Chapitre 6 : La lumière dans les ténèbres
Ayden tira sur la bride de Yu pour la stopper dans son élan. Dans sa docilité habituelle, elle modéra son trot avant de s'arrêter totalement avec un ébrouement. Il sentit ses épaules s'affaisser quand ses yeux rencontrèrent les ténèbres de la caverne devant lui. Son intuition était donc vraie : ses rêves lucides copiaient parfaitement le monde réel. Un frisson d'anticipation rampa le long de son dos. Sa jument, sentant sûrement son malaise, commença à trépigner.
Il descendit de selle et prit soin d'attacher solidement sa monture agitée, lui donnant une tape pour la rassurer. Mais quand vint le temps pour lui de faire face au gouffre qui trouait la terre, il se sentit faiblir : chaque pas l'approchant de la grotte nouait un peu plus son estomac et accélérait les battements de son cœur bien trop enthousiaste. Il souffla pour tenter de se calmer, en vain : l'affreux mélange d'appréhension et de curiosité de sa propre concoction faisait déjà effet. Si cet endroit était bien la tanière du dragon comme il le suspectait, alors il n'avait pas à s'inquiéter : des prêtres étaient venus pour purifier les lieux et se débarrasser de toute trace de la bête. Tout irait bien.
Un bruissement derrière lui le fit sursauter, mais ce n'était que Yu qui avait tiré sur sa branche pour brouter. Il n'y avait rien à l'horizon à part l'océan de vert que formait la canopée. Pas d'ombre brumeuse qui s'amusait à le poursuivre par tous les moyens, ni danses de couleurs pour lui en mettre plein les yeux : juste les vagues des feuilles bruissant au vent. Ne trouvant plus d'autres raisons de rester dehors, Ayden soupira et sortit un briquet de son sac, ainsi qu'une torche. Il s'agenouilla au sol, se servant de ses genoux comme table de travail et parvint, en quelques coups, à allumer sa source de lumière. Il brandit la torche devant lui et la fit danser devant les ténèbres dévorantes de la cavité. Malgré l'obscurité écrasante, la flamme tint bon, et après une longue minute d'hésitation, il s'engouffra dans la grotte.
Il y faisait plus sombre que dans ses rêves, mais il reconnaissait vaguement les virages et les irrégularités de la pierre. Malheureusement, la familiarité ne l'aida pas à soulager ses frayeurs : le moindre écho d'une goutte était source potentielle de sursaut et les ombres mouvantes reflétées par le halo de sa torche lui rappelèrent trop souvent les griffes et les crocs de l'ombre de ses rêves. Malgré la fraîcheur des lieux, il se sentait suer à grosses gouttes. Il avait beau se répéter que tout aller bien, rien n'arrangeait l'oppression qui lui tordait les entrailles.
Il se tendit quand il vit le couloir s'élargir devant lui. Si ses rêves suivaient aussi bien la réalité, alors la pièce affublée de gravures devait être à quelques mètres. L'anticipation lui fit accélérer le pas, mais quand il s'engouffra dans la chambre, son cœur s'enfonça dans sa poitrine : la cavité était identique en tout point, avec les mêmes draperies rougeoyantes et les mêmes stalactites. Mais là où il pensait revoir les merveilleuses fresques et dessins ne se trouvait que des murs défigurés. La plupart avaient été brisés nettement, leurs gravats clairs jonchant le sol. Le reste avait été ruiné hâtivement par des griffes et la suie.
Alors qu'Ayden faisait le tour de la pièce en morceaux, un éclat lumineux attira son œil et le gonfla d'espoir. Il posa sa torche entre deux pierres et s'accroupit pour saisir ce qu'il crut être une roche à la forme étrange. Néanmoins, il fut étonné par l'effort que cela lui demanda pour la soulever. Ce ne fut qu'en l'apportant vers le halo de sa torche qu'il se rendit compte que ce qu'il avait trouvé n'était pas un éclat de pierre brillant, mais une pioche au manche cassé. La réalisation lui fit froncer les sourcils et serrer les dents.
De si belles gravures, réduites à néant en quelques coups de pioche... les pensées d'Ayden allèrent immédiatement à la Garde : avait-elle tout défiguré avec l'aide des prêtres sous prétexte de risque de corruption? Il comprenait ces raisons, car l'idée d'être trompé par toutes les duperies chatoyantes de ces créatures continuait de lui donner des sueurs froides, mais il ne pouvait le nier entièrement : les dragons n'étaient peut-être pas des hommes et encore moins de bonnes personnes, mais ils étaient plus que des bêtes, et ces dessins en étaient la preuve irréfutable. Masquer ces œuvres d'art, c'était masquer une partie de la vérité.
Ses ruminations ne furent pas de longue durée : un écho étrange, comme une plainte familière, résonna contre les parois et le fit frissonner. Il enfouit son nez dans le col de sa cape et brandit sa torche à deux mains, le pas lent et tremblant vers le second couloir de la grotte. Plus il s'approchait de l'origine du son, plus il regrettait d'être revenu ici. Il aurait pu faire demi-tour et s'enfuir depuis longtemps, mais comme toujours, il ne le pouvait pas. Il voulait savoir ce qui émettait ces pleurs de détresse malgré ses muscles réticents, malgré tout son bon sens qui lui hurlait de partir. Il ne pouvait pas s'en empêcher et il n'aimait pas cela, pas du tout.
Il s'arrêta devant l'étroit passage où son rêve s'était terminé inopinément. Il fit un pas en avant et se glissa sans grande difficulté dans l'interstice, sa torche brandie en avant pour le guider dans le noir. Le temps qu'il passa entre les deux écrasants murs de pierre fut interminable. Il ne se rendit compte que trop tard que les roches déchiraient en lambeaux ses vêtements déjà bien usés. Il tenta de se concentrer, de souffler par le nez pour ne pas paniquer quand le goulot de pierre lui piégea les membres et parvint tant bien que mal au bout du goulet.
Il arriva dans une petite poche exiguë et détrempée, son plafond bas l'empêchant de se dresser totalement. Il balaya les lieux d'un coup vif du poignet, mais il ne remarqua rien d'anormal par rapport à ses rêves. Juste... de la pierre, de l'eau et une chauve-souris qui s'en alla à tire-d'aile quand il approcha sa flamme trop près d'elle. C'était tout ce que l'on pouvait s'attendre à trouver dans une cavité de ce genre.
— Il n'y a rien... pourtant j'étais sûr que le bruit venait de là...
Sa voix résonna avec clarté et la grotte lui répondit. Le même gémissement que tout à l'heure siffla à ses oreilles et son corps se figea. Cela venait de juste devant lui, il en était sûr et certain. Crispé comme une branche sèche, il baissa les yeux vers le sol, tendant de trouver le locuteur de ce son presque humain. Mais il n'y avait rien d'inhabituel, juste les pierres et l'eau qui clapotait. Il avait beau cligner des yeux, rien ne changeait.
Un bruissement le fit frémir. Il dirigea sa lumière vers l'origine du son, mais il ne vit rien. Il plissa les yeux et sa bouche s'ouvrit en un cri inaudible, coincé au fond de sa gorge : deux orbes dorés horriblement familiers l'observaient sous la lueur rougeâtre de son flambeau.
Ce qu'il avait pris pour une petite roche lisse et humide se souleva à un rythme saccadé et tremblant, dévoilant à la lumière du feu sa peau crayeuse et recouverte d'un liquide gluant. Quand Ayden vit que la chose était encore à moitié enfouie dans une enveloppe solide et opaque, il comprit soudainement. Était-ce... un bébé? Mais un bébé quoi? Son apparence, trop vague dans la pénombre, ne lui rappelait guère quoi que ce soit, mais ces yeux ne voulaient dire qu'une seule et unique chose pour lui.
Mais c'était tout bonnement impossible, les prêtres étaient passés pour purifier les lieux, la pioche en était la preuve... et cette chose ressemblait à tout, sauf au monstre écailleux cracheur de feu qu'il avait rencontré il y a trois semaines de cela. Était-elle passée entre les mailles du filet en se cachant dans ce goulet? Mais les dragons n'étaient pas des créatures comme les autres, elles ne pondaient pas d'œufs : elles naissaient déjà adultes, dans les flammes des hommes trop corrompus... c'était écrit dans les livres. Était-ce ses yeux qui lui faisaient défaut?
Il ne pouvait plus bouger, paralysé par cette paire d'yeux perçants qu'il ne reconnaissait que trop bien. La créature aux airs de fantôme, campée de manière précaire sur ses quatre fers, leva sa gueule vers lui et le fixa d'une œillade imperturbable qui le fit frissonner. En rencontrant ce regard, il crut presque voir l'iris de la chose changer de couleur sous la lumière rougeoyante de sa torche, prenant une teinte bleue glaciale. Elle était comme une véritable statue : seule sa respiration sifflante et son regard intense trahissait la vie qui l'abritait.
Dans une vaine tentative de comprendre la situation, Ayden sortit de sa transe : ses jambes se remirent à trembler, son estomac se serra jusqu'à lui donner la nausée et sa bouche laissa s'échapper un cri de terreur pure alors que sa main lâchait la torche avec un fracas résonnant. Le bruit fit bondir la créature qui retroussa ses babines, dévoilant des crocs luisants cernés de gencives noirâtres. La lueur bleutée de ses iris avait disparu, laissant voir de brillants éclairs d'or reflétant le feu moribond de la torche au sol.
Ayden se plaqua à la paroi quand le regard agressif le sonda dans la pénombre. La moindre seconde d'inattention et il se retrouvera la gorge ouverte, il en était sûr. Alors il s'abaissa, sans ciller de l'œil, jusqu'à ce que sa main ne frôle le manche tant recherché. Il l'agrippa d'une main moite et se releva tout aussi lentement, tétanisé par le moindre bruissement de vêtement qu'il produisait. Les braises humidifiées de la torche commençaient à mourir, mais un souffle haletant les raviva.
— Ne m'abandonnez pas...
S'il ne se dépêchait pas, il resterait coincé ici, dans le noir aux côtés de cette bête pâlotte aux yeux malveillants. L'idée le fit déglutir d'appréhension, alors il s'engagea dans le goulet, tout en veillant à ne pas quitter la créature des yeux. Les parois de pierre se resserrèrent sur lui et après des secondes qui lui parurent être des heures, le regard doré de la créature s'évanouit dans la pénombre grandissante. Ayden laissa s'échapper un soupir qu'il ne souvenait pas avoir retenu et, une fois dégagé de l'étreinte de la paroi, détala vers la sortie sans même se retourner, une moue mêlant soulagement et tourment tirée sur son visage.
Derrière lui, l'écho familier d'un sifflement mélancolique lui fit jeter un regard en arrière, le cœur serré. Mais le hennissement impatient de Yu le rappela à la réalité et il accéléra son pas, tentant d'effacer de sa mémoire la froide et lugubre couleur des yeux bleutés qu'il avait croisé sans le vouloir.
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Quand la lumière était arrivée, je n'en avais pas cru mes yeux.
Mon estomac me tiraillait toujours et l'eau me gardait à peine en vie. Mon seul espoir était d'attendre un miracle. Et contre toute attente, ce miracle avait eu lieu. Les bruits résonnant toujours plus fort dans le noir avait attiré mon oreille douloureuse, depuis toujours habituée au sifflement du silence. Un appel s'était échappé de ma gorge asséchée avant que je ne puisse réfléchir et les pas avaient doublé en intensité, comme une réponse.
La lumière apparut brusquement et avec elle une chaleur que je n'aurais jamais pensé ressentir. Je pus enfin distinguer les contours de ma prison. Le mur en face de moi était zébré d'une grande faille et de par-là venait la lumière, agressive mais bienvenue après ce qui semblait être des années de pénombre. La créature qui m'avait tenu compagnie durant tout ce temps, au poil noir et sale, s'envola avec un cri strident en voyant la lueur.
Derrière le halo de lumière apparut une silhouette que je ne reconnaissais pas. Après tout, je n'avais encore rien connu. Tout ce que je savais, c'était qu'elle était immense et mince. Sa tête, protégée par une longue crinière noire et bouclée, était plate et lisse, à part concernant le court bec aquilin qui en ornait le centre. Je pus aussi voir dans le reflet des flammes qu'elle tenait le clair éclat gris de ses petits yeux rempli de curiosité et de bienveillance.
Quand nos yeux se croisèrent, je sentis un frisson traverser mon échine. Je ne pus m'empêcher de vrombir en voyant cette silhouette, bien que son apparence tirailla la voix dans ma poitrine. La voir me rendait... léger et heureux. C'était la première fois que je voyais quelqu'un dans cette noirceur. Cette personne, elle était enfin là pour moi. Elle était ma lumière dans les ténèbres, la chose qui me manquait tant dans cette monotone vie de noir. Elle était mon espoir.
La créature se mit à hurler et sa flamme tomba en un fracas qui fit vriller mes oreilles. Je sifflai sous la douleur et relevai la tête vers la chose. Elle semblait paniquée, soudainement : je le voyais dans ses yeux écarquillés, je le sentais dans son odeur piquante, je l'entendais dans sa respiration effrénée. Avais-je fait quelque chose de mal? La voix dans ma poitrine me susurrait de bondir à la gorge de la créature tremblotante pour la faire taire et avoir mon premier vrai repas. Je l'étouffai tant bien que mal, laissant une douleur lancinante dans mon poitrail.
La chose récupéra sa flamme et retourna dans son trou avec sa lumière. Mon cœur rata un battement. Non! Il fallait qu'elle reste! J'avais besoin de la chaleur de ce halo de soleil, je ne pouvais pas la perdre. Je ne voulais pas mourir, pas ici, dans ce trou puant l'humidité et le froid. Je poussais sur mes muscles tremblants et me forçai à faire un dernier effort. Je fis un pas, puis un autre. Je couinai un appel à l'attention de cette étrange créature, mais elle ne m'entendit pas.
Je m'engouffrai dans la faille, dont l'emplacement était maintenant bien marqué dans mon esprit, et lapai l'air de ma langue pour garder l'odeur de cette chose sur mes papilles. Je fermai les yeux quelques secondes pour en apprécier le goût. Car je ne devais pas l'oublier, elle qui n'avait pas fait grand-chose, mais qui m'avait pourtant permis de sortir de cette maudite prison. Elle m'avait sauvé la vie.
Après une éternité à marcher dans l'obscurité, je parvins dans une pièce assez grande pour un géant : levant la tête vers le plafond, un tournis me prit et je manquai de m'effondrer sous l'épuisement. Toutefois, mes yeux parvinrent à capter un reflet ondulant et le son de ruissellement confirma mes pensées : une étroite rivière fournissait la grotte en eau. En m'approchant, je vis quelque chose glisser sous la surface. Mon nez avait fusé dans l'eau glaciale sans réfléchir et je sortis une créature gigotante de l'eau. Je la gobai sans mâcher et retournai mon attention vers ses comparses encore immergées. Enfin, un vrai repas!
J'engloutis tout animal passant sous mes crocs jusqu'à ce que mon estomac ne m'hurle d'arrêter et je repartis, le pas lourd, suivant l'odeur de la grande créature qui titillait mes sens.
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