Chapitre 44 : La Traque


 — Ayden... comment as-tu pu voir ce Gardien? As-tu un lien avec un autre Gardien quelconque? Il faut que tu me le dises!

Ayden savait que Rith gardait sa voix la plus douce possible pour ne pas l'effrayer, mais il pouvait tout de même sentir la tension dans chaque syllabe, comme si chaque mot comptait. Il serra les poings contre la table de la salle à manger, les yeux baissés vers ses jambes. Il faisait nuit noire dehors et pourtant, il pouvait entendre le brouhaha bourdonnant des villageois, qui attendaient devant la maison du vieux doyen pour entendre son verdict concernant l'accident de la soirée.

— Non..., murmura Ayden. Je vous promet que je ne voulais pas que ça arrive, je ne connaissais pas cet homme... je n'ai aucun lien de confiance avec lui...

— Les Liens que l'on forme avec d'autres êtres vivants ne dérivent pas forcément de la confiance et de l'amitié : ils peuvent aussi venir de la colère, de la peur et de la rivalité Es-tu absolument sûr de ce que tu dis?

— Oui! Je n'approche jamais des Gardiens...

Une pensée le coupa dans sa réflexion et le fit frissonner. Il n'avait pas de Gardiens comme amis ou ennemis... mais avec l'esprit de Feu-de-Sang qui demeurait non loin de lui à tout moment, était-ce toujours vraiment le cas? Après tout, elle avait bien réussi à partager certains de ses souvenirs lors de ses rêves, alors c'était sûrement possible qu'elle puisse indirectement partager les liens qu'elle a eu avec d'autres personnes, positifs ou négatifs, sans qu'il ne s'en rende compte. L'idée le pétrifia de terreur : quand est-ce que la dragonne terminerait-elle d'influencer sa vie ainsi?

— Est-ce que, souffla-t-il avec hésitation. Est-il possible que quelqu'un Lié à moi ait tissé un Lien avec ce Gardien, ce qui m'a permis de le voir...?

— C'est probablement ce qu'il s'est passé, et c'est la raison principale pour laquelle nous craignons de laisser les habitants des cités résider ici, peu importe s'ils sont tolérants envers notre cause. (Le visage du doyen s'assombrit et ses yeux d'or le transpercèrent :) Tu aurais dû nous suivre de plus près, Ayden. Ce que tu as fait peut risquer l'intégrité de mon village. Je suis navré, mais je pense que je vais devoir diminuer votre temps de séjour si je ne veux pas que vous soyez dévorés par une foule en colère, cette nuit.

Ayden déglutit bruyamment à cette idée et laissa ses mèches brunes tomber devant ses yeux pour éviter le regard perçant de l'homme.

— Je comprends, monsieur Rith, nous avons déjà bien abusé de votre hospitalité, Sÿervik et moi... nous nous sommes reposés, nous avons mangé, et nos amis savent dans quelle direction nous nous trouvons. Ça ne sera qu'une question de temps avant qu'ils ne nous retrouvent. Je vous remercie infiniment de ce que vous avez fait pour nous.

— Les Gardiens commenceront probablement à retrouver votre trace demain matin. Vous partirez donc demain à l'aube. Comme vous êtes venus sans rien, Ymil vous préparera de la nourriture et des vêtements chauds pour votre voyage.

— Vous êtes trop aimable, monsieur.

— Et comme seule requête, je te demanderai quelque chose...

— Oui...?

Le regard de Rith se ternit sensiblement et sa lèvre se mit à trembler sensiblement alors qu'il se penchait en avant pour murmurer à demi-mot :

— Quand tu verras Räe, j'aimerais que tu lui demandes s'il a trouvé Imetha.

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Depuis combien de temps marchions-nous dans la même direction? Je ne savais pas, je ne savais plus. Tout ce que je savais, c'était qu'Ayden et Sÿervik nous attendaient à la fin de ce voyage. Néanmoins, je n'avais pas prévu que ce dernier serait aussi interminable : tout avait défilé si vite quand j'avais poursuivi la meute qui accompagnait Ayden, j'aurais cru qu'il n'était qu'à quelques mètres de là. Jamais je n'aurai pu devenir que le monde était aussi grand, et pendant un moment, je me demandai même si ces lieux avaient une fin quelconque. Après tout, les arbres s'étendaient au-dessus des nuages, les grottes creusaient toujours plus les profondeurs, alors peut-être que ces terres étaient sans fin, aussi? Malgré mon cœur qui grandissait de mois en mois, je me sentais devenir de plus en plus petit de jour en jour face à ces territoires inconnus.

Je trébuchai sur un énième caillou instable, m'arrachant à mes rêveries. Alors que je m'apprêtai à faire voler la pierre avec un sifflement de colère, je baissai les yeux vers mes pattes et remarquai que les feuilles et la mousse sous mes griffes avaient été remplacé par un chemin de terre. Je plongeai mon nez dans la terre pour aller laper le sol de ma langue. L'odeur était vieille de plusieurs jours, mais je la reconnaissais bien. C'était celle d'Ayden. Les battements de mon cœur s'accélérèrent et je vis Raëghan se pencher vers moi du coin de l'oeil, pendant que son cheval piaffait au rythme de mon excitation — ou bien peut-être n'aimait-il simplement pas être si proche de moi —.

— Tu le sens?, dit-il avec un mince sourire.

— Oui, il y a Sÿervik aussi, mais... bizarre... (Je m'avançai de plusieurs mètres pour traquer les odeurs et relevai la tête, confus :) Il y a trace plus fraîche ici. Trace s'éloigne du chemin, pourtant...

— Ils ont donc quitté le village..., marmonna Räe en poussant un gloussement. Faut croire que j'ai sur-estimé les capacités d'Ayden à garder les Change-Peaux de son côté. Suivons-les avant qu'une pluie arrive et ne gâche tout. Nous ferons une pause quand nous les aurons trouvé : ils ne doivent pas être bien loin et ils sont probablement plus lents que nous.

Je hochai la hâtivement tête et Räe me laissa le guider alors que je lapais l'air à la recherche de l'odeur qui m'avait tant manqué. Malgré les courbatures qui brûlaient mes muscles, un surplus de joie rendait mes pattes bien plus légères et je me mis rapidement à trotter dans les fourrés, le cœur battant d'anticipation. Nous étions si prêts du but, si proches d'Ayden. Bientôt, nous allions pouvoir voyager ensemble et moins craindre les nuits noires et les prédateurs. Peut-être même que nous pourrions nous défendre contre les Autres, qui sait...?

Mon état d'esprit dut me faire perdre la notion du temps, car avant que je ne m'en rende compte, le soleil avait déjà commencé à déchoir de son trône de zénith, baignant la forêt dans la chaleur étouffante de l'après-midi d'une fin d'été. Alors que je m'arrêtais pour prendre mon souffle, je réalisai soudainement à quel point j'étais épuisé : mes pattes tremblaient et la plante de mes pieds étaient probablement rongée de nouveau. Contrairement à Ayden, je ne suais pas pour me rafraîchir, donc j'ouvris les membranes de mon cou, de mon dos et de ma gorge en grand afin de profiter au plus de la brise fraîche. Räe, le front brillant de sueur et le dos courbé par la fatigue, me toisait tout de même depuis son cheval noir. Le deuxième, attaché à la selle du premier, renâclait bruyamment.

— On va faire une pause, finalement, souffla-t-il. Je suis épuisé.

— Tu marches même pas...

Alors que je reposais mes muscles courbaturés et que Räeghan abreuvait les chevaux, un bruit familier réveilla la voix en moi et fit battre la chamade à mon cœur déjà malmené. Je levais la tête vers l'écho, les sens en alerte. Quelque part dans la forêt résonna des aboiements. Il n'y en eu d'abord qu'un seul, criard et glaçant, mais d'autres, rauques et incessants, me firent me camper sur mes pattes malgré la chaleur engourdissant qui les alourdissaient. Mes collerettes maxillaires se déployèrent instinctivement et je tournai la tête pour tenter de trouver la direction des sons, mais l'ampleur de cette cacophonie omniprésente m'empêchait de bien en déterminer l'origine. Je humai l'air sec de l'après-midi et l'odeur fauve des chiens me parvint faiblement dans la brise. J'attendais encore quelques secondes malgré mes pattes tremblantes : ce n'était pas moi qu'ils approchaient. Un cri me parvint alors, lointain, mais bien là. Un cri sifflant et tonnant que je reconnaissais bien.

Räe avait déjà bondi sur son étalon noir et partit au galop. Je commençais à courir aussi vite que je le pouvais. Sÿervik était sûrement en danger et Ayden aussi, je ne pouvais pas laisser faire ces chiens. Néanmoins, alors que je sentais les odeurs devenir plus piquantes de colère et de peur, les sons devenir assourdissants, je pus aussi sentir la terreur engourdir mes entrailles. Les vestiges de la morsure de molosse me piquaient le bassin comme une ancienne brûlure. Si un seul chien m'avait fait ça, alors que pouvais-je bien faire face à une meute entière?

Je sautai sur un rocher pour voir devant moi et je pus enfin voir la scène clairement : Sÿervik se tenait là, les ailes déployées, les collerettes tremblantes et le souffle bruyant. Serrant un limier entre ses mâchoires, elle se débattait difficilement contre le poids d'un des molosses, qui avait enfoncé ses crocs dans la chair derrière sa patte avant et ne semblait pas prêt à lâcher prise. Son museau, son cou et sa queue étaient tâchés de son propre sang noirâtre, mais son odeur était encore vive et je pus voir dans ses yeux l'intarissable rage d'une dragonne déchaînée, ne laissant même plus voir la clarté de ses sclères ou l'obscurité de ses pupilles, simplement une lueur dorée qui me donna des frissons.

Un bruit sec atteint mes oreilles et je vis le chien entre les crocs de la dragonne arrêter de se débattre et perdre rapidement conscience, son corps sans vie jeté au sol sans un second regard. Ses mâchoires libérées, elle tenta de les refermer sur la bête qui lui mordait la patte, mais le molosse restait hors de sa portée et profitait de son mouvement de recul pour mordre plus fort, faisant gicler une nouvelle gerbe de sang et arrachant un sifflement de douleur à la dragonne. Le son de détresse me fit gonfler mes membranes et me força à déglutir pour ne pas que je ne me mette à cracher de rage. Je jetai un rapide coup d'œil autour de la dragonne : il y avait deux autres cadavres de chiens. L'un avait été fracassé contre le tronc d'un arbre et le second avait le ventre ouvert et nageait dans son propre sang. L'odeur m'assaillait le nez et me monta à la tête, réveillant mon estomac qui n'avait rien de mangé de consistant depuis plusieurs jours. Je dus concentrer toute ma volonté pour ne pas aller dévorer la carcasse, là maintenant. Ne voyant pas d'autres adversaires pour le moment, je descendais d'un bond de mon rocher et me précipitai sur le chien qui assaillait Sÿervik.

La dragonne me vit pas, trop concentrée sur son adversaire, et fut prise d'un soubresaut rageur qui la fit reculer d'un pas. Emporté dans mon élan, je ne parvins pas à corriger ma trajectoire et me ratatinai contre son large poitrail, griffes déployées. J'eus le souffle coupé par le choc et je sentis les mâchoires de Sÿervik claquer à quelques centimètres de mes collerettes, m'arrachant un glapissement de terreur alors que je tentais difficilement de me relever.

— Orthal?!

Je secouais la tête et je pus enfin rencontrer le regard de Sÿervik, éclats dorés filés de sombre, qui semblait tout aussi surprise et soulagée de me voir. Un vrombissement s'échappa instinctivement de ma gorge et mes muscles se détendirent momentanément de bonheur, mais je me repris quand la dragonne se remit à siffler, son museau trop court manquant de peu le chien et ne lui arrachant que quelques touffes de poils. Sa patte avant était tendue par la douleur et ses griffes étaient repliées si fort sur elles-mêmes qu'elles en abîmaient le cuir de la paume. Sÿervik devait presque se traîner pour pouvoir se déplacer, poussant maladroitement sur ses pattes arrières pour contrebalancer cet énorme chien qui l'handicapait.

Je grondais sourdement en entendant un nouveau jappement de douleur venant de la dragonne. Ayant maintenant une bonne vue sur ma cible, je bondis, griffes dehors, sur le dos de la bête. Cette dernière poussa un grondement étouffé et, sans grand support pour ses pattes qui s'agitaient dans tous les sens pour garder une prise sur Sÿervik, elle s'affaissa sous mon poids. Néanmoins, elle ne lâcha pas sa prise, alors je fis fuser mes mâchoires vers son cou exposé. Mes crocs cherchèrent dans l'épaisse fourrure de son encolure et finirent par s'enfoncer dans la chair.

Étrangement, le chien ne jappa même pas de douleur : il grondait et serrait plus les crocs. Pendant un moment, je crus qu'il n'était capable que de ça et un frisson d'horreur traversa mon échine. Tous les chiens de la Garde étaient-ils comme ça? Des monstres mécaniques et sans conscience, uniquement mués par leur haine de mes semblables et incapable de sentir leur propre sang couler? Un réflexe terrifié me fit serrer plus fort ma prise, paniqué à l'idée de perdre mon unique avantage sur la créature. Je sentis le corps du chien se détendre sous mes griffes et lentement arrêter de se débattre, mais je ne lâchai prise que lorsque que ses grondements s'arrêtèrent définitivement.

Un soupir tremblant s'échappa de ma gorge et je lâchai prise, frissonnant d'excitation et de terreur et le sang battant dans mes tempes. Les mâchoires du molosse étaient toujours serrées sur Sÿervik en un rictus rageur et je dus les séparer avec mes pattes pour le déloger de la blessure, ses yeux mi-clos et son poil noir maculé de rouge. La dragonne vrombit dans ma direction et commença à lécher le sang qui barbouillait mes babines. Je la laissa faire, distrait par les battements bien trop rapides de mon cœur.

Les bruits de sabots sonnèrent derrière moi et je me retournai : Raëghan était arrivé, dirigeant son cheval d'une main et tenant une épée ensanglantée de l'autre. Je vis ses yeux gagner en éclat en voyant Sÿervik et il sourit. Pour la première fois, j'eus l'impression que celui-ci était sincère.

— Tu es là, dit-il à la dragonne. Ayden est avec toi?

— Je me reposais quand les chiens nous ont retrouvé, souffla-t-elle, à bout de souffle. Ayden était parti pour remplir nos gourdes d'eau... il ne sait peut-être même pas ce qu'il est en train de passer...

Malheureusement, de nouveaux aboiements retentirent, bien plus nombreux et rauques qu'avant. Nous n'avions vraisemblablement affronté que le groupe d'éclaireurs et le reste de la meute nous avait flairé. Je plongeai mes griffes dans la terre pour empêcher mes pattes de trembler, mais mes muscles ne semblaient plus m'écouter. Sÿervik semblait encore en état de combattre et Räeghan était sûrement un bon combattant, mais la dragonne était mal en point, le jeune homme était épuisé et moi, je ne valais rien en combat singulier contre un chien qui faisait ma taille et avait probablement bien plus d'expérience que moi. Si la meute décidait de se concentrer sur moi, je n'allais pas survivre longtemps.

Je frissonnais une énième fois malgré la chaleur sèche de cette fin d'après-midi. Combien allait-il encore en venir, de ces monstres aussi déterminés qu'un dragon enragé?

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