Chapitre 5 : Fresques et lumières


Ayden aurait dû savoir que ce rêve serait différent de tous les autres.

Il poussa un cri de terreur quand les griffes de l'ombre râpèrent un pan de son vêtement et l'envoyèrent de nouveau au sol. Mais ne sentant pas la présence du dragon l'écraser et ses chants l'envoûter, il se redressa et fut étonné de ne voir ni étoiles, ni arbres au-dessus de lui : à la place, il fut accueilli par les parois irrégulières et ternes d'une grotte, dont l'unique issue était bloquée par le corps massif de la silhouette reptilienne.

Cette dernière ne bougeait plus et le fixait avec ses yeux dorés qui paraissaient bien trop grands pour être naturels. Ayden parvint à se redresser malgré ses jambes tremblantes et lui rendit faiblement son œillade énigmatique, se détournant légèrement quand il trouvait le regard trop brûlant. Il n'était pas censé la regarder comme ça, il allait finir corrompu. Pourquoi n'arrivait-il pas à suivre une règle de bon sens aussi simple? Il serra les dents en voyant l'ombre pencher la forme brumeuse de son chef.

— Que me veux-tu, à la fin?! (Il tressaillit au son puissant de sa voix alors qu'elle résonnait vers les tréfonds de l'antre :) Tu vas me poursuivre comme ça jusqu'à ce que je meure? Ça t'amuse, c'est ça? Monstre infâme!

Il fit un pas vers le reptile brumeux, mais un rugissement sifflant lui fit faire deux pas maladroits en arrière et retomber sur ses fesses. Il déglutit et leva les bras pour se protéger, mais la bête n'avait toujours pas bougé et avait rétractés les brumes écarlates qui lui servaient de collerettes. Toute once de courage et de colère dissipée, il soupira, essuyant la sueur de son front.

— Pourquoi moi...?

Le dragon ne lui répondit pas : le museau levé vers les parois de la grotte, il commença ses habituelles lamentations. Intensifiées par l'écho de la caverne, les mélodies aux tons mélancoliques frappèrent Ayden comme un ras de marée. Il ravala un sanglot et serra les poings contre sa poitrine douloureuse et bien trop étroite pour son cœur battant la chamade. Mais alors qu'il s'apprêtait à laisser les émotions l'arracher de ce cauchemar insoutenable, il vit les ténèbres s'éclairer autour de lui et quand il se força à se redresser, il n'en crut pas ses yeux.

Les chants de l'ombre faisaient voleter le rouge cuivré le long des parois de la grotte. Comme muée de vie, la couleur pulsait au rythme de la mélodie et serpentait vers les profondeurs de l'antre, laissant derrière elle une brume lumineuse et étincelante. Ayden se tourna vers le dragon, puis vers la caverne éclairée par les vagues de rouge. La bête, comme si elle comprenait sa confusion, fit un large geste de son museau en grondant. Cela le convainquit et il s'engouffra plus profondément dans la grotte, la main contre la paroi et le front trempé de sueur. Qui sait ce que la créature lui voulait : elle essayait sûrement de le tourmenter encore plus en utilisant de beaux stratagèmes pour cacher ses intentions... il pouvait s'attendre à tout venant d'une telle chose.

Mais il ne s'attendit pas... à ça.

Jamais il n'avait vu autant de couleurs dans la chambre d'une grotte. Il y voyait comme en plein jour : le moindre morceau de paroi était éclairé par des centaines — non, des milliers — de lignes étincelantes et virevoltant au sein-même de la roche, lui donnant un aspect de gemme. Du bleu, du vert, du rouge, de l'or, du violet, toutes les teintes semblaient s'entremêler pour former une énorme mosaïque abstraite qui pulsait d'un rythme hypnotique. Ayden aurait pu observer la danse de ces lumières clignotantes pendant des heures, avant qu'un claquement familier ne le fasse se retourner d'un bond. Il hurla alors que l'ombre sautait droit vers lui, les ailes et les griffes déployées.

Mais rien ne vint le bousculer et il leva les yeux vers le plafond où la silhouette reptilienne avait pris son envol, soulevant les couleurs de la terre de ses battements puissants. La brume noire reflétait les mille et une nuances des murs, formant une armure de lumière sinueuse, presque vivante même, le long de son corps serpentin. Ayden se rendit compte à quel point la créature était massive, le bout de ses ailes frôlant parfois les parois alors qu'elle faisait le tour de la chambre en trois battements.

Le dragon atterrit et le fixa. Il tenta de l'ignorer tant bien que mal en concentrant son attention sur les magnifiques dessins de couleurs autour de lui, mais il pouvait sentir le regard cuisant de la bête dans son dos. Poussant un geignement peiné, il se tourna vers elle. Elle se redressa en réponse et tourna son regard vers une partie de la mosaïque dansante. Intrigué, il s'approcha lentement, de peur d'attirer la colère du reptile, mais celui-ci ne gronda pas à son approche.

Un détail le frappa quand il se rapprocha de la paroi : de loin, les couleurs ne semblaient pas avoir de pattern particulier, mais maintenant qu'il pouvait les voir de près, il vit que les lignes étaient encore plus fines et détaillées qu'il ne le pensait. Finement intriquées tel le travail méticuleux d'un brodeur, chaque nuance mettait en valeur celle d'à côté pour former des jeux d'ombre et de lumière qui laissèrent Ayden bouche bée : il était persuadé de voir des silhouettes dans ces lignes abstraites, et le miroitement de toutes ces tons donnaient presque l'impression qu'elles bougeaient.

Après une once d'hésitation, il posa ses mains sur les parois, mais elles passèrent au travers des dessins lumineux. Il sentit des aspérités sur la pierre, mais celles-ci étaient bien trop régulières pour être naturelles. Il frissonna de réalisation : c'était des gravures. A côté de lui, l'ombre se mit à fredonner un nouveau chant. Il crut être de nouveau frappé par la peine, mais à sa surprise, les formes sur les murs suivirent sa mélopée et se mirent à sinuer autour de ses doigts. Les silhouettes dansantes étaient vagues, mais il pouvait distinguer des formes familières : il reconnaissait le vert sombre d'une forêt qui ondulait au vent et discernait la valse sinueuse d'un fleuve dans certains traits bleutés. Le ciel du crépuscule brillait au-dessus de sa tête et des formes ressemblant à des oiseaux battaient leurs ailes multicolores. Une silhouette rouge virevolta au-dessus de sa tête pour ensuite planer sur la fresque arborescente : son cœur rata un battement quand il y reconnut les couleurs du dragon.

Une partie de lui eut envie de partir en courant avant que le sortilège animant les murs de cette grotte ne le corrompe, mais l'autre partie était totalement envoûtée par la familiarité de la situation. Il était là, tranquillement assis aux côtés d'une créature qu'il aurait dû craindre de tout son cœur et qui lui offrait le spectacle le plus merveilleux qu'il ait jamais vu de sa vie. Depuis que ses cauchemars avaient commencé, il avait été persuadé que le reptile s'amusait de sa terreur comme un chat avec une souris, mais maintenant qu'il était ici, il n'en était plus si sûr. L'ombre l'avait chassé de plus en plus loin, bien au-delà de Mérégris, jusqu'à arriver ici. Elle l'avait guidé jusqu'à ce lieu merveilleux.

Le dragon stoppa finalement ses fredonnements et les couleurs s'estompèrent, comme vidées de leur énergie. La forêt perdit ses feuilles, le fleuve s'assécha, et le jour devint nuit alors que les rayons semblaient absorbés par les gravures dans la roche, dévoilant des dessins inertes, taillés grossièrement à même le mur.

— Non...!

Les mains serrées sur le mur glacial et terne, Ayden tourna la tête vers l'ombre.

— C'était magnifique. C'est toi qui a fait ça...?

Elle le fixa longuement de ses yeux inquisiteurs, penchant le chef alors que le silence devenait de plus en plus fort. Il soupira : il était vraiment en train d'essayer de converser avec les restes d'un dragon mort, survivant dans son esprit uniquement grâce à la force de son trauma? Il perdait son temps.

— Les dessins. (Il pointa les fresques d'un doigt :) Toi?

Il pointa le large poitrail de la créature. Cette dernière observa les volutes brumeuses de son apparence un moment, avant de retourner son attention vers lui.

Toi...

Ayden se pétrifia en entendant la voix parler au lieu de chanter : elle était grave et roulait comme le tonnerre, mais il était sûr d'y distinguer une harmonie qui adoucissait le résultat. C'était une voix forte et tendre, comme le serait celle d'un parent.

Il secoua la tête. Non, il se faisait des idées. L'ombre ne faisait qu'imiter machinalement une voix qu'elle avait entendu par accident. Elle répétait juste ce qu'il disait, comme les corbeaux et les perruches. Sauf qu'elle était un être bien plus sinistre qu'un simple volatile : là où un oiseau faisait cela pour amuser la galerie, il n'était pas sûr des intentions de cette bête. Tout ça n'était qu'une farce : les lumières, les chants, cette voix horriblement humaine, tout n'était que faux-semblants pour l'embrumer et le corrompre. Il ne devait faire confiance à cette chose pour rien au monde.

Toi, toi, répétait-elle avec de plus en plus de ferveur.

Il fit un pas en arrière, mais la pénombre grandissante l'empêchait de voir clairement : seuls les deux yeux d'or qui le fixaient dispersaient leur lumière sur la roche. Il chercha donc la sortie à tâtons, tout en gardant le regard sur l'ombre de peur qu'un instant d'inattention ne la rende imprévisible. Mais la créature s'était remise à gronder sourdement alors qu'il s'éloignait en haletant de plus en plus fort. Que devait-il faire pour se réveiller?

Soudainement, un bruit venant des profondeurs de la grotte les fit taire. Ayden tourna la tête vers la source du bruit, mais quand un bruissement lui caressa l'oreille, il se retourna avec un cri. Le dragon avait disparu, le laissant seul dans le noir et le silence. Frissonnant, Ayden se recroquevilla sur lui-même, mais le bruit se répéta. C'était une sorte de gémissement aigu, ressemblant presque à un pleur d'enfant. Son cœur se serra à cette réalisation et quand la lamentation recommença, il trottina vers la source du bruit, gardant la main plaquée contre le mur de la caverne pour ne pas se perdre dans les ténèbres. Si quelque chose avait été piégé ici par le dragon, il devait le trouver.

Alors que les bruits se faisaient proche, Ayden sentit une faille dans la roche. Se penchant pour tenter de voir ce qu'il s'y trouvait, il distingua une tâche informe de blanc, tout juste assez scintillante pour être remarquée dans le noir oppressant. Il passa une partie de son torse dans l'ouverture pour tenter de s'approcher du faible éclat de lumière, mais avant qu'il ne puisse le toucher du bout du doigt, il se mit à onduler et à se tordre comme un serpent entremêlé, créant la plainte qu'il entendait depuis tout à l'heure.

La silhouette continua de prendre forme sous ses yeux tout en poursuivant ses pleurs, puis elle s'arrêta brusquement. Confus, Ayden voulut s'éloigner, mais son sang se glaça quand il vit la forme fantomatique le fixer avec deux grands yeux faits d'or liquide et horriblement familiers. Il se réveilla en sursaut, l'écho d'un susurre à l'oreille.

Kitaii...

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