Chapitre 43 : Chasse au clair de lune
Une vague brusque de fraîcheur sortit Ayden de la torpeur de sa sieste sur la balancelle. En ouvrant les yeux, il remarqua avec surprise qu'il faisait déjà nuit noire : il devait être plus épuisé qu'il ne l'avait pensé initialement. L'aboiement des loups et les cris des enfants avaient été remplacé par le bourdonnement constant des insectes et les rues normalement bondées de Balmorel étaient fantomatiques, à présent. Un frisson lui traversa l'échine : sa couverture avait fini par glisser au sol durant son sommeil. Quand il tendit la main pour l'attraper, il ne s'attendit pas à voir le tissu se mettre à bouger de lui-même et il poussa un cri aigu quand un loup gris bondit hors du drap, penché dans une position joueuse et la queue battant l'air.
— Je ne m'habituerai jamais à ces loups..., souffla-t-il, tentant de calmer son cœur battant.
Une porte grinça : Rith sortait de la maison, Ymil à son bras et Saphys le suivant de près. Il tourna son regard vers lui et sourit.
— Je vois que tu as rencontré la louve d'Ymil. Elle n'est pas méchante, elle est juste un peu espiègle. Tu es prêt? Les autres nous attendent.
Réveillé par le froid, Ayden hocha la tête et il suivit la famille alors qu'elle traversait tout le village silencieux. Quand ils commencèrent à quitter les limites des habitations et s'engouffrèrent dans la forêt brumeuse qui l'entourait, il ne put s'empêcher d'ouvrir la bouche, curieux et nerveux à la fois :
— Qu'est-ce qu'on va faire, au juste?
— Hm... Ayden, je suppose que tu es Éveillé...?, répondit le doyen sans s'arrêter.
— Je ne sais pas ce que ça veut dire, monsieur.
— Peux-tu voir des choses que les autres ne voient pas lorsque tu dors, ou bien que tu n'es pas en contrôle total de tes moyens?
— Oui... vous avez des rêves étranges aussi, avec vos loups?
— Exact : la plupart des hommes l'ont oublié, mais il existe des choses qui ne sont pas visibles avec les yeux, et que seuls des études intenses ou un cadeau offert par un être Éveillé peuvent nous rendre la vue. Ces choses que tu vois, c'est l'Essence des êtres vivants, ce qui leur donne leur identité unique... néanmoins, alors que les animaux, uniquement habité de purs instincts de survie, ne ressentent pas le besoin de cacher leur Essence aux Éveillés, les créatures pensantes, comme les hommes et les dragons, se sentent poussé à mentir et cacher leur identité, leur Essence, car la perdre impliquerait de perdre leur conscience si précieuse.
— Mais je vois bien l'Essence d'Orthal, quand je rêve...
— En effet, car c'est l'exception : une créature sage ne dévoilera son Essence qu'aux Éveillés avec qui elle a noué des liens de confiance intenses. Cela requiert énormément de travail pour nous et nos animaux sauvages, mais avec une créature aussi puissante et intelligente, cela n'a dû te demander aucun effort. Quelle chance, tu as, d'être si jeune et déjà Éveillé... ah, nous sommes arrivés.
Une colline escarpée s'élevait brusquement entre les pins et dans son flanc éventré recouvert de ronces était dissimulé un trou béant, dans lequel Rith s'engouffra sans hésitation. Ayden suivit et arriva dans une pièce à l'éclairage tamisé et étonnamment chaude, grâce au brasero central qui dégageait des effluves de plantes brûlées. Des dizaines de villageois étaient déjà là, en train de finir de dérouler un immense tapis brodé pendant que d'autres installaient des coussins. Sÿervik était allongée au milieu de la salle, autour du brasero, et était visiblement gênée à l'idée d'attendre si on en jugeait par sa queue battant le sol.
Rith fit un signe de main, intimant à tout le monde de s'asseoir d'un même mouvement. Il prit alors place près du brasero et leva les yeux vers Ayden, tapotant le coussin à côté du sien.
— Viens, je vais vous montrer comment on pratique l'Ëalthal.
Ayden obtempéra et posa ses mains sur ses jambes croisées, l'estomac noué. Bien qu'il ait posé la question, le doyen n'avait fait que tourner autour du pot et il était toujours dans le noir concernant ce qui allait se passer très bientôt. Comme s'il avait lu dans ses pensées, Rith poussa un petit rire et lui expliqua :
— Je t'ai dit que les être intelligents ne montraient leur Essence qu'à des Éveillés de confiance. Et si je te disais que l'on peut utiliser ça à notre avantage? (Il ferma les yeux et sa voix devint alors plus traînante, comme s'il tombait lentement dans le sommeil :) Nous, les Change-Peaux prenant la forme des loups, avons reçu un cadeau des plus précieux de ces êtres merveilleux, celui de l'esprit de meute. Nous sommes capables d'unifier nos Essences et de courir comme Un. C'est ça, l'Ëalthal, l'Ouvre-Coeur. Si toi et Sÿervik nous ouvrez vos cœurs et partagez ce lien qui vous lie à vos amis, nous pourrons traquer leur Essence et les guider à nous.
Ayden se sentit rassuré à cette idée : après, cela valait le coup d'essayer. Il ne perdrait rien à participer à cette expérience, au contraire : ces personnes semblaient en savoir énormément sur les étranges phénomènes qu'Ayden avait vécu. Il en apprendrait sûrement beaucoup ici, bien plus qu'en tâtonnant seul dans le noir.
— Fermez les yeux quand vous êtes prêts, et prenez des grandes inspirations. Vous devez êtes totalement détendus et consentants si l'on veut que cela fonctionne.
Il obéit, imitant l'attitude des autres Change-Peaux, qui semblaient totalement apaisés et s'étalaient sur leur coussin, comme s'ils étaient en transe. Il inspira profondément : l'air était si épais de fumée et d'effluves qu'il lui donna le tournis, mais essaya de ne pas y faire attention. Malgré la sieste qu'il avait faite, il pouvait déjà sentir ses membres s'alourdir et sa tête branler de sommeil. Derrière ses paupières dansaient multiples couleurs irréelles, signe avant-coureur d'un rêve prochain.
— Bien. Maintenant, je veux que vous imaginiez une meute. Pas les loups qui la composent, mais la masse unie qu'ils forment quand ils courent avec la même intention. Pensez à leurs yeux qui voient la même proie, à leurs respirations qui s'alignent et leurs foulées qui se complètent, entendez leur hurlement qui s'harmonise comme le plus beau des chants de la nature. Maintenant, imaginez-vous rentrer dans cette meute : alignez vos battements de cœur et vos respirations avec elle. Laissez votre identité se mêler aux autres et sentez l'identité des autres s'ouvrir à vous, afin de former un être plus puissant que vous ne l'avez jamais été. Ne soyez qu'un.
Alors qu'Ayden se concentrait sur les paroles de Rith et s'imaginait la meute derrière le voile noir de ses paupières, il sentit une sensation familière presser contre sa poitrine. C'était la même qu'il avait ressenti quand il avait cherché le contact émotionnel d'Orthal, comme si quelqu'un appuyait doucement sa main contre son torse pour aller toucher son cœur. Il accepta l'étrange sensation qui appuyait contre sa conscience et une explosion de sens étrangers l'envahit. Sans ouvrir les yeux, il put voir la pièce où il se trouvait. Son ouïe était plus fine et son nez percevait des centaines d'odeurs inimaginables, mais son corps était aussi plus lourd, endolori par des vieux os et un cœur faiblissant.
— C'est bien, Ayden, souffla un loup dont les couleurs de feu dansaient devant lui — Rith, il le Sentait —. On dirait que tu es né pour ça. Suis-moi.
Le loup le guida hors de la pièce et ils partirent dans la forêt noire, dont les veines s'étendaient partout dans l'humus et répandaient une sève verte de vie. Étonnamment, il ne ressentit pas la fraîcheur du vent : la résilience de Rith courrait dans ses veines. D'autres présences se firent ressentir au fur-et-à-mesure contre son cœur, et il les accepta toutes, chacune affinant ses sens, le gonflant d'une nouvelle énergie et faisant apparaître un nouveau loup dans sa vision de rêve. Il craignit un instant d'être submergé par le surplus d'émotions et de sensations venant de tous ces Change-Peaux, mais elles allaient et venaient en lui comme les vagues régulières d'une mer harmonieuse, le galvanisant sans l'envahir totalement. Après seulement quelques secondes, une trentaine de loups trottaient avec lui d'un même rythme, comme mué par la même personne.
Un dernier contact arriva enfin, mais celui-ci fut glacial et étranger contre sa peau brûlante. Il hésita un instant à l'accepter, mais quand il fit, sa respiration se coupa : un déferlement de puissance l'avait pris de court. Il pouvait sentir le goût du vent et voir des mouvements dans le plus infime des fourrés. Le ciel l'appelait comme la liberté appelait un cheval sauvage, et une flamme brûlante commença à brûler dans ses entrailles : cette sensation presque douloureuse, c'était de l'amour. Sÿervik lui apparut alors, énorme masse grisâtre dominant toute la meute en taille. Elle lui jeta un regard d'or ardent, penchant la tête dans une mine confuse.
— C'est donc ça, être un humain, dit-elle, pensive. Pour être honnête, ça craint. Vous avez toujours mal au dos comme ça?
— Ne vous déconcentrez pas, la réprimanda Rith en faisant claquer ses mâchoires. Maintenant que nous sommes Un en corps, il faut que vous nous partagiez votre esprit afin que l'on puisse ressentir l'Essence de vos amis. Pensez au Lien qui vous lie. Imaginez-vous les souvenirs importants avec eux, laissez déferler les émotions qui vous font penser à eux, montrez-nous qui ils sont par vos yeux. Avec nos sens décuplés par l'esprit de la meute, nous parviendrons à les trouver.
Ayden observa la meute spectrale qui le fixait intensément, attendant ses informations. Tout pesait sur ses épaules et celles de Sÿervik, maintenant. Il s'imagina donc Orthal avec le plus de précision qu'il le pouvait. Il se rappela la première fois qu'il l'avait vu dans cette grotte humide et comment il l'avait pris pour un monstre malgré sa si petite stature. Cela échauffa ses joues d'embarras, à moins que ça ne soit la chaleur étouffante de la pièce où son corps résidait encore. Il revit le temps où il avait étudié le dragonnet comme s'il était un animal dont l'homme ignorait tout. A l'époque, il ne se doutait pas encore de l'incroyable intelligence que cachait cet étrange lézard blanc, et encore moins qu'il en serait là où il était maintenant. Il passa les heures de jeux et de lecture avec lui, durant lesquelles Orthal absorbait tous ses mots comme un enfant apprenait de ses parents attentionnés. Il se rappela la joie du dragonnet quand il lui avait dit qu'ils étaient amis. La pensée souleva son cœur d'allégresse.
Orthal était un dragon, une créature qu'il n'aurait jamais espéré rencontrer dans toute sa vie, un être étranger qui menaçait l'espèce humaine par sa simple existence en tant que prédateur apex et instigateur de chaos dans la paix ancestrale d'Estepène. Pourtant, il y avait bien plus que ça derrière ces yeux corrupteurs : c'était un dragonnet joueur et innocent, qui voyait toujours la vie du bon côté. Il était curieux, intelligent et volontaire. Sa nourriture préférée était le lard fumé et il évitait les groseilles comme la peste.
Il n'était pas le monstre qu'on lui avait appris à craindre : il le savait pertinemment, car les gens disaient qu'on ne pouvait pas aimer les monstres. Et pourtant, il était attaché à cet être pourtant si différent de lui. C'était un ami, un compagnon, une compagnie, un enfant à protéger. Il devait le retrouver.
Comme pour répondre à son appel, une présence familière à l'horizon attira son attention et celle des loups, qui dressèrent subitement la queue d'un même mouvement : les sens de la meute aurait pu lui faire parvenir le battement de cœur d'un mulot à des kilomètres d'ici. Avant même qu'il n'ait le temps d'y réfléchir, ils bondirent en cœur, galopant vers la source de ces sentiments qui lui réchauffaient le cœur. Alors qu'il foulait les rochers et grimpait sur les souches qui bloquaient son chemin, il remarqua alors qu'il était à quatre pattes et que des serres acérées avaient remplacé ses mains. Un regard sur le côté lui dévoila des ailes, et il comprit : dans ce rêve étrange, il avait instinctivement choisi de se présenter sous forme de dragon.
Malgré la distance qui les séparait du dragonnet, ils l'approchaient avec une vitesse vertigineuse, ses formes et ses couleurs se dessinant de mieux en mieux jusqu'à montrer sa silhouette en train d'observer le ciel étoilé. Les loups ne s'arrêtaient même pas pour reprendre leur souffle, haletant à la place la gueule grande ouverte comme grisés de la chasse. Même s'il l'avait voulu, Ayden ne voulait pas s'arrêter, non plus : cette course était bien trop exaltante. Il avait l'impression de pouvoir soulever des montagnes, avec cette meute à ses côtés.
Il pouvait presque distinguer les couleurs des écailles imaginaires d'Orthal, à présent, lui faisant accélérer ses foulées avec la meute. Le bruit dut alerter le petit, car il se retourna avant de se pétrifier à la vue du groupe de loups arrivant à pleine vitesse. Rapidement, Ayden s'écarta du groupe et tenta d'ouvrir sa conscience au reptile, laissant ses émotions se déverser vers lui et lui soufflant un unique mot qui résonna dans la gueule de toute la meute : Suis-nous.
Le dragonnet dut reconnaître ses pensées, car ses yeux prirent leur habituelle teinte bleutée et des tourbillons joyeux de jaune glissèrent sur sa peau, tel un caméléon spirituel. Il se mit alors à suivre le groupe de près, galopant non-loin de lui avec une hardiesse inouïe. Ayden n'avait jamais été aussi rassuré de voir le petit en bonne santé et hors de danger : cela voulait sûrement dire que Räe n'était pas loin de lui. En parlant du loup, une énième présence se fit ressentir dans sa poitrine et il l'accepta, dévoilant le jeune homme, paré de volutes d'or des pieds à la tête, sur le dos de Sÿervik. Malgré son sourire mesquin et son attitude fière, il pouvait sentir le soulagement du blond dans leurs retrouvailles. Savoir que Räe s'était inquiété pour eux lui réchauffa le cœur.
Néanmoins, le groupe de loup ne sembla pas de cette idée, car il sembla se désorganiser : leurs foulées devenaient chaotiques et des grondements sourds pouvaient être entendus au lieu des halètements :
— Raëghan Forthak est votre ami?!, jappa une louve noire aux yeux rouges.
— Comment oses-tu revenir sans avoir accompli ta promesse?, aboya un vieux molosse roux.
— Ravi de vous revoir, aussi, dit le blond avec un rire embarrassé. Est-ce que vous pourriez garder les retrouvailles pour plus tard et m'aider à m'orienter dans votre forêt de malheur? Je retrouve pas votre village paumé.
La meute grommela un instant, mais retrouva sa cohésion après un aboiement sourd de Rith, pendant qu'Ayden mijotait dans une confusion certaine : encore une nouvelle découverte sur l'homme qu'il allait devoir aborder avec lui. Au moins, il n'aurait pas besoin de faire les présentations...
Ce fut à ce moment que ses oreilles perçurent un bruissement infime des branches et la présence maintenant familière d'un autre Éveillé dans les parages. Était-ce un Change-Peau qui avait décidé de faire une promenade de nuit sous une peau de loup? C'était plus que probable, mais étrangement, la meute ne daigna même pas ralentir pour aller voir leur compagnon : ne l'avait-elle pas remarqué? Curieux, Ayden laissa la présence de la meute s'éloigner de lui, brisant le lien temporaire qu'il avait noué avec elle, et ralentit ses foulées pour approcher du fourré où se trouvait l'Éveillé silencieux. Voyant enfin les couleurs de l'Essence de la personne, il étendit sa propre présence vers l'inconnu, doucement afin de ne pas le troubler.
L'étranger accepta rapidement, mais Ayden sentit sa respiration se couper quand une vague de rage intense se déferla dans sa poitrine. Il ressentit la sensation de la chair sanglante que l'on transperce à coup de lance, la chaleur insupportable des flammes contre son visage et les hurlements stridents d'un animal que l'on abat sans pitié. Ces sensations étrangères lui donnèrent un haut le cœur : mais qui était cette personne pour avoir de telles pensées?
La silhouette se leva alors, dévoilant ses habits rouge sang et les armes de métal familières dans ses mains éthérées. Deux yeux dorés le fixèrent sans ciller alors que le visage brûlé de l'inconnu était lentement déformé par un sourire, tremblant d'un mélange malsain de joie et de colère. Néanmoins, ce qui pétrifia totalement Ayden, ce fut l'unique phrase qu'il prononça, rempli d'une détermination terrifiante :
— Je t'ai trouvé.
La frayeur lui fit rouvrir les yeux. Trempé de sueur, il pouvait maintenant sentir le vent frais malgré la chaleur du brasero et il se recroquevilla, tremblant. Le reste de la meute avait aussi rouvert les yeux, sûrement arraché à la rêverie par son réveil intempestif. Rith se rapprocha de lui et serra ses épaules entre ses mains griffues, le visage ridé d'inquiétude.
— Que s'est-il passé? Qu'as-tu vu?
Ayden renifla et, la gorge encore serrée d'émotions, ne put que parler à demi-mot :
— C'était un Gardien. Il sait où je suis.
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