Chapitre 45 : Dernier combat
Quand un aboiement rauque retentit dans le silence tranquille de la forêt, les mains d'Ayden plongées dans l'eau s'arrêtèrent dans leur élan et il se pétrifia, sa gorge soudainement sèche. Auparavant, il avait été impressionné par le courage sans fin des Gardiens, qui choisissaient d'abandonner leur famille et leur maison pour défendre la paix d'Estepène contre ceux qui pouvaient la déranger, que ça soit les meurtriers, les voleurs ou les dragons. Mais maintenant, ces aboiements ne faisaient que lui serrer le cœur d'effroi, car il savait qu'ils ne lui apporteraient que du malheur. Un rugissement sifflant l'arracha à ses pensées : Sÿervik était en danger, et il l'avait laissé seule alors qu'elle était blessée. Quel idiot il faisait.
Malgré la terreur qui lui soufflait de partir dans la direction opposée, il s'efforça de retrouver la dragonne. Alors qu'il courrait dans la forêt, une présence familière se fit sentir au bord de sa conscience et son cœur rata un battement dans un élan de joie. Orthal était non loin d'ici. Cela voulait dire que Räeghan était sûrement dans les parages. Il accepta la présence, rassuré, mais son souffle fut coupé par l'angoisse décuplée qui le frappa comme un coup de poing dans l'estomac. Son cœur s'affola alors que les aboiements s'intensifiaient autour de lui et sa poitrine se mit à le brûler, comme si un monstre fou de rage cherchait à s'en échapper à coup de griffes. Cette colère, cette terreur et cette rage... était-ce celle d'Orthal? N'ayant pas d'autre choix, il suivit la présence douloureuse du dragonnet au pas de course, craignant que le pire ne soit arrivé.
Les aboiements rauques et les cris stridents l'atteignirent avant qu'il ne puisse voir ce qu'il se passait derrière les arbres. Le fracas des roches qui roulaient et le craquement incessant des branches brisées rythmaient ce qui semblait être une lutte intense aux souffles lourds. Ayden hâta le pas et, quand il atteignit la scène et se dissimula derrière un arbre, sa bouche resta entrouverte en un cri de surprise coincé dans sa gorge.
Combien de chiens se battaient ici, il ne le savait pas. Leurs corps se mouvaient bien trop rapidement pour être distinguées, à la place se formant une énorme masse informe de fourrure et de bave. Trois d'entre-eux s'agrippaient à Sÿervik, qui semblait totalement incapable de se mouvoir, paralysée par tout le sang perdu et les poids lourds qui la gardaient clouée au sol. L'un d'entre-eux, grondant sourdement, avait même réussi à refermer ses crocs sur la chair tendre de son cou, juste avant les crêtes maxillaires, et se retrouvait le corps ballant dans les airs alors que la dragonne tentait de le dégager d'un coup de tête violent. Les yeux de cette dernière étaient mi-clos et ses mouvements ne semblaient se faire que par à-coups, comme une marionnette aux fils emmêlés qui devait terminer son spectacle à tout prix. Cette vue hideuse assombrit Ayden de désespoir et il pria pour la que la dragonne tienne encore quelques minutes de plus.
Il vit ensuite Räeghan, épée dégainée et fier sur un cheval noir, sur la selle duquel était attaché un second cheval, isabelle. Il donnait des coups d'estoc dans la meute encerclant Sÿervik pour l'en ressortir sanglante et recommençait régulièrement, haletant de fatigue. Sa monture avait les oreilles plaquées contre son crâne et reculait en piaffant face aux molosses : bien que n'étant pas dressés à attaquer bétail et montures sans en recevoir l'ordre, ils ne semblaient pas hésiter à faire claquer leurs mâchoires près de ses jarrets pour l'effrayer. Un des chiens fit même un bond d'au moins un mètre, manquant de fermer ses crocs sur la botte de Räe et de le désarçonner, mais Räeghan le fit virer de bord d'un coup de talon dans la truffe.
— Räeghan!, s'exclama Ayden sans pouvoir s'en empêcher, soulagé de le voir.
Le blond releva la tête vers lui et quand leurs yeux se croisèrent, les siens semblèrent s'écarquiller de surprise. Néanmoins, à en juger par le sourire qu'il arborait, cette surprise semblait était plutôt agréable et semblait même le galvaniser. Le sourire repartit aussi vite qu'il était apparu et le regard de Räe se concentra de nouveau sur les chiens aux pieds de son cheval fou de terreur, les sourcils froncés.
Une épée s'abattit et des mâchoires se refermèrent sur la masse furibonde des molosses. Des gémissements déchiraient l'air et les corps encore à moitié vivants venaient rejoindre ceux des bêtes inconscientes au sol. L'endroit empestait la sueur, le sang en train de sécher et les tripes déchirées et le noir et le rouge avait peint la forêt en un tableau sanglant qu'Ayden aurait préféré ne jamais voir. Il compta de nouveau les chiens : il en restait au moins dix, maintenant.
Un éclair blanchâtre fusa entre les cadavres et bondit sur le chien à la gorge de Sÿervik, refermant ses crocs sur son encolure et s'agitant comme un diable enragé pour arracher les chairs fragiles. Le molosse arrêta de bouger et d'un coup de patte, Sÿervik le jeta au sol avec un sifflement pendant qu'Orthal, les crocs dégoulinant de sang, avalait un morceau de chair qui pendait dans sa bouche. Plus que neuf chiens, maintenant.
Un bruit clair d'un sifflet retentit alors dans l'air. Les chiens se figèrent à l'appel et, la queue droite et les oreilles pointées vers le bruit, décampèrent au pas de course. Sÿervik profita de la distraction pour étendre son long cou et mordre un des chiens, mais ses crocs ne firent qu'érafler la croupe d'un d'entre-eux, qui accéléra le pas en couinant. L'atmosphère calmée, Ayden sortit de sa cachette et se précipita vers le corps tremblant de Sÿervik qui s'affaissa avec un soupir. Räeghan descendit d'un bond de sa monture et Orthal s'approcha de la dragonne, léchant le sang séché sur son nez en poussant des couinements faibles.
— Sÿervik!, cria Räe en posant sa main sur la blessure qui déchirait la gorge du dragon noir.
— Sÿervik, ça va? Comment te sens-tu?, souffla Ayden en retournant son sac, déversant toutes les plantes qui s'y trouvait.
— Ah, je...
La voix de Sÿervik était rauque et cassée, tout juste discernable derrière sa respiration sifflante. Elle se mit alors à tousser — un son horrible entre celui d'un gargouillis gras d'un soufflet troué — et elle éructa un caillot de sang par la bouche. Ayden frissonna. Ce n'était pas bond du tout.
— Ne parle pas, dit-il. Ne t'agite pas non plus, d'accord? Le sang est en train de remplir tes poumons et tu pourrais mourir si tu ne te reposes pas.
— Ne me... donne pas d'ordres...
La dragonne toussa une nouvelle fois et elle ferma finalement l'oeil sous l'épuisement. Ayden se tourna vers Orthal, qui s'était mis à couiner de plus en plus plaintivement en voyant Sÿervik se laisser tomber au sol. Il posa sa main frissonnante sur l'encolure froide et frémissante du dragonnet. Il se tendit sous la caresse, mais finit par venir se serrer près de lui, sa peau rugueuse usant ses vêtements alors qu'il se frottait à lui.
— Elle a subi beaucoup trop de blessures, souffla Ayden.
— Les pattes, le cou et la queue saignent, continua le dragonnet, sa patte avant plaquée contre sa poitrine.
— Bien sûr, ils savent exactement les points faibles des dragons, siffla Räeghan, qui avait posé la tête de Sÿervik sur ses genoux et la caressait avec une application religieuse, son visage penché vers l'oeil mi-clos de la dragonne et un sourire pincé sur les lèvres. Ayden, soigne-la, s'il te plaît.
— Je vais faire de mon mieux-
— Non. Tu la soignes. Tu n'as pas le droit d'échouer. Sÿervik ne mourra pas, je le sais. (Le sourire se releva vers lui, tout aussi maigre, mais ses yeux brillaient d'une mélancolie bien plus forte qu'il n'aurait pu l'imaginer :) Je te fais confiance, Ayden.
Son cœur se serra de fierté en entendant cela, mais ses mains se mirent tout aussitôt à trembler alors qu'il cherchait de la barbe-sage dans son sac. Et si cela se terminait comme avec les soldats de la Garde qu'il avait soigné avant que ses cauchemars ne commencent? Il s'en souvenait comme si c'était hier et les gémissements de douleur étaient encore clairs dans son esprit. Et surtout, durant ces temps-là, il avait du matériel adéquat pour ses soins. Ici, il n'avait presque rien, il n'était rien. Et pourtant, on continuait de mettre des espoirs sur ses épaules. Cela le comblait de bonheur autant que d'angoisse : Räeghan ne le pardonnerait jamais s'il échouait... mais les soldats avaient difficilement survécu, à l'époque. Pourquoi pas aujourd'hui...?
Alors qu'il appliquait plantes sur les blessures les plus graves de Sÿervik et qu'il déchirait moult morceaux de vêtements pour bander les plaies, le craquement des branches derrière-lui le sortit de sa concentration. Räeghan se releva précipita et il dégaina son épée sans un bruit, tenant l'arme à deux mains, la deuxième assurant sa prise sur le pommeau. Un pas lourd se fit entendre et Ayden vit un Gardien apparaître derrière un arbre, son armure de cuir et de mailles brillant dans la lumière qu'offrait la canopée de la forêt. La jeune femme sans heaume fronça les sourcils vers Räe et écarquilla les yeux en faisant un pas en arrière, la lame de son épée courte pointant dans direction.
— Attends... vous êtes Räeghan Fortha- argh!
Avant qu'elle ne puisse finir sa phrase, Raëghan s'était élancé vers elle et avait projeté son épée vers l'avant, laissant une marque sanglante sur son passage, allant du haut de sa gorge au creux de son aisselle, là où l'armure n'était que cuir et lanières pour permettre le mouvement. La soldate poussa un cri étranglé alors qu'elle tentait de donner un coup d'estoc vers son adversaire mais, la poitrine déchirée, elle s'écroula presque immédiatement sur les genoux, sa bouche dégoulinant de sang alors qu'elle cherchait désespérément à retrouver son souffle perdu.
Räeghan retint son corps tremblant et sortit une dague de sa ceinture, qu'il enfonça avec un bruit sec juste sous l'aisselle, stoppant définitivement les halètements peinés de la femme. Ayden le regarda faire avec épouvante et sentit son corps devenir glacial. Il... il l'avait tuée...? Elle était morte...? Mais qu'allait penser le Seigneur? Il fixa le corps que Räeghan laissa tomber au sol. Il observa ses yeux encore ouverts de surprise, mais pâles et vides de vie, sa bouche entrouverte en un cri inaudible, sa main encore crispée sur son épée. Il ne put empêcher l'émotion de le prendre de court et il se pencha sur le côté pour vomir son repas.
— C'est pas vrai..., hoqueta-t-il, plié en deux et toussant de la bile. C'est un cauchemar...
Une main se posa sur son épaule et il releva la tête, larmoyant. Räeghan le jugeait d'un regard perçant et doré, son visage de nouveau dissimulé par l'ombre de son capuchon.
— Elle m'avait reconnu. Je ne pouvais pas la laisser partir.
— Mais... tu aurais pu acheter son silence, la menace, l'assommer, je sais pas... n'importe quoi mais pas ça!
Il se dégagea de sa poigne d'un coup d'épaule rageur, les larmes coulant à flots sur ses joues, à présent. Cela sembla surprendre Räeghan, car il rétracta sa main contre son torse sans dire mot. Ayden n'osait plus croiser son regard, celui de quelqu'un qui avait tué sans même hésiter. Ce qu'il avait fait... c'était si odieux, si immonde. Une pensée le traversa, lui soufflant que le jeune homme qui se tenait devant lui ne valait pas mieux que les Gardiens... mais avait-ils vraiment le choix? S'ils ne voulaient pas finir de nouveau en prison et potentiellement mourir lors de sombres rituels, ils devaient bien se défendre comme ils le pouvaient... et sans Raëghan, avait-il ne serait-ce qu'une chance? Aurait-il la force de faire ce que le blond avait fait pour lui? L'estomac retourné, il se retourna, tremblant, et Räeghan le supporta d'une main dans le dos.
— C'est bien, Ayden, lui dit-il d'une voix douce. Tu es courageux.
Le compliment ne lui laissait qu'un sentiment d'amertume dans la bouche. Ce n'était pas un compliment qu'on méritait, ça. Supporter la mort de quelqu'un n'était pas une bonne chose. Il ne voulait pas s'y habituer.
De nouveaux bruits de pas commençaient à se faire entendre, de plus en plus nombreux et désordonnés, faisant palpiter le cœur d'Ayden. Ils étaient nombreux et, à en juger par l'origine des sons, on les avait entièrement encerclés. Ils avaient donc envoyé les chiens en premier pour les regrouper, les ralentir et les épuiser le temps qu'ils préparent leur assaut final destiné à les achever. Une tactique simple et efficace, digne d'une meute de loups ordonnés, de véritables prédateurs.
L'idée de sentir le froid d'une lame de fer déchirer sa poitrine faisait trembler Ayden de terreur. Il ne voulait pas finir comme ça, pas après tant d'efforts pour survivre. Il fit un pas en arrière, vers Räeghan, et il lui agrippa le bras, celui qui tenait l'épée.
— Je ne suis pas courageux, souffla-t-il en secouant la tête. Raëghan, j'ai si peur.
Le blond jeta un œil circonspect vers les mains serrant son bras, mais ne tenta pas de se dégager, à sa grande surprise. Bien au contraire, sa main droite vint se poser sur la sienne, tapotant doucement le dos de sa main tremblante. Il lui sourit, mais Ayden pouvait voir le rictus nerveux sur sa joue.
— Tu sais..., dit-il. Moi aussi.
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