Chapitre 42 : Les Change-Peaux


 Une fois propre et habillé de nouveaux vêtements, Ayden fut accompagné par Ymil vers la salle à manger, située juste en face des jardins. Les fenêtres ouvertes laissaient rentrer l'agréable effluve florale de l'extérieur, alors que les rameaux de plantes séchées et les saucissons qui pendaient près de la cheminée laissaient planer une odeur familière et nostalgique dans l'air : celle de la maison. Saphys, visiblement débarbouillé et rafistolé, était déjà attablé et semblait peiner à rester en place, balançant ses jambes d'avant en arrière en attendant l'arrivée du repas. Ayden s'assit en face de lui, un sourire timide sur le visage. Il jeta un regard nerveux sous la table, remarquant le louveteau au pelage cendré qui dormait aux pieds du garçon roux.

— Alors comme ça, vous êtes tous des loups-garous...?, dit-il avec hésitation à l'enfant.

— Quels drôles de noms que vous nous donnez!, s'exclama Ymil en déposant des plats de pommes de terre et de haricots avec une cuisse de lapin enduite de sauce en face d'eux. Les loups-garous sont des êtres maudits qui se transforment en loups sans se contrôler, alors que les Change-Peaux se glissent simplement dans le corps d'un animal volontaire grâce au Lien qui les unit.

— Je pensais que ce n'était que des légendes que les gens fabriquaient pour se faire peur, comme les sirènes, les fantômes ou les hommes-arbres.

— Il y a bien des choses étranges que l'homme préfère cacher derrière de simples mythes ou des excuses de magie noire. C'est bien plus simple de mystifier ou de craindre l'inconnu plutôt que de le comprendre. Tu devrais le savoir, toi qui te mêle aux dragons.

Ayden hocha la tête et dévora rapidement son repas : cela faisait un moment qu'il n'avait pas mangé quelque chose d'aussi complet et délicieux, même s'il aurait pu se jeter sur n'importe quelle cochonnerie qu'on lui présentait à ce stade. Ymil revint de la cuisine avec un énorme jarret de bœuf et le posa sur le sillon de la fenêtre : après quelques secondes, le mufle serpentin de Sÿervik s'y présenta et attrapa la chair avec une frappe experte avant de disparaître comme une ombre. Saphys laissa s'échapper un bruit approbateur alors qu'il terminait son plat aussi vite que lui. Ayden pencha sensiblement la tête quand il vit Ymil tapoter l'épaule du garçon et faire des signes avec ses mains. Le garçon acquiesça alors rapidement, siffla son loup et sortit dehors avec un sourire.

— Oh..., souffla-t-il, embarrassé de ne pas avoir réalisé plus tôt. Il est sourd...

— Oui, il est né comme ça. Ça ne le gêne pas trop car son loup, Hermine, entend très bien, mais il a toujours tendance à vouloir en faire plus que les autres à cause de son handicap... je n'arrive pas à croire que tu aies réussi à le garder près de toi assez longtemps pour le ramener ici, il est si têtu... (La blonde ramassa les couverts avant de continuer son train de pensée :) Le doyen du village t'attendras ce soir sur la place centrale pour parler un peu avec toi. Vu l'entrée que tu as faite aujourd'hui, il risque d'y avoir un petit public, donc prépare-toi un peu. Je t'accompagnerai quand il sera l'heure. En attendant, tu peux aller te détendre dans une des chambres ou visiter le village.

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Ymil n'avait pas menti : plusieurs dizaines de personnes se retournèrent vers Ayden quand il s'avança sur la place centrale une fois l'après-midi terminée. Les enfants avaient une apparence tout à fait normale et jouaient avec leurs loups sans vraiment attention à lui, mais plus les personnes qu'il croisait étaient âgées, plus il remarquait des détails intrigants dans leurs traits : certains avaient des yeux ambrés ou des oreilles pointues et touffues, d'autres avaient des crocs acérés, des vibrisses sur le visage ou des griffes noires à la place d'ongles. Les personnes les plus vieilles avaient même tous les attributs en même temps, leur donnant une allure plus lupine qu'humaine.

C'était en tous cas le cas de l'homme qui se tenait au centre de la place : avec ses rides en pattes d'oie et ses cheveux grisonnants, il devait avoir bien dépassé la cinquantaine. Néanmoins, on pouvait toujours voir un éclat joueur dans ses yeux dorés encadrés de vibrisses blanches et des reflets d'un roux vigoureux dans sa chevelure, qui tombait comme une épaisse crinière sur ses épaules larges. Son visage était constellé de tâches de rousseur et ses oreilles avaient des embouts touffus comme celles d'un lynx. Ce portrait étrange lui donnait un mélange insolite de prestance intimidante et de désinvolture innocente, comme s'il était un animal sauvage qu'on ne pourrait jamais dompter.

— Je vois mon apparence t'intrigue, dit-il d'une voix forte, ses yeux plissés en un sourire muet. C'est n'est qu'un effet secondaire de nos pouvoirs, tu n'as pas à craindre que je te mange tout cru... (Il sourit alors, dévoilant de longs crocs jaunis par les années d'usure :) Du moins, tant que tu ne m'offenses pas. Comment t'appelles-tu?

— A-Ayden, monsieur.

— Ayden. Enchanté. Je me nomme Rith, et je suis le doyen de ce village. Les gens se tournent vers moi et ma sagesse pour les prises de décisions importantes, comme celle pour laquelle je t'ai appelé aujourd'hui.

L'homme s'avança lentement vers lui alors qu'il continuait à parler et Ayden ne put s'empêcher de se recroqueviller instinctivement à son approche, évitant son regard perçant. Il était bien plus grand et intimidant de près. Ayden pouvait voir l'éclat de ses crocs acérés chaque fois qu'il prononçait une nouvelle syllabe :

— Dis-moi, comment es-tu arrivé dans cette forêt? Elle est loin des routes normalement empruntées par les hommes des cités et encore plus loin de la civilisation. Tu t'es perdu? Tu as perdu ton cheval sur le chemin?

— Hé bien, je...

La gorge d'Ayden se serra brusquement : devait-il parler de sa poursuite par les Gardiens? C'était des Change-Peaux après tout : ne les mettait-il pas en danger en amenant les soldats si près d'eux? Mais mentir n'arrangerait probablement pas son compte...

L'homme dut remarquer son hésitation, car son sourcil se leva et un rire profond et guttural s'échappa de sa gorge.

— Tu peux parler honnêtement, ici. Tu n'as rien à craindre de moi, ni de mes camarades.

— D'accord, j'ai... nous étions poursuivi par les Gardiens, pour des raisons qui doivent vous être plutôt... évidentes. (Il pointa vers Sÿervik, qui avait été installée dans une grange non loin de là et qui observait tranquillement la conversation:) Heureusement, nous sommes partis en volant pendant un long moment, donc ils ne devraient pas avoir réussi à nous traquer efficacement-

— C'était sûr!, aboya soudainement un jeune homme aux cheveux hérissés de colère, le faisant sursauter. Ce garçon de malheur va ramener les Gardiens chez-nous! Chassons-le avant qu'il ne soit trop tard!

— Contrôle ta colère, Irion, gronda sèchement le doyen, ses yeux prenant une intense couleur orangée. Ce n'est qu'un garçon qui tente d'échapper à des circonstances fâcheuses, comme beaucoup de nous l'on fait il y a des années de cela. Ne te souviens-tu pas quand tu n'étais qu'une pauvre bête sauvage et que je t'ai recueilli, malgré la menace des villageois qui voulaient mettre ta tête sur une pique? (L'homme se rassit, penaud, et le doyen se retourna vers Ayden :) Les nôtres ont longtemps été persécutés par les autres hommes, dans l'excuse que nous pratiquions la magie noire et volions le bétail dans notre forme de loup. Nous sommes donc assez méfiants avec les étrangers : le moindre de leur ragot pourrait atteindre la mauvaise oreille et détruire notre héritage. J'espère que tu le comprends, toi qui as le visage d'un Tarial.

Ayden hocha la tête et manqua de pousser un soupir de soulagement quand il vit le regard sondeur du doyen s'adoucir.

— Néanmoins, tu as sauvé mon fils bien-aimé, et le dragon noir qui te suit démontre que tu n'es pas un humain comme les autres, Ayden. C'est pourquoi j'accepte de te laisser résider ici, à Balmorel, pour que tu puisses te ressourcer, toi et ton dragon. Malheureusement, je suis navré de ne pas pouvoir te laisser rester plus longtemps qu'une journée: je ne voudrais pas que les Gardiens nous trouvent en te pistant. Tu devras partir après-demain à l'aube.

Les murmures qui avaient commencé à s'élever pendant la conversation s'intensifièrent brusquement, mais le doyen les fit taire d'un mouvement de sa main.

— Je vois... merci de votre générosité, monsieur Rith, dit Ayden en inclinant la tête. J'ai néanmoins une requête en plus à vous demander...

— Oui?

— Nous avons perdu deux amis pendant que les Gardiens nous poursuivaient, Sÿervik et moi. Pourriez-vous nous aider à les retrouver? Nous n'y arriverons pas sans notre aide.

Le doyen renifla un instant, comme en pleine réflexion.

— Tes amis..., marmonna-t-il. Sont-ils humains? Êtes-vous proches?

— Euh... l'un d'eux est un dragonnet... je l'élève depuis sa naissance. L'autre est un humain. Je ne le connais que depuis deux mois au plus, mais Sÿervik est sa dragonne depuis plusieurs années.

— Hm. Nous pourrions organiser un Ëalthal, dans ce cas... rejoignez-nous dans la Grotte de l'Un, ce soir. Ymil et moi t'y conduiront quand il sera l'heure. En attendant... (L'homme lui fit un clin espiègle :) Profite bien de ton séjour à Balmorel. Tu devrais te reposer, tu en auras besoin pour ce soir.

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