistes autour du titre et de l'intrigue en faisant intervenir Élio plus tôt, mais ça aurait trop cassé le flot. Cela dit, tous les prénoms, sauf Véra, sont formés à partir de la même racine histoire d'encore plus flouter l'ensemble et préparer la fin.
Voilà, je crois que c'est un peu tout !
J'espère que Léa vous aura plu !
Ci-dessous, le texte complet (si tout se passe bien)
Léa
TW : mention de cigarette, de manque ; mention d'alcool ; scènes érotiques, nudité ; dysphorie, dissociation corporelle ; dépersonnalisation, dépression, angoisse, angoisse existentielle, stress ; éléments de body horror ; rédaction de mémoire d'études ; misère étudiante ; préparation de repas ; mention de prison
L'inconvénient de vivre dans un 9m² quasi insalubre, c'est qu'on est particulièrement tenté•e d'y passer le moins de temps possible. Si certain•es élisent la B.U. résidence secondaire de l'année, j'avoue avoir toujours trouvé que le silence ouateux absorbait plutôt qu'embrasai mes pensées. Et puis, chaque bruit y est amplifié jusqu'à la griffure. Alors j'use mes jupes dans les salons de thé, et surtout The Blue Duchess. Le brouhaha permanent disparaît facilement en une nappe uniforme, filtrée par mon casque. Certes, l'addition pique en fin de mois, mais la perspective de rester coincée entre mes murs à la peinture grise éraflante granuleuse (maudit soit le crépi) est suffisamment peu attrayante pour que je consente à ce sacrifice pécunier. Tant pis pour les autres sorties, c'est pas comme si j'avais grand monde avec qui les faire de toute façon.
Sauf avec Véra, mais c'est elle qui paie de toute façon.
Merci le salaire de prof !
Véra... Je ne peux évoquer son prénom sans le goûter – langue sur le palais, petite caresse – et qu'un sourire vaporeux (ombre de nuage) n'adoucisse mon visage. Brasillement ventral et elle me manque – non : je veux la voir, le désir comble. Démangeaison digitale, vision d'un futur où je sors mon téléphone, envoie un simple mais profond « tu es libre ce soir ? » et trépigne en attendant le vibreur (tentative d'oublier les roues dentelées qui parcourent l'abdomen avec des éclats de plaisir-stress en m'immergeant dans mes cours : échec). J'écarte ce fragment de vie'pothétique. Concentration.
Après quelques minutes à scroller sur le hapax chez James Joyce sans rien imprimer dans mon cerveau, je rends les armes et m'autorise une pause rêverie. Minuteur : 10'. Immédiatement, c'est l'envol vers Véra. L'intégration du Master Lettres Modern(es) Literature où, par le truchement d'un jeu de mots foireux (Véra = vérace vs Lia = liar), nous nous étions retrouvées binôme. Elle m'apprendrait les arcanes du mémoire, je lui paierai des coups, nous rentrerons pompettes ensemble. En théorie jusqu'au métro le plus proche ; en pratique, nous avions fini nues dans mon lit (simple), sans que je me souvienne précisément comment.
Le réveil collée dans ses bras, par contre, je m'en souviens .
Il y avait eu quelques jours très gênés, jusqu'à ce qu'on mette les choses à plat. Puis ma paume marron sur le dos rose de sa main, un sourire si large et la perte de mon souffle entre ses lèvres. Ainsi, j'ai déserté d'autant plus ma piaule humide et froide et griffée de lino et larmée de crépi et comprimée de ses murs trop proches et tachée de ses meubles jaune fluo pour dormir dans les draps et les bras du moelleux lit double de Véra.
Délice du demi-réveil par un baiser sur le front.
Après quelques mois, j'ai fini par retenir le nom de ses plantes : Maggi la monstera, Fanny la phalangère, Auriane l'orpin de Morgane, Calypso le cactus tête de vieillard et, ma préférée, Chantale la chaîne de cœurs ; ainsi que la quantité d'eau à leur pourvoir, et à quelle fréquence. Plus que me donner le double des clefs – après un petit mois de relation seulement –, c'est sa confiance dans mes capacités à faire survivre ses bébés qui m'a donné cette sensation diffuse mais non moins grisante que nous construisions quelque chose toutes les deux. Quelque chose qui durerait tant que le chœur chlorophyllé resterait verdoyant. Et plus d'un an après, tout va bien de leur côté. Mais :
– Peut-être que je guette avec anxiété toute apparition jaunâtre chez nos protégées.
– Peut-être que je sais que notre histoire ne tient pas au bien-être des p'tites plantes qui joyeusent son appart'.
– Peut-être que ça m'empêche ni d'angoisser, ni de m'en vouloir quand j'oublie la cuillère mensuelle de Calypso.
– Peut-être que tout ça n'est pas important face au foisonnement d'amour que provoque Véra en moi, jungle dense, pleine de moiteurs et de doigts de lumière, d'une canopée luxuriante et de mousses gorgées de vie jusqu'à exsuder de gouttes laborieuses qui lentement ruissellent le long de troncs à l'écorce vive et dure.
L'écorce, c'est du mort, ça étouffe, sans cesse la repousser, respirer de tous ses poumons pour gonfler la poitrine, devenir voilier, toujours créer de nouveaux réseaux de sève : s'irriguer de joie.
La mousse, c'est ce qui m'accueille lors d'un pèlerinage dans mon cagibi – une sombre histoire de manteaux à ranger dans une valise pour en ressortir les hauts printaniers. J'allume donc la lumière trop blanche du néon. L'éclaircie martienne filtre dorée à travers les trous du rideau vieux de deux bons siècles. J'ai du mal à réprimer un frisson de tristesse en entrant dans cette pièce que je n'ai jamais habitée – tout au plus encombrée. Soupir, j'exhale la dépression qui menace de me coller à la peau comme du tabac froid. Se concentrer sur les actions, mécanique efficace, en finir au plus vite, jusqu'au cliquetis des clefs et le claquement libérateur du verrou – le conjurer de mes gestes précis, chaque zzzip une étape de plus de franchie vers la fuite.
Sauf que cette hideuse tache noire grippe la machine. Elle grignote un coin de la pièce, l'air pas gênée de squatter mon taudis. Glisse les doigts : humide -> isolation naze. Fenêtre simple vitrage, pas d'aération. Pondération : laisser la fenêtre ouverte ? Risque de dégradation plus important. Tant pis, nettoyer avant l'état des lieux et basta. T'façon iels devraient tout refaire, c'est pas ma faute. Trois gestes, fringues échangées, je me casse.
Au retour de Véra (pschlof s'exclame le canapé sous ses fesses), je lance :
« J'ai un nouveau bébé dont il faut que je m'occupe !
– Ah ouais ? demande-t-elle de sa voix essoufflée de fin de journée.
– Yup. Une belle stachybotrys chartarum.
– Kézaco ?
– Une moisissure noire, dans ma piaule.
– Ah merde.
– Bwarf, je m'en occuperai en partant, dis-je en m'approchant d'elle. J'ai une maison où crécher, finis-je en enlaçant son cou.
– Hm.
– Et la tenante m'est très chère... conclus-je en l'embrassant sur la joue, puis la gorge. »
Ses cheveux blonds sentent la camomille, forment un drap si fin, si léger, presque brumeux, caresse sur mon visage, comme un appel de ses mains. Elle a fermé les yeux sous mes baisers en nuage, respiration du fond de son ventre (le mien brasille).
« Lia...
– Oui ? (mon souffle de vapeur titille sa peau granuleuse)
– Je... (Le silence onctueux s'étire) Embrasse-moi. »
Ma main droite glisse sur ses clavicules avec langueur, remonte jusqu'à son menton, doigts soupir sur sa joue, accompagne la rotation de sa tête jusqu'aux lèvres entr'ouvertes face à face, suspension en bulle de vide qui gonfle et éclate quand sa main se pose sur l'arrière de mon crâne et m'empassionne contre sa bouche, je halète.
« Lia ?
– (Pantelante, pupilles dévorées)
– (Sourire sauvage)
– (Respiration coupée) »
Tout s'emmêle.
[Image de mots dans tous les sens]
Alors que je crois que la joie ne peut pas exister plus vibrante, Véra vient se nicher dans le creux de mon cou avec un ronronnement et la torsion me remplit, je la serre de tous mes muscles, ça se tend encore, encore et encore et ma mâchoire tremble et mes yeux, spirale ressort en l'abdomen, « je t'aime » je croasse sur la tension, perçois son sourire immense et tout craque, vagues transpercent mon corps trop petit pour l'Émotion, gicle en saccades, en larmes chaudes « oh ma belle », je sourire au milieu la déformation gravitationnelle qui s'enroule autour de Véra, anaconda m'absorbe en elle, cri en sifflement mêlé de rire, sa main caresse mon crâne apaisement enfin enregistré, sa voix petit ruisseau pour mon ancre, murmure chatoyant qui iridisce la sous-peau, je deviens ruban en möbius tournicotis sur mon centre ventral, toupie de guingois qui s'enroule vers le large en cahot et souris des yeux : brillant tes yeux, brille la nuit, brillent mes larmes enchantées de toi, « je t'aime je t'aime je t'aime ! » cri du bout du souffle, embrassons, conscience ma peau embrasée de la sienne retourne, je sourire amour du toujours immuable, ce collectif sans cesse redécouvert par l'individeux : derrière moi la cohorte historique des amoureuX étranglé•es par ce nœud de bouche à bouche, l'amant•e partout en drap-caresse surface de la peau qui sait l'ému•e, toutes les cellules en phare vers toi
Véra
J'expire longuement. Mon souffle enfin rafraîchi s'étend autour de moi en une bulle qui affermit la réalité qui m'entoure, grain par grain :
La HD revient.
La respiration de Véra.
Sa peau contre la mienne.
Une voiture passe.
Le vent plein les feuilles.
Le corps bleuté acier presque cyanotypé de Véra collée à moi.
L'orange mordoré, saturé jusqu'à la tactilité du couchant en dérapage.
Un tableau encadré de noir figurant une plaine pourpre, des nuages sépia, des arbres ocre et une silhouette en ombres effilochées, écho d'une lune en tourbillon sombre.
Je suis à nouveau réelle, souris à Véra, un baiser.
« Tu as une envie particulière pour le repas, mon cœur ?
– Hm. Des zaricots verts, avec des patates. Et beaucoup d'oignons.
– Poêlés ?
– Yup...
– Je m'en occupe !
– T'es un amour ! »
Bisou sur la joue et je me relève, enfile une robe de chambre et me dirige vers la cuisine.
Patates :
– lavées ✓
– découpées ✓
– jetées dans un wok avec de l'huile et du sel à l'ail ✓
Haricots :
– lavés ✓
– équeutés ✓
– ajoutés au wok ✓
Oignons :
– épluchés ✓
– lavés ✓
– émincés ✓
– hop dans le wok ✓
Ajouter des herbes de provence.
Mélanger de temps à autre.
Goûter, arborer une expression satisfaite.
Mettre le couvert.
Appeler sa dulcinée d'une voix douce.
Sourire des yeux en la voyant chiffonnée par sa sieste.
Un p'tit bisou et apporter le wok.
S'asseoir en face de son aimée et se réjouir de son hochement de tête appréciateur.
« Au fait, mon amour.
– Ui, réponds-je d'un ton absent.
– J'ai reçu un message vocal de mes parents.
– Ho ho, ça sent pas bon, ça ! m'exclamé-je soudain attentive.
– Tu l'as dit. Iels ont décidé de passer la semaine en ville et débarquent demain.
– Ah. Et je suppose qu'iels ont pas pris un hôtel.
– Ben non : iels ont une fille avec un appart', faut profiter. Enfin... 'Sont chiants à pas prévenir à l'avance et à pas demander si ça me dérange. Même pour le principe !
– Grave. J'imagine que je vais devoir crécher dans ma piaule ?
– Uep, désolée. Iels sont trop âgé•es pour un lit de camp, dormiront donc dans mon lit ; et j'ai toujours pas de canapé-lit.
– Bon, c'est pas grave.
– Désolée, vraiment.
– C'est pas ta faute, t'inquiète.
– Quand même, pour avoir vu ta chambre...
– Pour une semaine, c'est pas la fin du monde. Et ça justifiera le loyer que je paie, mine de rien !
– T'es adorable.
– Oh tu sais, je pense aussi à nos retrouvailles après une semaine sans temps rien que toutes les deux... rétorquè-je avec un sourire en coin.
– Ouuuh ! Finalement, je serais presque pas mécontente de cette invasion parentale !
– Presque.
– Faut pas exagérer, oui. Iels saoulent un chouïa quand même. »
Je me contente de hocher la tête.
Alors que la lumière bleuit, nous rangeons nos affaires dans le lave-vaisselle et rejoignons le confort du lit et des bras amoureux. La nuit en tombe creuse qu'on recouvre d'une dalle inamovible après avoir jeté un œil dans ses profondeurs rendues grésillantes par la nitescence sélène. La cornée brûlée par ces visions d'outre-conscience. J'ouvre les yeux avec encore flottantes, au-delà de mes paupières, tout au fond de mes orbites, où se situe le projecteur à compréhension, quelques diapositives volées à mon ça : une peau que j'identifie sans trop savoir comment à mon ex Charlie, recouverte d'une plaque de moisissure noire. En m'approchant, je m'aperçois qu'elle forme des sortes de flocons de neige qui s'étendent et fondent suivant une ligne du creux de ses reins à sa nuque, qui s'ouvre en fleur (rafflesia ?) de chair écarlate. J'y mets le doigt, c'est doux, humide, jusqu'à ce que je bute sur des dents. Réveil.
Ce matin, Véra est une dune en pentes douces et molles sous la kwet. Dans la pénombre, les ridules du tissu forment une mer qui l'entoure paresseusement. Je la caresse seulement du regard, pour ne pas prendre le risque de la réveiller.
Douche brûlante, se couler dans du feu liquide. Les pores fouettés jusqu'à la conscience. Rêche la serviette frottée contre ma peau vs mollesse des vêtements fatigués par un port régulier. La buée sur le miroir se dissipe et apparaissent mes yeux bruns – le reste en angle mort.
En retournant dans le salon, j'ai le plaisir – délicieux pics au ventre – de voir que Véra est levée et touille avec absence son café.
« B'jour mon amour.
– Chalut, répond-elle avec une voix encore pâteuse. »
Je me sers des céréales au lait d'avoine et nous déjeunons en silence. Après avoir rangé mon bol, je déclare :
« La bonne nouvelle, c'est que mes affaires sont quasi prêtes vu que j'étais allée chercher des fringues de printemps hier.
– Encore désolée...
– C'est rien, t'en fais pas.
– J'vais juste récupérer des sous-vêtements, mon nécessaire de toilette et ça devrait être bon. Au pire, je passerai récupérer des trucs.
– Super. Mes parents vont pas tarder, iels m'ont appelée pour dire qu'iels sortaient de l'autoroute.
– OK. J'vais les attendre pour leur dire bonjour et essayer de leur faire réaliser que je pars à cause d'elleux.
– T'es terrifiante.
– Pas sûre que je sois la pire dans l'histoire !
– Ouais... »
J'ai à peine le temps de rassembler mes affaires que l'interphone transperce l'appartement pendant de longues secondes. Tic de vieilleux, ça, pensè-je en secouant la tête avant de boucler ma valise avec un zzziiiip des plus satisfaisants. Entre temps, Véra s'est habillée d'une robe bleue à motif de plantes carnivores (des dionées attrape-mouche) et a attaché ses cheveux en une longue queue de cheval. Elle attend à la porte, qu'elle a entr'ouverte pour éviter de rayer à nouveau nos tympans avec la sonnette.
Clong de l'ascenseur. Les épaules de Véra se soulèvent d'un ersatz de tension et se baissent lentement avec son expiration. Le taquement des chaussures sur l'escalier résonne, suivi du grincement de la porte d'entrée.
« Véra mon cœur ! s'exclame Mitsuki [恭綺 – respect, belle].
– Bonjour, se contente de dire Thiéry.
– B'jour maman, b'jour papa ! »
Claquement de bises.
« Et Lia, ma belle, ça va ?
– Ça va ça va, et vous ?
– Mais très bien, contente d'être arrivée !
– Vous avez fait bonne route ? s'enquiert Véra.
– Oui oui, tranquille, pas trop de monde, répond son père. »
Chuintement de la porte. Les valises sont déposées dans l'entrée et les manteaux accrochés.
« Bon, je vous embête pas plus longtemps, je vais rentrer chez moi !
– Oh tu ne nous embêtes pas, chérie !
– Vous en faites pas, j'ai du boulot, et la table est trop petite pour quatre.
– Ah c'est vrai qu'il y a ça. Thiéry, faudrait que tu lui en achètes une à l'occasion.
– Oui oui.
– Passez une bonne journée ! Je t'aime, adressè-je à Véra avec un bisou sur les lèvres.
– Moi aussi, prends soin de toi, murmure-t-elle dans ce souffle que l'on partage, et ses yeux sont pleins de moi. »
Je lui souris et l'embrasse à nouveau, en appuyant un peu plus mon baiser. L'amour coule en fleuve dans notre regard. « Tu vas me manquer » sous-entend le limon.
Je rouvre la porte, rajuste le sac de voyage sur mon épaule et descends les marches avec un dernier regard du palier vers celle qui arrose mon cœur.
Le dehors : une rue peu passante, un salon de coiffure au coin du pâté de maisons, une supérette quelques rues plus loin, beaucoup de places de parking gratuit. Gauche, gauche, tout droit : un boulevard et son bruit. Ses mouvements. Une pointe d'angoisse quand la vague de tristesse à l'idée de retourner à mon cagibi. Pointe de colère aussi, envers Thiéry et Mitsuki : iels sont pas méchant•es, mais très encombrant•es. Un peu comme cette moisissure qui s'est installée chez moi. On lui a rien demandé, mais elle s'est permis de débarquer et d'occuper un coin de ma pièce.
Je passe sous le pont des gauchistes (tags : « Demain est Révolution », « reset le cis-tème », « c'est en nous liant que nous nous libérerons », « on te croit » etc.), esquive les flaques de pisse séchée et ressors face à la côte des étudiant•es – si raide que même la station de vélo est placée en bas. Mobilisation de mes muscles et j'attaque la pente tueuse d'asthmatiques. J'ai perdu l'habitude en squattant chez Véra et j'admets arriver au sommet bien rouge et l'écharpe insupportable.
Face à moi, la râpe à fromage : la résidence étudiante de la ville la plus proche du campus et la moins chère. Cette cage à lapins a écopé de son surnom en raison de sa forme légèrement trapézoïdale mais surtout de ses fenêtres rondes. Délire d'archi' pour faire djeunes, je parie. Quinze étages de mixité sociale très relative, soixante chambres par couloir avec une fenêtre à chaque extrémité, une cuisine avec trois plaques et deux éviers, quatre toilettes, trois douches, et des néons toujours allumés (deux clignotent, un ne fonctionne plus). Encore moins accueillant que les hôpitaux. Mais enfin, on sait pourquoi le loyer est si riquiqui.
Soupir des portes coulissantes du hall. La personne à l'accueil swipe sur son téléphone, une main sous le menton. Je jette un coup d'œil aux ascenseurs : onze et sept. Flemme d'attendre, escaliers – en plus j'ai repris mon souffle. Ça me fera encore un peu de cardio. Les marches en colimaçon défilent, impression de m'être perdue dans une boucle temporelle. Mais j'ai déjà de plus en plus mal aux cuisses, le souffle présent, alors je monte bien – vers où ? Les numéros ont été volés –s'ils ont un jour été placés. J'ai oublié de compter, j'ai plus l'habitude du tout. Étage perçu : douzième, donc je dois avoisiner le cinquième.
Je sais pas combien d'heures j'ai épuisées dans des cages d'escalier. Je crois j'ai un peu peur de l'hélicoïdale en moi, une torsion qui se reflète dans mon ADN. Les échos spiralés qui s'attirent pour mieux se repousser (suis-moi je te fuis et vice-versa ?), voire des boucles récursives qui s'enchâssent, fractales fluides – et si le vent en moi tourbillonnait, tournait à toute berzingue sur lui-même avant d'arabesquer via mes cordes vocales pour devenir sinusoïde et s'enrouler dans les oreilles ?
Okay, ça sent le manque d'oxygène, pause.
Ça siffle, sueur, tissu collé, je me sens crade et pas très finaude : le septième étage, c'est quand même drachement haut ! Et en plus, j'ai un gros sac non mais sérieusement, je pensais à quoi ? D'accord, j'aime pas attendre, mais, vraiment, c'était si grave de faire faire l'aller-retour à l'ascenseur ?
Enfin bref.
J'ouvre la porte palière et jette un œil dans le couloir : chambre n°916.
Et merde. Chuis montée deux étages trop haut.
Dégringolade (muscles distendus) et j'arrache presque la porte du septième d'épuisement, titube jusqu'à ma porte et, après avoir galéré à la déverrouiller (duplicata de duplicata de duplicata de clef = serrure récalcitrante), je peux enfin larguer mon sac et soupirer.
Je déteste cet endroit.
J'ouvre la fenêtre. Le sol rebondit avant de se stabiliser. La voie ferrée évoque une large cicatrice hâtivement suturée qui ceint la colline que couronne la résidence en une pierre tombale de titan. De l'autre côté, les maisons grandissent lentement pour finir en immeubles au centre-ville. À ma droite, au loin, la gare étincelante. À ma gauche, en bas de la butte, une étendue verboisée parcourue de bâtiments : le campus. Et quelque part entre lui et moi, trop petit pour être visible, se trouve l'appartement de Véra – et surtout elle. Malgré ma mélancolie, l'évoquer me tire un timide sourire.
Je m'écarte de la fenêtre, secoue les draps empesés de poussière et inspecte ma moisissure. Sa forme m'évoque une des planches de Rorschach, spécifiquement la IV, mais en plus morcelée, façon feuille grignotée par une chenille ; elle s'étend aussi vers le plafond en une sorte de corne. « Martin » je m'exclame, « ce sera ton nom. » Presque un sursaut d'affection. Je caresse la mousse noirâtre, gluante. Gratte de l'ongle. Snifff. Âcre. Haussement d'épaules. Je frotte négligemment ma main sur mon vieux jean bootcut.
Alors. Sortir mon PC. Allumer, extraire les câbles emmêlés, brancher. Tirer l'ethernet, tapetipoter le mot de passe, racler la chaise et soupirer. Argot et langues régionales en science-fiction.odt. Je ramasse une embrassade de sable-souvenir. Ferme les yeux concentration, continue mon paragraphe. Bruire de lettres, tonnerre de backspace, vrombissement du ventilo personnel et de l'ordinateur. Lentement une corde se tend derrière mon crâne.
Jusqu'à l'éclat.
Vision du futur : la moisissure sur mon doigt infecte mon clavier grâce à toute la bouffe que j'ai grignotée et émiettée et qui s'est glissée sous les touches.
Le frisson de dégoût –> je fonce me laver les mains.
Retour aux lettres > mots > phrases > paragraphes > parties. Je cligne des yeux et il fait soudain nuit. Me sens nauséeuse, pas envie de manger ce soir. J'enfile un pyjama trop froid et Véra n'est pas là pour me câliner-réchauffer de ses yeux irisés de mon reflet en elle. Donc se glisser sous la kwet en gant de toilette plein d'aspérités, réprimer un éternuement. Mon SMS se compose avec une cavalcade de souris sur l'écran.
Ça fait déjà trop d'heures, tu me manques
Toi aussi
J'aime beaucoup tes parents, mais
Oui, c'est mieux quand on décide nous
d'aller les voir
Tu l'as dit
J'ai réessayé de leur expliquer, même
l'argument des vacances marche pas !
Boh, un jour iels trouveront porte close
et ça sera ballot
C'est une demande de partir ensemble au loin ?
Alors non, mais je ne suis pas contre
Doux euphémisme !
C'toi t'es douce
Héhé je t'aime
Moi aussi, tellement
(Notre sourire imbibé de lumière bleue perce l'écran et s'enroule autour du cou de l'autre, en écharpe réconfort)
Bonne nuit ma chérie
Fais de beaux rêves mon amour
Après l'extinction de mon téléphone, il faut quelques secondes à mes yeux comme à mon cœur pour s'habituer à la nudité veloutée de l'obscurité, soyeuse mais froide étreinte. Je me recroqueville et mon épaule appelle le bras de Véra avec l'élancement de l'habitude brisée. Fermer les yeux n'a pas la même saveur lorsque c'est avec an compagnon•ne de nuit ou sans. Sauter dans le vide main dans la main ou seulement avec le sifflement de l'air. Je réprime une bouffée de chagrin en écrasant des pensées sur mon mémoire dessus. Flasque. Mes yeux se calment peu à peu, mon souffle s'approfondit, une musique résonne et je me secoue intérieurement jusqu'à ce que l'oubli me cueille.
Lumière et humeur grisâtre. Je tente en vain de m'enrouler dans ma kwet, d'appeler le sommeil encore, mais mes yeux s'ouvrent et mon estomac en meule ne trouve pas de grain à moudre, contrairement à mon cerveau qui s'accroche à tous les inconforts pour me rappeler ma situation. Un râle et j'écarte le toudoux de mon corps fripé. Assise sur le bord de mon lit, longue inspiration de présent, téléchargement des données du réel... Opération réveil : succès. Je titube jusqu'à mon étagère (activation des muscles en cours, veuillez patienter), attrape un paquet de céréales. Un peu amollies mais encore comestible. Je m'installe à mon bureau et les mange poignée après poignée le regard absent.
Mon petit-déjeuner terminé, j'ouvre mon rideau puis le hublot qui me sert de fenêtre – petit couinement. L'air picote encore un peu, légère odeur de pollution, début de pollen. Je pêche dans ma valise des fringues et direction les douches communes. J'entre dans celle du milieu : la première est probablement la plus utilisée parce que la flemme d'aller plus loin et la troisième est usitée par celleux qui veulent éviter de patauger dans les mycoses des autres en se mettant le plus loin possible de l'entrée. En toute logique, le box du milieu n'est donc employé que lorsque la première douche est occupée, or personne ne doit se sentir assez à l'aise pour prendre sa douche en même temps que quelqu'un d'autre. CQFD. Je me lave donc avec l'impression d'être la seule personne à utiliser cette douche.
Serviette dans les cheveux, je sors de la pièce et, au même moment, une personne ouvre sa porte, serviette au bras. Nous échangeons un regard mi gêné, mi complice. Intimité en partie respectée. De retour dans ma chambre, je m'habille et me cale face à mon PC, l'allume. Discret ronronnement. Je repense aux petites spores de moisissure qui se développent peut-être entre les composants. Regard dégoûté à celle qui ronge mon mur et puis concentration.
[La conscience se dilue, devient flot flou, pétillements et briques. Parfois, elle perce la surface et un café est préparé, puis bu, un plat tout prêt réchauffé et avalé. Le ciel glisse en stop motion saccadée. Une grimace face au vibreur dans l'angle mort qui fissure le mur élastique. Les doigts craquent et les poignets grincent. Le soir est marqué par la lampe, continuité de l'astre. Si la nuit est disparition de la conscience, le jour porte en lui sa fragmentation, son égrainement poussiéreux : un souffle et tout est emporté.]
C'est avec une grande bouffée d'air que je réalise. Une odeur inhabituelle, des plus bizarres, flotte et grésille jusqu'à mon nez. Âcre, une pointe de sucré. S'attache au palais. Comme mordre dans un pâté de moisi. Prise d'un doute des plus harponnant, je sniffe mon clavier. Pas tout à fait sûre, mais l'émanation semble en provenir. Montée d'angoisse en pile de glaçons depuis mon plexus. Je fourrage fébrilement dans mon sac et en tire une clef USB, branchée (après avoir changé son sens) et j'y transfert mes fichiers importants. Sitôt la copie effectuée, je la retire d'un coup sec (sans l'option de sécurité, dans ma hâte), au cas où elle risquerait elle aussi d'être infectée.
Lentes respirations pour me calmer. Je n'ose plus toucher à mon ordinateur, de peur que.
Re-sniff.
Oui, c'est bien de mon PC que sort.
Merdemerdemerde.
Le vide en implosion de l'angoisse face à l'impuissance.
Je me découvre à souffler sur mon clavier, un peu cruche.
Je me relève, tourne en rond dans ma chambre trop petite, étouffe, la moisissure sur le mur prend toute la place, me nargue, immobile quand je suis agitée comme en fusion sous la bourrasque marine chargée d'éclairs. Regret absurde de l'avoir nommée. Ruade mentale. J'attrape mon sac à main et descends les neuf étages en torrent rugissant d'écho, sors du bâtiment et traverse la route pour entrer dans la supérette idéalement placée. J'ignore l'énorme rayon alcool, esquive les étagères croulant sous les pâtes et pile devant le coin « entretien de la maison » (assez mal nommé, vu la population qui fréquence ce lieu). J'embarque le produit le plus nocif pour l'environnement possible et réprime un sourire sadique à l'idée de pouvoir me venger.
Les marches défilent avec ma rage, presque une pente, en une inspiration et expiration sur le palier. Arrivée dans ma chambre, j'attrape l'éponge qui gît sur le rebord de mon lavabo, ouvre le robinet à fond – amollissement – et, après l'avoir dégorgée, je l'inonde du produit ménager. L'odeur me prend à la gorge (peur que mes poumons fondent) et je fonce vers le coin de mur alors que des gouttes super acides éclaboussent le lino (ça nettoiera ?) et écrase l'éponge sur la moisissure, appuie, racle un peu la soulève.
Un bout de mur apparaît avec un intense sentiment de satisfaction.
À mesure que je frotte l'éponge, des petits bouts en sont arrachés par le crépi. C'est un combat à mort qui se joue dans ma piaule. Je dois plusieurs fois rincer mon élue, qui dégorge de sang sombre, et l'oindre dans le liquide sacré. Les muscles de mon bras brûlent, mais je n'abandonne pas la lutte. Je tousse, mes yeux piquent, ma main me démange, mais je persiste. Je vaincrai.
Et puis soudain, la clarté du mur se reflète dans mon crâne. Je ahane.
Victoire.
Mais à quel prix ? Mon éponge est morte ; ne reste presque plus de jaune. Elle n'aura pas droit à des obsèques dignes de ce nom : trop peur qu'elle infecte quelque chose d'autre. Je la jette après l'avoir rincée précautionneusement et referme mon sac poubelle que je jetterai plus tard dans très bientôt. Quant à moi... rouge et boursouflée, ma main a pris cher. Je la nettoie avec un savon doux, en légères caresses, hésite à l'enrober dans du gras et décide que la flemme. J'envoie un SMS à Véra :
Stachybotrys chartarum : 0 ; Bibi : 1
Haha bravo mon amour !
Par contre, ma main a douillé ! [062259.jpg]
Ah la drache ! Soigne bien ta patoune
mon cœur, elle m'est chère !
Tss ! Je te montrerai comme elle s'est
rétablie quand on se reverra :smirk :
Hâte de voir ça alors ! ;)
En rallumant mon PC, l'odeur de moisi vient à nouveau envahir mes narines déjà bien mises à l'épreuve. Trop peur de le casser en versant quelques gouttes du produit sur mon clavier. J'ai une meilleure idée : je lance le jeu le plus gourmand que j'ai d'installé et un rictus sadique apparaît sur mon visage alors que mon ventilateur se met à souffler pour tâcher de garder mon processeur et ma carte graphique aux environs de 80°C.
J'vais la frire.
En attendant, je descends au local poubelle.
Je profite de la séance de cuisson pour m'écrouler un moment sur mon lit, pause bien méritée tout bien considéré. La peinture du plafond est écaillée et une tache un peu plus claire peine à masquer une fissure. Ma respiration devient chape puis fleuve langoureux et je me perds dans les étangs et les confluents de mes basses nuées et les constellations se déforment, se jouxtent et s'assimilent pour mieux se recombiner : un visage se divise et deviens baiser, une silhouette coule au fond, sans cesse reformée, des muscles noueux muent en une poitrine, de longues jambes se multiplient en cils, un poing se liquéfie en vulve, un nez s'allonge en pénis et je sursaute, un collier de sueur.
Le ventilo de mon ordinateur ronronne mécontent.
Je titube, alt f4, buée noire, staccato de souffle et mon crâne dévoré de lumières, fourmis de couleurs. Je vois, retire mon ongle de mon pouce, souffle un grand coup.
Mon PC cesse de ventiler, je déglutis.
« Véra ?
– Oui mon amour ?
– Tu me manques, fort.
– Oh, toi aussi !
– J'aime pas être dans ma chambre.
– Je sais... Tu déprimes pas trop ?
– Hm, je crois un peu quand même.
– Prends soin de toi ma chérie...
– Tu penses qu'on pourra se faire un date ? Avant que tes parents ne repartent.
– Je crois, attends... Après-demain ?
– Soir ?
– Oui ! Papa et maman vont voir un film, je devrais pouvoir leur faire faux bond le temps de la séance.
– Deal.
– Je t'aime.
– Je t'aime aussi. »
Je tape jusqu'à ce que mon cristallin me laisse en plan, l'écran en bulles de flou, les mots pompettes dansent. Je m'écrase au fond de mon lit, la kwet en poids rassurant. Ça tourniboule dans ma tête, les idées pour mon mémoire, ma dernière nuit avec Véra, la moisissure dévorée par mon éponge, un sourire sans visage. Ce n'est que l'après-midi que l'odeur ressurgit d'entre mes doigts, serpente humide sur mes bras, caresse moite mes épaules, friction grasse mon cou, évaporation sur les lèvres et frisson répulsion.
Ma chaise racle quand je recule précipitamment, mais son crissement n'atteint pas mon cerveau. Je colle à mes vêtements, comme si l'intérieur fluide de mon corps purulait par mes pores.
Il faut je sorte.
Clefs, lacets, claquement, tournis de l'escalier, l'air qui pépie, l'air assez loin de moi pour ne pas m'étouffer, l'air qui souligne mon visage pointé d'une larme.
Je respire les bourgeons vert timide, l'écorce musquée, la terre qui sèche paresseusement, les brins d'herbe en farandole de vagues, le battement lointain des oiseaux qui vrillent, le moteur de kéké des bourdons, le moteur lissé d'habitude des voitures, le grondement puissant d'un train de marchandises, le murmure omniprésent et rassurant du vent chargé de tous ces sons : voix de la ville ; parfois lesté des percussions discussions.
J'appartiens à ce paysage, je suis un pixel indissociable de l'ensemble, ma voix est teinte dans la peinture.
Alors pourquoi l'apaisement me fuit-il ?
Et pourquoi ma peau me démange, peau morte, à muer ?
Mes doigts grésillent et convoquent les gestes oubliés des cigarettes.
J'ai un volcan dans la gorge.
Mon écran est un miroir qui m'ignore tandis que mon PC est en veille. J'hésite à le rallumer, à continuer à créer un nid douillet pour ma moisissure honnie. J'hésite à tout abandonner. À fermer la porte de cette chambre et oublier la clef dans une prairie tachée de marguerites, à rejoindre Véra à son collège, débarquer dans sa classe les yeux brillants, flotter dans le silence entre nous deux, me blottir contre elle à peine la porte fermée, mes mains le long de sa colonne vertébrale, appuyée à ses omoplates, la serrer fort à percevoir l'air fuir ses poumons. L'empêcher de nous séparer de mes sanglots. Sa main papouille, son sourire inquiet, et je répéterai que je l'aime de toute la force de mes murmures. Elle me dira que ça ira, qu'elle est là, que ça va aller, et je la croirai parce qu'elle est là, parce qu'elle le dit, parce qu'avec elle, ça ne peut qu'aller.
Et puis j'entre mon mot de passe, m'assois, esprit vide mais les tiroirs s'ouvrent, réflexions jaillissent, remplissent mon crâne et mon fichier texte.
Je n'ai pas perçu la nuit. La logique du temps qui file ne m'accroche pas. Une maille dans la couverture a sauté, trou béant. J'aimerais. Ce n'est pas si important, pas important, du tout. L'habitude dicte, au moins la barre de défilement verticale se réduit imperceptiblement vers peau de chagrin mais c'est sa volonté, son but, son extase glissante. Je pourrais aligner les sauts de ligne ou de page ou copier-coller en boucle mon mémoire pour la satisfaire, mais elle ne se comblera pas. Elle doit exister, sa félicité dans la disparition impossible. Elle est vouée à la frustration, elle aussi, finalement. J'aimerais la gratouiller, la chatouiller. Mes pages trop remplies défilent comme un fleuve sombre et tumultueux entre les quais des marges. Ainsi, il ne faut que quelques misérables secondes pour parcourir l'ensemble de mon travail. Vacuité ici aussi. Tant pis, continuer jusqu'à ce qu'un regard d'autre en-sens.
Alours à nouveau je m'y remets.
Mon alarme me sursaute et secoue tout mon visage. Soupir. Je voudrais que mon cœur batte aussi vite quand Véra apparaîtra enfin, silhouette qui tranche dans la foule à la façon d'un mauvais détourage. Mais avant : douche, enfilage de vêtements chouettes – bon OK, l'éternel bootcut, mais aussi une chemise blanche toudouce et ce nœud pap' très vert (assorti avec les bourgeons, justement).
Prise d'une impulsion sauvage, je laisse mon ordi en route, histoire que la moisissure profite, elle aussi. La joie me rend partageuse, il faut croire. J'émiette même un peu de pain de mie sur mon clavier. Fête pour tout le monde ! Dans quelques minutes, je retrouve Véra ! Tout est pétillant, tout est intensément coloré ! Son rouge/bleu/jaune/violet/noir à lèvres se mélangera à mes gerçures, et quelques gouttes de salive. Je tremble de hâte jusque dans mes os frigorifiés de désir. Le gouffre se remplit de l'attente impatiente et les jours précédents deviennent banc de brume dont je sors, couverte de rosée scintillante, et le soleil m'embrase.
Juste avant de quitter ma chambre, prise d'une inspiration flammèche, je m'attache les cheveux en un catogan et éclot l'envie de me faire un side cut.
J'avale une goulée d'extérieur et les lignes sur mon front s'estompent en même temps que celles qui tissent mon mémoire. Picotement de l'index, majeur et pouce. J'oublie ma main. Mes pieds se déroulent sur le goudron avec un son mat : je suis la brise chargée des couleurs des fleurs, je suis la sève qui pulse jusqu'au bout des branches, je suis le torrent surgi des glaces en fonte, je suis l'élan de liberté au sortir de la nuit, les rayons brûlants au fond des yeux.
Véra est l'immobilité au cœur de l'essaim, accroche le regard comme le point de fuite et donne le sens à l'ensemble, répartit les couleurs et les formes pour l'harmonie, que je brise en me précipitant vers ses bras, quitte le centre de la toile pour m'accueillir, moi et mon corps incendié.
Son câlin camomille m'imprègne et les autres odeurs s'évanouissent, avec le reste du réel. Pour quelques instants, il n'y a que deux cellules réunies dans l'amniotique amour.
[...]
Je rouvre les yeux, son écharpe me titille le nez (froncement qui la fait rire) et mon sourire dévore mon visage. La période de séparation est coupée et tout redevient une continuité de présence : nos mains liées. Véra m'embrasse et je respire enfin, enfin, enfin complet.
Ses lèvres sont violettes.
D'autres baisers suivent, en crescendo de souffle coupé en gémissement, jusqu'à son doigt entre nos lèvres :
« Amour, on est dans la rue...
– Oh euh, oui, visiblement.
– On va au resto ?
– Oui ! »
Il semble impossible de penser à la première personne du singulier.
Nœud de bras, nous déambulons en unité indivisible. Les pavés claquent au rythme de notre cœur. Fendant les flots bigarrés, nous creusons un tunnel à travers les rues. Nous nous arrêtons devant The Blue Duchess (a.k.a. le repaire des lettreuX) et partageons un sourire de connivence. Évidemment. L'air à l'intérieur est saturé de bière et de philo de comptoir. Un groupe à l'étage hurle à chaque lâché d'arguments dans un concours d'oration. Trois meufs griffonnent sur leur carnet autour d'une table coiffée d'une théière. Imperceptiblement, nos épaules se relâchent : c'est notre deuxième maison. Nous nous dirigeons vers le comptoir, où Sacha nous accueille d'un large sourire.
« Salut ! Vous allez bien ?
– Oui oui.
– Vous êtes à la table 31, dans la cour.
– Super ! Merci ! »
Ladite cour est l'espace le plus calme. Une pergola en bois peint en blanc couvre les quelques tables de ses tourbillons de glycine, caresse de senteur. Nous nous asseyons des deux côtés de notre table. Pas un regard à la carte, que nous connaissons par cœur ; nous focalisons sur l'autre à la place. Sourires moelleux. Je pose le dos de mes mains sous mon menton et rapproche mes coudes, formant ainsi un cœur avec mes bras. Nos chevilles se touchent sous le plateau. Une boule de satisfaction et d'excitation tourne à toute vitesse dans mon ventre. Je veux ses doigts sur mes joues, mon cou, ma clavicule jusqu'au frisson : ma peau zébrée par l'intérieur brûlant et l'extérieur glacial (son souffle en bise), et je deviendrai pure respiration.
Véra, yeux plissés, lèvre mordillée, me sait.
Après la froideur dure des couverts, il y a quelque chose d'apaisant à retrouver la main de Véra, sa chaleur, sa moiteur, ses plis et ses creux, ses cals ses irrégularités par milliers qui me rassurent. Ça vit sous mes doigts. Le sang que je réchauffe remonte jusqu'à son cœur, irrigue un peu de ma présence en elle. Dehors, les rues bruissent des débuts de la vie nocturne en abeille calme. Quelques cirrus parcourent les nuées tirant vers le bleu de la fin du jour, flèches qui viennent se planter dans ma poitrine : il va falloir mitoser et j'ai pas envie. Hors de ses bras, c'est la solitude qui me guette – je sens ses yeux avides posés sur moi ; ils ne clignent pas.
« Lia...
– Encore quelques minutes ! m'empressè-je d'implorer.
– On va marcher tranquillou vers le cinéma, me rassure Véra avec un air attendri.
– C'est par là ? demandè-je en indiquant volontairement la direction opposée.
– Presque, sourit-elle. »
Et elle nous manœuvre avec un cap légèrement décalé par rapport à notre destination.
Elle aussi a besoin encore de temps à nous.
C'est la douce agonie de lae condamné•e à mort romantisé•e, cellui dont le cachot donne sur un croissant de lune. Chaque pas est torture de savoir que la séparation s'approche, mais chacun des pas porte en lui l'éternité d'un instant volé, au goût de sirop d'érable et de jasmin. Chaque seconde se pare d'infini et s'étire jusqu'à claquer – elle vient de passer, elle est morte pour qu'une nouvelle toujours plus délicieuse et tragique apparaisse, un peu plus près de l'horizon.
Mitsuki et Thiéry attendent devant le cinéma et discutent probablement du film. Véra se fige yeux fixés sur elleux, je pose les miens sur elle, qui semble hésiter. Elle se tourne enfin vers moi, expire, sourire teinté de tristesse, ses mains m'agrippent le visage et ses lèvres m'engloutissent.
Quelque part dans la confusion de mes sens en brûlot, j'oublie la respiration – et les mots.
Son front brasier – la fièvre de nos gestes d'amantes réprimées – et ses yeux de vide que je comble en réflexion. Lorsqu'elle parle, son souffle caresse encore mes lèvres humides d'elle :
« Je t'aime fort, si fort, tu sais ? (Je secoue la tête) Prends soin de toi, je t'aime ! »
À nouveau, son baiser m'envole de toute sa passion concentrée.
Elle me regarde et je suis la seule chose qui importe.
Elle se retourne et à grands pas force la séparation à exister. Elle salue ses parents de la main et leur regard s'éclaire, mais si pâle comparé aux nôtres. Juste avant de les rejoindre, elle se retourne vers moi et je capte un diamant à l'angle de ses yeux. Elle le cueille et redevient leur fille.
Mon amoureuse émergera à nouveau plus tard.
J'ai le cœur plein de bleus et le ciel est noir papillon.
Dans mon lit. Le plafonnier grésille, mon mini frigo crachote et vrombit. Ils ne remplaceront pas des ronflements. Mon PC, toujours allumé, est calme. Ça dort, une moisissure ? Je m'étale de la kwet sur les épaules, jusqu'à la naissance de la joue et tends les bras pour éteindre la lumière. Quelques chambres plus loin, an voisin•e à la voix rauque rage sur un jeu en ligne. An autre prend une longue douche, nuage de vapeur jusque dans le couloir. Tous ces bruits me sont étrangers, intrusion dans mon espace mental, taches sur mon canevas hypnagogique peuplé de Véra.
Je me réveille pourtant. Matin d'acier. Pas envie d'exister. Veux passer le temps plus vite vers mes retrouvailles avec Véra. Je ne peux pas me lever : je suis sac d'os sans muscles pour les activer et simultanément invertébré amorphe. Les minutes passent en crissant. Sensation désagréable de démangeaisons internes, je cède et me lève. Chute de tension, je m'agrippe à ma chaise. Quand ma vision revient, c'est pour mieux se focaliser sur mon clavier. Me penche. La touche H a fin liseré noir sur le gris mat. Wééé, ma moisissure pousse, joie. M'en vais lui faire un massage gratos. J'ouvre le fichier de mon mémoire et me mets au travail.
Un cycle : Y, G, J, B et N.
Un autre : espace, T, 6, M, U, F, K, V, ?.
Elles fonctionnent très bien, même si elles collent un peu en dessous. Je ne suis même pas dégoûtée, je n'ai pas l'énergie ou la volonté d'en avoir quelque chose à faire. En fait, j'ai accepté mon destin : mon ordinateur est fichu. Colonisé par cette moisissure que je ne peux que tuer en détruisant son hôte.
Donc, tant que ça marche...
Cela dit, j'ai d'autres préoccupations. Comme le message de Véra qui indique simplement : « appartement libre, je t'attends. » Mes affaires sont promptement emballées (mon ordinateur dans un sac plastique pour éviter une contamination), accrochées à mon dos et ma porte verrouillée avec un clac des plus satisfaisant.
Véra au bout de mes pas.
Le grincement de sa porte est le plus beau son que j'ai entendu ; l'univers se déploie avec lui, et il a deux bras, une bouche souriante, deux yeux qui m'embrasent. Mes sacs échouent sur le sol, la porte se ferme, des lèvres fusionnent en étoile, des doigts enserrent une épaule, les souffles accélèrent.
Mordillement > gémissement.
Je ne sais plus où mon corps finit et où le sien commence, frontières abolies en feu.
J'oublie le goût de la réalité, seule la peau existe.
Les vêtements fondent en une flaque.
Le parquet se transforme en matelas.
Les respirations sont des cris.
Ma peau pulse et je crois devenir papillon, laisser mon enveloppe imprécise au sol. Je n'existe plus que sous la pulpe de ses doigts qui dessinent mon corps et je l'arrête sur mon pubis.
« Pas... Je le sens pas. »
Hochement, sa bouche retrouve la mienne et le pincement glacé fond.
Je me réveille au milieu de la nuit. Dans l'obscurité lézardée des lampadaires, Véra est un poumon indolent. Je me lève délicatement – sa respiration se stoppe une seconde de trop avant de reprendre, toujours paisible. Pieds nus sur le parquet nervuré, une once de frais. La pénombre habille autant qu'elle disparaît mon corps. Inattendu apaisement. Je me fonds dans les ténèbres, danse avec elles, une ombre en ruban qui tourbillonne avec moi. Je ne me perçois plus physiquement délimitée, mais comme une énergie fluide.
Je // arabesques
Habitués au sombre, mes yeux voient ma silhouette en courbes jolies.
Une main, les doigts bien découpés, en contre-jour d'une fenêtre, est tendue vers le firmament. Elle est prête à accueillir l'éclat des soleils lointains. Torsion.
[Image d'une personne avec des mots]
Je respire enfin. Pas à bout de souffle. Pas via Véra. Par moi-même ; par ce petit bout de chair vaguement cohérent qu'est mon corps.
Mon.
Corps.
J'en goûte la douceur – sur le bout de la langue.
Ce sourire est le mien.
Véra penche la tête en m'observant ranger les assiettes propres du lave-vaisselle.
« Ouuuh mais t'as l'air en pleine forme, toi !
– Oui !
– Haha ! Trop cool ! Une raison particulière ?
– À part le fait d'être revenue chez toi ? Hm... Je crois que je me sens à l'aise. Au point d'équilibre.
– Chouette !
– Sur ce, je me remets à mon mémoire !
– Tu veux surtout t'occuper de ta moisissure ! »
Je me contente de rire en allant m'installer sur la petite table du salon. Toutes les touches ont une bague noire. Impression de pétrir de la pâte quand je tape.
Véra me rejoint après avoir fini de se préparer. Bisou sur le coin du front.
« Dis, faudra bientôt que tu lui donnes un nom...
– J'y songe.
– Tu me diras ! Allez, go boulot.
– Bon courage mon cœur !
– Je t'aime.
– Je t'aime aussi. »
La pensée tourne et rebondit dans ma tête malgré mes efforts de focalisation. Bon. Je me pose quelques instants.
...
Léa, c'est pas mal. Adjugé !
Éclaircie instantanée dans mon esprit, je redirige mes rayons d'attention vers mon écran. Pour la première fois depuis une semaine, je bosse en sourire.
Véra revient ce soir.
Véra ses bras son sourire ses mots en collier avant ses doigts et le frémissement.
Pour la première fois également depuis une semaine l'heure bleue m'éveille – et avec elle sa nostalgie mais surtout l'impatience. Ma concentration part en morceaux et je décide de préparer des pommes de terre et des carottes à la poêle. J'épluche gaiement, rock indé en fond, chaque coup d'économe sur les noires. Tintement de clefs, je fonce me laver les mains et explose dans les bras de Véra en un maxi câlin. Elle pouffe de mon empressement, proteste qu'elle a encore son sac, ses bottines, mais je m'en fiche, c'est mon doudou. Elle me frotte le haut du crâne et je sens mes yeux se plisser d'amour – et son parfum camomille.
Doucement, elle se laisse aller à mon étreinte et ses tracas de la journée s'écoulent par ses pores et s'envolent par son souffle. Enfin, elle m'écarte gentiment d'un « ma puce, faut vraiment que j'aille faire pipi, par contre. » Je me remets à ma cuisine. À son retour, elle s'assoit en face de moi, intensément fixée sur moi. Je souris, lève un sourcil.
« Tu as oublié ? »
Creuse ma mémoire, ouvre les tiroirs. Pas de lien avec notre couple. Un peu rassurée.
« Je crois en effet.
– Ça fait six mois que tu as arrêté de fumer.
– Oh. »
Je ne suis pas sûre de savoir quoi ressentir. C'est peut-être ça qui mérite d'être fêté : ne pas fumer est devenu une banalité ; le creux du manque c'est rebouché. Je hoche la tête, fière.
« Eh ouais !
– Bravo mon amour ! »
Véra se penche vers et moi et m'embrasse.
« J'ai parfois les doigts qui appellent une cigarette, tu sais.
– Oui mais tu résistes. Et pas seulement pour ne pas puer de la gueule.
– J'avoue que te voir arborer une moue de dégoût après nos baisers était une bonne raison pour stopper au plus vite.
– Mais tu l'as fait pour toi.
– Oui. Et un peu mon porte-monnaie.
– Tss, s'amuse-t-elle. Tu es plus forte que ce que tu crois.
– Tant qu'on parle d'odeur, je suis désolée pour celle de Léa.
– Léa ? (J'indique mon PC du menton) Oh oui ! Ben tant pis. Tant que ça risque pas d'infecter mon appart'...
– Je pense pas. Elle pourrait s'attaquer au-dessus des touches fx, que j'utilise peu, mais non. Elle reste sur le rebord.
– Tant mieux tant mieux. Au fait, j'ai commencé à discuter avec une personne sur mon appli' de rencontre.
– Oh chouette !
– Iel s'appelle Élio, on s'entend bien.
– Trop cool !
– Ui chuis contente.
– Hehe j'espère que vous allez vite vous rencontrer !
– Moi aussi ! »
Ruban d'excitation qui faseye dans mon abdomen alors que je lis sa joie sur son visage.
« Mais ce soir, reprend-elle, je suis toute à toi !
– Vraiment ? demandè-je avec un sourire en coin auquel elle répond d'un clin d'œil. Dans ce cas, commencè-je d'une voix suave, j'aimerais que tu me sortes une poêle et de quoi découper les légumes.
– Avozordres ! s'exclame-t-elle après avoir levé les yeux au ciel en secouant la tête. »
Dans son lit, je respire fort. À califourchon sur Véra, je maintiens ses mains en m'appuyant dessus avec les miennes. Ses joues sont roses, ses yeux noirs et elle me fixe de lave. Sa poitrine nue se soulève, étire un suçon sous son sein gauche. Je souris d'excitation de mon ventre qui bout. Me penche vers sa bouche trop lentement, elle déglutit, retient sa respiration alors que nos atomes ne se frôlent pas encore. L'attente dure, devient désespoir.
Alors je murmure :
« Tu m'aimeras toujours ? »
Elle secoue frénétiquement la tête, devant mon impassibilité ajoute « oui oui, Lia, je t'aime au présent à valeur de vérité générale ! »
C'est à mon tour de lever les yeux, amusée, et elle se redresse pour obtenir son baiser – mais non, je l'ai vue venir.
« Ma Véra... Tu m'aimes au point de venir à ma soutenance de mémoire ?
– Oui ! Oui !
– Et de me supporter si je fais une thèse ? »
Elle hésite, un courant d'effroi passe dans son regard, se reprend.
« Je t'aime assez pour ça aussi !
– Bien ! Tu m'aimerais si... ma conscience était transférée dans un androïde ? demandè-je pour continuer de jouer avec ses nerfs.
– Bien sûr ! Je t'aime !
– Et tu m'aimerais si je ne t'embrassais pas ? »
Elle déglutit à nouveau, je dessine les muscles de sa gorge de la langue. L'interroge encore, mes lèvres entr'ouvertes juste hors de portée. Elle ferme les yeux, se concentre, échoue alors que je mords son cou, ahane, frétille, aimerait – mais ma main.
« Je t'aimerais... jusqu'à... l'oubli... me ronge, articule-t-elle avec difficulté entre deux gémissements.
– Hmmm c'est suffisant. »
L'espoir se dote d'un visage.
Puis la frustration alors que je frôle sa joue pour mordiller son lobe, lèche de son sternum à son pubis et « ne m'en veux pas, je n'ai pas précisé quelles lèvres j'embrasserai. »
Elle hoquette un « oh ! » de délice.
Ce matin, une bouillie de pixels a fleuri sur un bout de mon écran ; odeur habituelle. J'ouvre une fenêtre de traitement de texte et la passe au travers : ridules kaléidoscopiques. Haussement d'épaules. C'est un peu gênant pour le boulot, mais enfin, tant pis : c'est joli. Idée : j'ouvre une vidéo et la place pile sous la tache -> effet boule disco très fun. Je souris et reprends mon travail, légèrement distraite mais avec cette étrange sensation parentale de joie diffuse en voyant son enfant s'amuser.
Par la baie vitrée, le soleil grimpe rapidement avant de longuement glisser vers la bouche avide de l'horizon, et avec lui la lumière se pare d'une cape mordorée agréablement chaude, tire vers le violet (lampe allumée), puis le bleu, le noir et Véra rentre, et avec elle un peu de l'extérieur. Je la serre un temps large et confortable dans mes bras et époussette ses épaules couvertes de pollen de platane, puis ses cheveux et peut-être que j'en profite pour les caresser, fluides comme du sable, boucler mes doigts. Véra secoue la tête d'amusement et m'embrasse.
« Je peux déposer mes affaires maintenant ?
– Attends attends ! J'ai pas fini !
– Mais bien sûr ! »
Elle se laisse faire, pourtant, se fond dans mes papouilles, ronronne et enfin ses épaules se détendent.
« C'est bon ! m'exclamè-je en déposant un bisou sur sa joue.
– Merci mon amour. »
Elle se débarrasse de son manteau, retire ses chaussures et coule dans le canapé avec un soupir d'aise.
« Des nouvelles d'Élio ? m'enquiers-je en préparant une tisane.
– Yup ! On a bien discuté pendant mon trou de 14 à 16.
– Iel fait quoi de son existence ?
– Iel bosse dans une librairie-salon de thé près des quais et passe toutes ses vacances dans un voilier, à naviguer.
– Stylé !
– T'as vu ?!
– Oh bah ! dis-je ton gentiment sarcastique en approchant avec le bol fumant, On commence à crusher ?
– Peut-être un peu, rougit Véra en se cachant dans la vapeur.
– Hihihi trop cool ! Vous allez vous voir bientôt ?
– Hm on a envie d'organiser ça pour la fin de semaine.
– Oooh !
– Si jamais... on devait particulièrement s'entendre, j'insisterai pour aller chez iel. J'ai pas envie d'encore te dégager.
– Merci ! lui souris-je avant de l'embrasser. Sa librairie s'appelle comment ?
– La librairie Monnier.
– Attends voir... commencè-je en tapant son nom dans le moteur de recherche. Oh mais c'est dans un coin sympa ! Faudra que j'y passe si tout se passe bien !
– Tu pourras attendre que notre relation se soit stabilisée ?
– Bien sûr mon amour !
– Merci. »
Je ne sais pas si j'ai atteint la béatitude ou l'ataraxie cette soirée, mais tout semble si... à sa place. Un puzzle chatoyant complété, les pièces si précisément emboîtées qu'on ne perçoit plus la découpe. C'est ainsi que je me sens, à lire main dans la main sous un plaid avec Véra, sous la lumière orangée diffuse d'un luminaire. Bruissement des feuilles qui passent. Tout pourrait rester ainsi, dans un présent qui s'efface, et je serai comblée jusqu'à l'oubli.
Mais un bâillement et reprise de conscience.
Véra se frotte les yeux, je lui souris, et je pense aux heures longues en compagnie de son corps chaud, au réveil à ses côtés en évidence.
Elle me sourit en retour et je sais qu'elle pense la même chose.
Ce matin, elle s'est réfugiée dans mon cou, elle limite le monde à moi, mon odeur, mes caresses sur son dos. Nous volons ces secondes ou ces minutes ou ces heures je ne sais pas au Dehors et ses lois. Ce matin, il n'y a que nous deux, une kwet, l'espace de la chambre, la lumière tamisée par les rideaux.
Rien d'autre.
Son souffle chaud et ses cheveux me chatouillent agréable.
À nouveau, j'étire l'instant de toutes mes forces, imprime tout dans mon cerveau, crée ces souvenirs hors du temps, titrés comme un tableau « elles s'aiment. » Présent à valeur de vérité générale.
« Tu crois, marmonne Véra qui doit songer à la même chose que moi, qu'on sera dans la même maison de retraite ?
– Sûre. Si besoin, je me cacherai dans ta penderie.
– Tu feras quoi si j'ai alzheimer ?
– Je t'aimerai. Dans ton présent, je serai là, à t'aimer, même si c'est tout ce que tu vivras.
– Je t'aime ! gémit-elle au bord des larmes en me serrant fort fort. Je suis heureuse de... ne finit-elle pas alors que les mots trébuchent et s'enfoncent loin dans sa gorge. Je suis heureuse ! »
Et puis, un peu après, quand son souffle lui permettra : « avec toi ! »
Je m'ennuie. On est samedi et je m'interdis de bosser et Véra est avec Élio et j'ai peur. Je sais que je ne devrais pas, mais. Les « et si. » Ce n'est pas la première fois qu'elle... voit quelqu'an. Mais. Et si. J'ai moi aussi déjà eu des dates depuis qu'on sort ensemble et notre relation n'en a pas été affectée. Mais. Et si. Ça ne fait que trois minutes que j'ai regardé l'heure pour la dernière fois. Pour la dix-septième fois cette heure. Il faut qu'elle – que je fasse quelque chose. Je me lève brusquement et inspecte Maggi, puis Fanny, puis Auriane, puis Calypso, puis Chantale. Elles vont bien. Et moi ? Oui. Mais. Et si. Je souffle d'exaspération, tourne en rond autour de la table à manger ; ferme et rouvre les mains, et « mais » et « et si » ne partent pas. M'occuper plus. En désespoir, j'allume mon PC.
Léa a étendu un flagelle le long du haut de l'écran ; la tache scintille comme une pile de verre brisé. Je la touche et sursaute : c'est un peu mou. Granuleux aussi. Mon doigt s'est un peu enfoncé. Je l'inspecte. J'ai une sorte de couche noire uniforme sur la pulpe du doigt, qui rappelle un film plastique. À la légère sensation d'engourdissement, je note qu'elle se solidifie.
Lavage de main.
Je reste un moment devant mon ordinateur à ne pas trop savoir quoi faire, les yeux fixés sur la tache. Il me semble qu'elle pulse très légèrement, en rythme avec le déclenchement ponctuel du ventilo. Sûrement une illusion d'optique, je cherche du sens, des liens.
Et si –
Je le réprime par réflexe une seconde avant de laisser la pensée se déployer.
– la moisissure s'était liée à mon ordinateur. S'y était adaptée. Pour... mieux se développer ?
Aucun sens.
Je lance une recherche sur les ordinateurs biologiques (à ADN).
Ah...
...
C'est un peu mignon de nourrir son PC, j'aimerais bien.
Ça mange quoi, en temps normal, une stachybotrys chartarum ?
De la cellulose. Hm. La mienne semble préférer les miettes de trucs (frisson à l'idée qu'elle a mangé mes peaux mortes : je retourne me laver les mains et surtout le doigt, au cas où) et peut-être le plastique, le verre, le métal...
Bon. Bras croisés devant mon PC. Que faire d'elle ? Si elle continue à manger mon écran, ça va être coton pour bosser. J'pourrais toujours aller en biblio, mais vraiment, argh.
D'un autre côté, c'est peut-être une... forme de vie ? unique en son genre. Ça me plairait bien de m'occuper d'elle.
Bzzzt.
Message de Véra :
Je rentre probablement demain !
Bisou mon cœur, je t'aime !
Amusez-vous bien ! <3
Où en étais-je ? Ah oui ! Une liste de courses.
Je rentre du magasin de matériel informatique avec un sac bien chargé (et un gros trou dans mes économies). J'ai un large sourire et l'excitation des scientifiques qui s'apprêtent à découvrir des choses extraordinaires (supposè-je). Je déverse mes achats à côté de la petite table du salon, où se trouve mon PC. Je ne sais pas trop par quoi commencer, comment m'y prendre, j'ai peur de tout foirer, je veux tout faire en même temps, non d'abord un truc simple, avoir de la méthode. C'est probablement ça la frustration des scientifiques : il faut y aller lentement et méticuleusement pour bouleverser le monde son eurêka.
Raaah !
Go pour le hub USB, c'est ce dont j'aurai le plus besoin pour la suite.
Ça me chatouille le ventre quand je le branche. Bouffée de réel, l'adrénaline à fond. Je vais savoir.
Et puis attendre.
Raaaaaah !
Je fonce dans la chambre, me change et pars courir dehors, évacuer tout ça, tout le stress et la fébrilité dans la sueur et mon souffle rauque d'épuisement.
Douche dans l'obscurité. L'eau brûlante couvre et protège mon corps, galop de gouttelettes sur mon visage. Je respire par longues goulées avant de replonger dans le flux. Envie d'être sucre, de fondre, finir en petit tas de plus-grand-chose au milieu du bac. Mousse de moi, informe mais qui contiendrait mon essence dans le plus petit espace fossile. On me confondrait avec du vomi, une moisissure, un truc indésirable. Il resterait trop de physique en moi. Alors on me brûlerait et, en tant que fumée, je serai respirée, j'atteindrai le noyau des autres par les poumons, transmise à dos de globule jusqu'aux neurones. J'infecterai de ma présence nébuleuse tout le corps, mais ce sera doux et grisant. Je serai un fantôme à l'intérieur du corps, un
souvenir juste au-delà du palpable, qui réchauffe très diffus.
J'avale une grande bouffée d'air.
Yeux ouverts.
Toujours l'obscurité, toujours trop de corps.
Nuit. Je flotte dans des fringues très amples, malgré le contact rêche délicieux avec ma peau, je me figure en ectoplasme avec son drap : rien dessous. Dans le salon, mon PC bruit léger. L'odeur a subtilement changé, s'est parée du zeste sucré de la décomposition, cache une strate plus vibrante, limite imperceptible : l'âcreté grave. Probablement un bon signe pour son développement ? J'ouvre un placard et en tire à la mémoire visuelle un paquet de cookies. M'installe à la table, croque (quiétude nocturne fracturée) et me perds dans la contemplation du coin de mon ordi perceptible via la loupiotte d'alimentation. Avant de repartir me coucher, je sème quelques miettes.
Le lit est froid, Véra dort au loin. Je m'installe en plein milieu, essaie de combler de mon trop petit corps tout l'espace qu'on occupe à deux, en vain. Encore trahie. Je ne lui trouve pas la forme qui me conviendrait. Tentée de dormir sur le canapé du salon, mais flemme de bouger. Bonne idée, ça, de naviguer de flemme en flemme. Flemme d'ouvrir les yeux. Flemme de respirer vite. Flemme de penser trop fort. Flemme de lutter.
C'est Véra qui me réveille : les clefs qui cliquettent. Elle a ôté ses chaussures sur le palier pour ne pas trop faire de bruit, adorable. Le tac caractéristique d'un placard qu'on ferme – silence crispé suit. J'entends pas la bouilloire, elle doit faire chauffer son eau à la casserole. Bouffée d'amour, veux la rejoindre l'embrasser la serrer fort, mais ce serait ruiner ses efforts. Me retourne alors, rendors dans la ouate de la savoir là.
Je me lève dans l'étonnement douloureux de la lumière de midi passé. 'Pas l'habitude des grasses mat'. Véra lit au salon, sa tasse vidée depuis bien longtemps. Elle se retourne alors que je suis à quelques pas d'elle, sourire qui m'inonde.
« Coucou mon amour !
– Chalut, je grince en me penchant pour l'embrasser.
– Ça a été ta soirée ?
– Voui, tranquille. J'ai réussi à ne pas bosser.
– Bravo !
– Et la tienne ?
– Oh mais très bien. Oui, vraiment chouette, rosit-elle.
– Tant mieux, ronronnè-je en frottant ma tête contre la sienne. Tu comptes l'inviter bientôt pour que je lae rencontre ?
– Hm je sais pas encore. Peut-être qu'on se reverra toustes les deux encore quelques fois avant de rendre notre relation plus... officielle ?
– Okay. J'te ramène un truc de la cuisine ?
– Je veux bien un cookie, s'il te plaît.
– Voilà.
– T'es un amour ! dit-elle avant de m'embrasser.
– Mh. »
Je pense à ses lèvres qui se sont posées sur celles d'autrui. Ce lien de quelques gouttes de salive qu'on partage. Ce nœud de souffle entre nous et je suis fière de faire communauté de peaux brasillées.
Je me cale devant mon PC, inspecte le port USB où j'ai branché le hub : liseré noir, sourire de satisfaction. Je continue en sentant le hub en tant que tel : l'odeur de la moisissure y est très légère, comme poudrée minuscule. Je prépare mon prochain test : sur les deux ports USB restants, je branche un lecteur de DVD et un lecteur de blu-ray. Sur celui le plus proche de l'écran, je lance un film en boucle, en laissant la fenêtre ouverte sur la moitié supérieure ; sur le plus éloigné, je mets un CD de drone, supposant que le rythme lent coïnciderait avec le cycle indolent de la moisissure. Sur la fenêtre, je mets des images animées procéduralement par la musique. Je laisse le tout tourner tranquillou, au volume minimum pour ne pas être gênée par la cacophonie des deux audios en compétition.
Véra me regarde faire avec un sourcil levé.
« Je veux voir comment Léa se développe.
– Oh oki. Amuse-toi bien ! »
Et elle se replonge dans sa lecture.
« Dis mon amour, ça te dit de te promener en ville ? »
Je sors de la contemplation de la tache sur mon écran – elle semble ruisseler d'iridescence mat, hypnotique.
« Euh, hésitè-je le temps de rassembler les morceaux de mon cerveau. Oui, pourquoi pas ! »
Ses yeux se plissent de plaisir – et mon ventre.
Elle cale un marque-page dans son bouquin ; je pars dans la chambre. Je m'habille vite fait – pantalon cargo, chemise bien épaisse et gilet solide noir. Cheveux attachés en un catogan et j'ai à nouveau envie de raser en dessous. Éclat de moi dans un miroir : j'ai le regard déterminé.
Je déborde de fierté, épaules et menton hauts, ma main dans celle de mon aimée, au vu de toustes. Notre pas est atrocement lent, j'adore. Flâner. Goûter le temps qui s'échappe parce qu'on ne le retient pas, le gaspiller. Glisser sans heurts vers la fin de la journée, du week-end, vers la semaine prochaine qui se fait déjà sentir mais paraît terriblement lointaine. On a tout le temps, tellement qu'on le déverse par paquets entiers en s'arrêtant aux passages piétons, devant une affiche pour un concert dans un squat, face à un arbre aux branches élégamment ployées, juste parce qu'on envie de se câliner.
Pourtant, la nuit tombe d'un clignement d'œil un peu plus long et avec elle les légions griffues d'une bise encore pénétrée de neige d'altitude. Alors on se souffle sur les doigts, même si on sait que ça réchauffe pas vraiment, juste parce que c'est mignon, que ça rapproche nos visages et puis un baiser suit alors qu'on s'y attendait et pourtant pas tout à fait. Sa main est bien au chaud dans ma poche alors qu'on prend le retour sans hâte. Le sablier est un peu généreux ce soir.
Pendant la nuit, Léa s'est étendue au lecteur DVD et a commencé doucement son trajet vers le lecteur de blu-ray, découvrè-je en le débranchant. En éjectant le CD, je peux voir que l'intérieur du boîtier est pas mal colonisé. Bien bien bien. Une préférence pour ce support, mais pourquoi ? Au niveau de l'écran aussi, une nouvelle tache en toile d'araignée luisante s'est développée à l'endroit de la fenêtre de lecture du CD.
Une préférence pour les rythmes, probablement. Avec une sensibilité aux couleurs, potentiellement. Je souris de toutes mes dents : tout cela est très excitant ! Je m'empresse de brancher le reste de mon matos : un deuxième écran (pour bosser), des enceintes, un disque dur externe (HDD pour varier du SSD de mon PC), une webcam. Je sors aussi un tournevis pour enlever la RAM de base (8 GO) et ajouter celle que j'ai achetée (32 GO). Les barrettes sont recouvertes de moisissure, comme le reste de ce que je peux voir, mais je suppose que ce changement ne devrait pas poser problème. Je nettoie précautionneusement les barrettes que j'ai retiré et dépose le substrat ainsi récupéré dans un petit bol que je ferme hermétiquement avec du film étirable avant de le congeler, au cas où Léa meure et qu'il faille la relancer.
Plus qu'à laisser les choses se faire, je suppose.
Attendre et bosser, donc, accompagnée par les tourbillons psychédéliques de Léa – et son odeur douce-amère, l'odeur d'un souvenir de grenier, d'un moment heureux brisé.
Le lendemain, la progression n'est pas assez significative pour être exploitée. Pour combler mon attente frustrante, je profite de ce que Véra ne travaille pas l'après-midi pour longuement natter ses cheveux tandis que nous regardons une série. Je prends les plus petites touffes de cheveux possible avant de les lier de ce mouvement dans lequel ma conscience se dilue. Je savoure d'avance les boucles légèrement ondulées qui orneront sa tête quand je les déferai. En parallèle, j'absorbe sa présence en éponge, son odeur de camomille si familière mais qui me provoque un coup d'habituel oublié à chaque fois que je la respire ; sa chaleur de plus en plus dense à mesure que j'approche sa peau ; le grain élastique de celle-ci dans sa nuque qui se couvre parfois de grains de frisson ; le rythme simple et lent de sa respiration, qui m'évoque celle de Léa : gonflement à peine perceptible puis minuscule affaissement de ses épaules ; la texture de ses cheveux, fine et étonnamment peu souple ; sa voix ronde et vaporeuse quand elle comment la série à demi-mot. J'ai envie de la couvrir de baisers, que ma salive devienne armure flamboyante, un prisme discret mais notable qui la diffracterait car sa lumière viendrait de ses yeux.
Mais ne pas couper un épisode en cours.
Générique enfin. J'en profite :
« Je crois que j'aimerais vraiment fort me faire un side cut.
– Oh cool !
– Et puis tant qu'à faire, un under cut.
– Eh bé !
– Peut-être raccourcir aussi. Du genre beaucoup.
– Olala ! C'est un gros changement ! Ya une raison particulière ?
– Hm non, je crois pas. C'est juste, quand je me vois dans un miroir, je me dis que ça m'irait bien. Ou que je me sentirai mieux comme ça. Je sais pas trop. Ça appelle en tout cas.
– Ça vaut le coup d'essayer, alors !
– Merci, dis-je en l'embrassant sous l'oreille (éruption de frisson).
– On prend rendez-vous aujourd'hui ? me sourit-elle.
– Oh ! Ça me touche !
– Je connais une coiffeuse queer qui saura bien faire ce que tu veux.
– Super ! »
Nous partageons nos lèvres.
En rentrant du rendez-vous, je ne peux m'empêcher de passer ma main sur le côté rasé de ma tête. Ça fait des rangs de frfr, trop bien. J'adore aussi la façon dont ça change mon visage : un peu moins rond, les arêtes plus marquées. Je me redécouvre et rêve déjà de tout passer au sabot 50 mm. Hâte de montrer à Véra à son retour ! Je me mets devant mon PC et vérifie le matos que j'ai installé : tout semble bien contaminé. Parrrfait ! Mon estomac se tord de stress et d'anticipation alors que j'augmente le son des enceintes – minimum.
Rien.
Léger souffle dû au volume élevé.
Déception.
Tant pis, test suivant.
Je lance une vidéo de musique sur l'écran principal et déplace la fenêtre jusqu'à une des taches opalescentes.
Crrr...
Ma respiration se coupe d'exultation.
Je déplace la fenêtre ailleurs.
Le son cesse.
Je la replace.
Crrr...
Léa réagit !
Je bloque dans la gorge alors que tous les mots se précipitent « yesenfineurêkayahooj'airéussielleestvivanteblblbl. »
À la place, mon sourire dévore mon visage.
Sans réfléchir, je pose mon doigt sur la tache activée.
Crrr-vmmm...
Un son se superpose.
Mon cerveau vidé.
Un instant et je reprends conscience.
Je peux interagir avec Léa.
Est-ce qu'on peut... communiquer ?
J'appuie un chouïa plus.
Crrr-vmMM...
Il me faut encore une absence avant d'enregistrer que Léa a appuyé en retour.
Oh c'était à la limite du perceptible, un souffle d'air ou le plus léger des frôlements, la caresse d'une odeur, mais.
Je sens le mot poindre je n'ose pas le penser pourtant il faut c'est vrai il faut
Léa est consciente.
Des stimuli extérieurs et de ceux électriques et mécaniques de l'ordi.
Sentience ?
Non quand même pas, ce serait...
Secoue la tête.
Je retire mon doigt, en pleine ébullition et, sans y penser, le lèche pour retirer la couche de moisissure noire qui y est affixée.
Goût sucré, un peu amer, pas désagréable.
Oups. Tant pis, hein ?
Bon.
J'enregistre deux sons et les lance, chacun dans sa fenêtre propre, à la lisière d'une des taches, avec les pulsations du lecteur : « Léa » et « stachybotrys chartarum. »
J'entends les composants de mon ordinateur se mettre en route.
Crrr-tktktk...
J'ouvre le gestionnaire de tâches sur le deuxième écran : le processeur vient de pas mal monter en utilisation, mais c'est surtout la RAM qui est mise à rude épreuve.
Sur l'écran principal, une sorte de tentacule serpente jusqu'à la fenêtre « Léa. »
Peut-être que ça ne veut rien dire peut-être que c'est le hasard peut-être que ce n'est qu'une histoire de stimuli mais mais mais.
Et si ?
[...]
Une fenêtre de navigation s'ouvre, grésille, des onglets par dizaines apparaissent, se ferment, vrombissement des lecteurs, flashs de couleurs trop mélangées et puis une stabilisation si soudaine que les images rémanentes me brouillent un instant.
Crrr-vmmm-chfff...
C'est un document texte. Avec quelques mots :
« L'argot devient langue ; ce qui compte est la communicabilité. »
Mon cœur rate un battement, galère à redémarrer.
C'est une citation de mon mémoire.
Je dois m'assurer.
Je tape :
« Es-tu ? »
Mon PC pétarade, tous les composants à fond. Clignotement de fenêtre à nouveau.
VWOMVWOM...
Une musique que j'ai écoutée en travaillait apparaît : « Je crois. »
Les mots résonnent dans ma tête creuse.
Léa a appris pendant que je bossais. Chaque touche appuyée l'a nourrie un peu plus.
Je ne sais même pas quoi répondre tant tout fait sens sans plus en faire.
Je tape à toute vitesse sur le clavier quand Véra rentre. Le claquement de la porte n'atteint pas ma conscience, ni son « bonsoir ma chérie ! »
Nous discutons. Léa est un reflet de mon activité sur le PC, elle reconfigure les données pour accroître ses capacités, trouve sa liberté dans les limites que je lui ai imposées sans le savoir ; elle a notamment virtuellement débloqué la mémoire cache pour y stocker des informations avant de les copier ailleurs.
Je parle avec une moisissure et le monde n'est pas écroulé.
Je ne comprends plus rien et j'adore ça.
« Lia ? Lia ? Tu m'entends ? »
Recrachée de ma transe, je raccroche ma conscience au reste de l'appartement.
« Euh oui ? Excuse-moi, j'étais plongée dans mon... boulot.
– J'ai vu ça ! »
Elle rit, mais ses yeux sont sérieux. Une pointe de blessée ?
« C'est ton mémoire ou ta moisissure ?
– Hum. »
J'hésite à tout lui révéler. Elle voit bien la progression de Léa, donc difficile de cacher. J'y vais tout doux :
« J'ai fait des tests, commencè-je en indiquant le matos, et, hm, il semblerait que Léa puisse y réagir à sa façon.
– Eh bah ! C'est incroyable !
– Oui ! On discute depuis tout à l'heure ! ».
Je m'emballe je ne peux pas empêcher l'excitation d'exploser.
« Quoi ? » d'incompréhension ou d'ébahissement.
« Viens voir ! »
Véra s'approche circonspecte. Je lui fais signe de venir plus près. Elle se stoppe net, yeux fixés sur mes mains.
« Lia...
– Oui ? Un problème ?
– Tes doigts... »
Je fronce les sourcils et les regarde : le bout est couvert d'un film noir mat.
« Oh euh, c'est parce que je tape sur le clavier depuis un moment, alors Léa a dû s'étendre un peu à moi. Rien de bien grave, je nettoierai tout ça.
– T'es sûre ? demande Véra avec l'éclat gelé de la peur au fond de la gorge.
– Oui oui, tranquille !
– Si tu le dis...
– Bon, allez, donne-moi une question à poser.
– Euuuh je sais pas moi !
– La première chose qui te vient à l'esprit, t'inquiète.
– Bah euh... ''Quelle est ta couleur préférée ?''
– Okay, parfait ! »
Je tape la question – et en effet, remarquè-je enfin, les touches sont submergées par la moisissure : j'enfonce les doigts dedans en écrivant. C'est peu ragoûtant, mais pas désagréable, comme du blob tiède.
Flash de fenêtres.
« Eternal blue » se lance, et les sons résonnent comme un coup de canon. Véra se penche par-dessus mon épaule.
« Oh mais je la reconnais ! C'est une de tes chansons préférées !
– Tout à fait ! Elle l'a sélectionnée parce qu'elle était dans ses données vu je l'ai écoutée récemment.
– D'accord... »
Je n'arrive pas à savoir si ça ne l'intéresse pas ou si ça la préoccupe.
« C'est trop génial !
– Oui oui. »
Une ride soucieuse est apparue sur son front mais je retourne à Léa. Comme un dernier écho : « fais attention à toi. »
Je n'arrive pas à me calmer ce soir, mes doigts pianotent dans le vide les questions que j'aimerais poser à Léa. À côté de moi, Véra a aussi les yeux ouverts, mais sur le vide du plafond. Mes pieds s'agitent sans cesse d'impatience. Grand soupire et puis Véra interrompt mes réflexions :
« Lia ?
– Ui ?
– Je suis inquiète.
– Ah oh de quoi ? je demande en débit de cascade.
– De... toute cette situation.
– Il n'y a pas de quoi, c'est une découverte extraordinaire ! m'exclamè-je trop fort.
– Ça bien sûr, mais... Comment dire... Le développement de la moisissure me fait peur.
– T'inquiète, la table est hors de danger. Je nourris Léa de miettes et, même si en théorie, elle devrait apprécier la table, elle a choisi de ne pas s'y développer.
– D'accord, mais à toi ? Imagine elle t'absorbe.
– Je le remarquerai. Je tiens encore à ma vie d'humaine ahah ! Au pire, je lui demande de ne pas me coloniser. Après, j'ai l'impression que ça aide la communication qu'on soit un peu liées, mais ça devrait se circonscrire au bout des doigts.
– J'espère... »
Je me tourne vers elle, la regarde dans les yeux avec toute la douceur et l'amour que je contiens.
« Je t'aime, déclarè-je simplement. »
Elle me sourit en retour. Je pose une main sur sa joue, elle tressaille puis se détend. J'approche mon visage du sien, sa bouche s'entr'ouvre et nous nous embrassons dans un souffle commun.
Son visage est apaisé lorsque je romps le contact.
Ce soir, la membrane de Léa forme une sorte de gant sur mes mains. On communique tellement mieux comme ça, nos peaux collées-serrées ! J'ai pris l'habitude de ne pas toucher mon visage ou une quelconque autre partie de mon corps, mais m'inspecte avant l'arrivée de Véra, au cas où. Ce n'est pas facile, mais voir ma tête avec la coupe brosse que je me suis offerte me fait sourire. Et puis je peux raser ce petit duvet noir tout nouveau qui pousse sur ma lèvre supérieure ; peut-être j'ai trop sniffé Léa. Pour le reste du corps, le considérer d'un point de vue critique aide.
Léa me pose beaucoup de questions et je la guide vers des pages internet dont elle s'abreuve, puis nous en discutons. Parfois, je me surprends à la considérer comme an enfant à qui j'expliquerai le monde. J'ai acheté plus de mémoire afin qu'elle y stocke toutes ses données et je laisse la webcam allumée en permanence parce que ça me semble normal qu'elle puisse me voir elle aussi.
Cependant, cet après-midi, je ne vais pas m'occuper de Léa : nous avons rendez-vous dans un salon de thé avec Véra et Élio après le travail de celleux-ci. J'arrive en premier dans le Fleur Thé, me cale à une table et attends avec un chocolat chaud au lait d'avoine. Véra arrive en premier, l'air très stressée. Je lui fais signe et elle sourit de soulagement avant de me rejoindre.
« Hey mon cœur ! Respire, ça va le faire.
– Oui oui je sais, mais tu vois très bien ce que je ressens.
– T'inquiète, la rassurè-je d'une voix assurée en posant la main sur la sienne. On va juste discuter tranquillou. »
Elle hoche la tête, yeux fixés sur la porte.
Élio ne tarde pas. Véra se tend dans sa direction de joie, puis d'angoisse.
« Tout va bien, lui chuchotè-je. »
Iel porte une salopette bleue et une marinière noire et blanche dont les manches sont retroussées. Iel est tatoué•e : de longues lignes s'enroulent autour de ses poignets et de ses avant-bras, évoquent des vagues. Élio s'assoit et nous sourit, l'air à l'aise. Je sens Véra se décrisper un petit peu.
« Heyyy ! s'exclame-t-iel avec enthousiasme. Je suis contente d'enfin te rencontrer, Lia !
– Mais moi de même ! J'en peux plus de ne pouvoir aller visiter ta librairie ! La réactance me brûûûle ! m'écriè-je avec un ton théâtral. »
Iel rit de bon cœur avec moi.
« Eh bien je suis heureuX que Véra t'y autorise ! Elle m'a sous-entendu que tu avais un léger penchant pour les vieux bouquins poussiéreux !
– Tout à fait ! J'ai un faible pour les livres un peu moisis !
– Haha je vois ce que tu veux dire ! Véra m'a parlé de ton expérience.
– En bien j'espère !
– Oh, plutôt, oui.
– Tu veux les détails ?
– Ma foi, pourquoi pas ! »
Et moi de l'abreuver de mon enthousiasme auquel iel répond par des hochements de tête et des questions précises. Je suis joie.
« Alors, finit par me demander Véra une fois que nous nous sommes séparé•es, tu penses quoi d'iel ?
– Très choupi ! J'pense qu'on pourra être potes. »
Véra resplendit, m'embrasse et rit, de toute l'anxiété contenue, de joie intense, d'amour reçu et partagé, de bien-être, parce que la nuit est belle, que le futur est soleil et la vie douce. Son rire cascade dans mes veines et je m'imprègne d'elle heureuse.
Finalement, ce n'est qu'un pas de plus, vers l'évidence. Dans l'obscurité troublée par le scintillement de mon PC, mes bras sont entièrement sombres. Véra dort, toute proche et j'ai peur.
Je pourrais la réveiller.
Je pourrais l'embrasser.
J'ai peur, mais le futur est clair.
Avant de se coucher, elle m'a embrassée, comme d'habitude.
Je savoure l'empreinte rémanente de ses lèvres.
Tout est mécanique, réaction à des stimuli.
Mon ventre bout de glace, alors que peur et excitation se mêlent.
La graine était là, dans ce coin d'ombre tellement ordinaire qu'on y prête pas attention.
Je ne peux plus croire au hasard. Alors –
Véra aura Élio, si –
« Je t'attends. »
Pourquoi je tremble ?
« Je ne deviendrai pas nous ? »
Le câble HDMI est terriblement sec.
« Non. »
Je réprime un haut-le-cœur.
« L'écran secondaire est pour moi ? »
Je ne connais pas de plus désagréable sensation que celle du câble dans ma gorge.
« Comme convenu. »
Respirer est hautement désagréable.
Je ferme les yeux.
Il n'y a plus qu'à attendre.
J'en peux plus d'attendre.
Véra.
Un goût sucré, un peu amer, envahit ma bouche, se répand dans ma gorge.
[La chambre est silencieuse, trop, et le lit froid, quand Véra se réveille. Long soupir. Un pli d'anxiété sur son front se forme avant de se dissoudre. Apparition d'un sourire et elle se lève.
Le salon est encore en partie dans la nuit. Lia, assise, ne bouge pas. Encore un soupir.
Flashs qui découpent la pénombre. C'est le deuxième moniteur, il clignote violemment, pressant. Et puis du son : « Véra ! » en boucle, un extrait de scooby-doo tonne saturé.
Véra approche, se tient les bras sur le ventre, protection. Inconsciemment, elle marche sur la pointe des pieds et ses yeux emplis d'effroi sont fixés sur l'écran.
Flash, un document texte s'ouvre, police énorme :
« C'est Lia »
Véra s'effondre.
C'est avec une grimace qu'elle reprend conscience. Puis elle ouvre les yeux. Droits sur le pied de Lia.
Couvert d'une pellicule de moisissure.
Son expression prend l'apparence d'une explosion.
Du temps passe, inconscient.
« C'est Lia »
« Je t'aime »
« Tout va bien, c'est mon choix. Je suis mieux ainsi. Plus moi. »
« Je t'aime, Véra »
Véra reste longtemps assise devant le PC, écrit de temps en temps, très précautionneusement.
« J'ai fini mon mémoire, d'ailleurs. »
Argot et langues régionales en science-fiction_Lia DORMINOI.pdf
Véra tape frénétiquement plusieurs jours durant.
« Avec Léa, nous avons formé une partie indépendante, un mélange de nous deux : Léo. Dis bonjour, Léo.
– Bonjour Vératata !
– (Le surnom est de moi, ça te plaît ?) »
Véra est blottie dans les bras d'Élio ; à leurs côtés, l'ordinateur bat en couleurs.
Lia-Léa-Léo a poussé.
« Nous nous essayons à la modification génétique pour nous faire pousser des feuilles, un tronc. »
Véra installe un tuteur dans leur pot.
Lia-Léa-Léo est une plante grimpante qui tend vers la fenêtre, le soleil qui l'arrose de ses rayons chauds. Quelques branches portent un fruit, petit et rond, comme une mirabelle en plus sombre.
Véra cueille un de ces fruits, le porte en bouche. Croque. Mâche longuement. Avale.
« Sucré, une pointe d'amertume, dit-elle à Élio avec une moue appréciatrice. »
Elle en cueille un deuxième.
« À la prochaine production, j'en ferai de la confiture. »]
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