Chapitre 9 : Approche

Le dragonnet ne repartit pas.

La créature était affamée. Très affamée. Elle apparaissait à l'improviste tous les jours en quémandant sa nourriture quotidienne, ses couinements désireux terrifiant Yu au passage. A en juger par les tâches poisseuses de sang sur les poutres et les marques de griffe sur le bois, elle devait avoir choisi l'écurie comme tanière, au grand dam d'Ayden : son ombre semblait toujours peser derrière son dos et il ne pouvait s'empêcher de se sentir observé à chaque fois qu'il venait panser Yu.

Néanmoins, alors que les jours passaient sans aucun désagrément, le doute qui lui tordait les entrailles s'estompait jusqu'à ne devenir qu'un sentiment comme un autre, tout juste importunant. Il avait juste à machinalement nourrir l'animal qui revenait tous les soirs, réglé comme une horloge. Ce qu'il avait pensé être une folie commençait à ressembler à une habitude : même Yu semblait commencer à ne plus craindre la créature. Le jour, il nourrissait le dragonnet. La nuit, il sombrait dans ses mosaïques de rêve, où la créature continuait de le suivre, alors que l'ombre de Feu-de-Sang semblait de plus en plus discrète à l'horizon. Tout semblait aller pour le mieux alors qu'il se sentait de plus en revigoré par son sommeil coloré.

Au fil des jours, Ayden se rendit même compte que la créature devenait plus supportable : ses cris se faisaient moins stridents, le crissement de ses griffes sur les poutres devenait plus léger, sa présence moins alourdie par l'anxiété. Elle commençait presque à être de simple compagnie : entendre ses couinements à chacune de ses arrivées rappelait à Ayden un animal faisant la fête à son maître. Elle semblait même prendre un certain plaisir à l'observer quand il travaillait dans l'écurie, le fixant avec ses yeux curieux. Craignant d'être de nouveau envoûté, Ayden les évitait du mieux qu'il le pouvait, mais il ne pouvait s'empêcher de jeter quelques regards furtifs derrière-lui quand il avait le dos tourné : il y retrouvait toujours la chose dans l'ombre, la tête penchée sur le côté dans une curiosité presque humaine.

Mais la simple curiosité du reptile devint dévorante.

Un énième jour, alors qu'il continuait les soins de Yu en sifflotant un air apaisant, le bruit des charpentes l'extirpa de son moment de relaxation. Il jeta un regard par dessus son épaule et vit les deux yeux d'or qui le scrutaient du haut de leur perchoir. Il soupira doucement.

— Bonsoir, petit... dragon...

Sa voix se fit plus faible, de peur d'être entendu par une oreille indiscrète, mais la créature parvint à l'entendre et lui répondit d'un piaillement enthousiaste. Après quelques coups de brosse vigoureux sur la robe baie de Yu, il finit par stopper son travail, nettoyant ses mains poussiéreuses avec un peu d'eau. Quand il se retourna de nouveau vers le reptile, il vit que celui-ci n'avait pas cillé du regard, ses iris brillant d'une dorure impatiente et sa queue battant nerveusement l'air.

Ayden sortit du box pour chercher son sac : il fut suivi depuis les hauteurs par la créature, qui bondissait presque sans aucun bruit, maintenant. Il sortit un morceau de viande de la besace, mais ne put s'empêcher de fixer la nourriture avec un certain ennui. Il soupira alors que l'animal descendait à son niveau en quelques sauts bien rattrapés, ouvrant grand la gueule pour recevoir sa becquée.

— C'est le dernier bout que je peux te donner, dit-il d'un air désolé en jetant le mince morceau de viande. Mes réserves se vident.

Étrangement, la bête ne remua pas un muscle pour aller chercher sa nourriture. Ayden leva un sourcil. Elle devait être affamée : avec un maigre repas par jour, il s'étonnait même du fait qu'elle n'aille pas fouiner ailleurs. Alors pourquoi continuait-elle de le fixer comme ça...? Pris d'un soudain sentiment d'angoisse, il tendit la main vers le morceau de viande traînant au sol, le tout sans quitter le regard figé de l'animal, qui semblait telle une chouette fixée sur sa proie. Attrapant hâtivement la nourriture, un hennissement inquiet de Yu lui fit tourner la tête, mais quand il retourna son attention sur le dragonnet, il tomba à la renverse avec un cri : la petite chose s'était dangereusement penchée vers lui, les yeux écarquillés et brillants.

— Non, cria-t-il en rampant vers l'arrière. Reste-là! Ne bouge pas!

La créature ne l'écouta pas et bondit au sol à quelques centimètres de ses pieds, sa langue bleutée et fourchue dépassant par moments de sa gueule pour happer l'air tel un serpent cherchant à jauger sa proie. Alors qu'elle faisait un pas vers lui, la lumière de la lampe de l'écurie atteignit enfin son corps, masqué depuis toujours par l'ombre des charpentes et la brume de ses rêves : les yeux d'Ayden s'écarquillèrent.

Jamais il n'avait remarqué à quel point la bête était minuscule. Elle semblait pouvoir tenir sans problèmes entre ses mains, sans compter son cou et sa queue. Sa peau blafarde reflétait avec peine la flamme rougeoyante, trop pâle et sale pour laisser passer les rayons. Ses pattes tremblaient sous son poids et celles de devant semblaient étrangement courtes, lui donnant une posture bossue et maladroite. La créature ne ressemblait à rien de familier pour Ayden et semblait bien laide comparée aux majestueux animaux que l'on pouvait trouver à l'est d'Estepène. Quelle misérable chose : elle n'était ni belle, ni puissante, ni gracile... et pourtant, ses yeux brillants ne laissaient pas douter de son origine.

Ayden resta sidéré un long moment, observant l'animal sous toutes ses coutures. Il déglutit quand la chose fit un nouveau pas en avant, mais alors qu'il reculait, un frisson traversa son échine quand son dos percuta les briques froides d'un mur. Il était coincé et l'étrange bête continuait sa route nonchalante vers lui, son pas claudiquant faisant trembler les énormes membranes fripées qui pendaient de son dos. Elle arriva rapidement à ses pieds, les prunelles grandes ouvertes vers lui, comme si elle attendait quelque chose qu'il ne comprenait pas. Il demeura alors médusé, à réfléchir à ce qu'il se passait devant lui. C'était incompréhensible, elle n'avait jamais fait ça avant. C'était comme dans ses rêves : elle ne faisait rien, seulement qu'observer... mais ici, c'était la réalité. Si elle se décidait de devenir agressive, il ne donnait pas cher de sa peau. Mais elle était si petite...

Cherchant un moyen de se dépêtrer de sa situation, il se souvint du morceau de viande qu'il avait entré les mains. Ses lèvres se pincèrent alors qu'il pesait le pour et le contre de ce qu'il s'apprêtait à faire. Après un moment d'hésitation bien trop long, il posa la nourriture dans le creux de sa main et la tendit, tremblante.

— Prend ça et va-t'en!, aboya-t-il en détournant le regard, faisant tomber ses boucles sombres en guise de maigre protection.

La chose fixa sa main tendue sans ciller des paupières, mettant Ayden extrêmement mal à l'aise. C'était si elle allait le mordre au moment où il s'y attendait le moins. Les yeux mi-clos, il gardait un œil inquiet sur le côté, craignant la réaction de la créature. Il se sentit être pris d'un spasme nerveux en sentant ses naseaux renâcler un air tiède sur ses phalanges tremblantes, puis il retint une respiration écourtée quand la peau glaciale et lisse de l'animal vint glisser le long de sa paume pour saisir le morceau de viande. Malgré son aspect luisant et trempé comme celui d'un batracien, le cuir était totalement sec. Il était juste... glacé, comme la mort. Comme une pierre tombale qui semblait aspirer toute sa chaleur.

Malgré tous ses efforts, Ayden n'osait pas bouger sa main, comme totalement gelée. Il savait qu'il était terrifié par la créature, pourtant si frêle entre ses doigts. Il n'avait pourtant qu'à la saisir par le cou et à serrer la poigne assez fort pour lui arracher la vie. Mais il n'y arrivait pas. Il était gonflé de pitié en voyant un être si fragile, qui semblait pouvoir se briser au moindre choc. Comment une telle chose pouvait-elle être une de ces terrifiantes créatures que toutes les cités redoutaient d'observer dans le ciel? Comment une si petite chose pouvait-elle être capable de faire du mal à qui que ce soit? Comment un si modeste animal pouvait-il mettre en danger l'humanité entière par la seule force de son regard corrompu?

Il l'ignorait. Et il détestait ne pas savoir.

Le reptile finit sa pitance et leva les yeux vers lui, poussant un étrange vrombissement qui fit trembler les collerettes de sa mâchoire et de sa gorge pâle. La dorure de son iris sembla lentement être remplacée par un océan de bleu froid, comme prise d'une vie propre qui fit frissonner Ayden. Il tenta de lui rendre un sourire nerveux, mais son sang ne fit qu'un tour quand il vit l'animal tenter de hisser son corps entier dans le creux de sa paume, ses griffes trop minces tentant de s'agripper à la peau de son poignet. Il siffla en sentant les serres titiller les vestiges encore rosâtres de sa blessure à l'avant-bras.

— Ne me touche pas!

La peur agissant pour lui, il leva son bras et asséna un coup dans le flanc du dragonnet, assez fort pour le déloger et le faire glapir de surprise. Visiblement sonné, le reptile détala sans demander son reste, poussant des cris alarmés qui firent trépigner Yu. Ayden resta figé un instant par l'incrédulité, avant que les hennissements inquiets de la jument ne le sortent de sa transe. Levant sa main glacée, ses lèvres se pincèrent de dégoût en voyant la peau recouverte de salive et de terre.

Il devait vite se laver, il se sentait sali.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top