Chapitre 41 : La meute


Après une bonne nuit de sommeil, leurs corps s'étaient requinqués, leurs muscles reposés et l'enfant, qui avait décidé de rester près d'eux pour se réchauffer durant la fraîche nuit d'été, accepta de partager les baies et racines de son panier pour leur petit-déjeuner. Les baies ne calmaient pas la faim, mais procuraient un agréable sentiment de satisfaction, alors que les racines servaient à occuper la bouche pendant la longue route quand l'ennui se faisait trop grand. Sÿervik gronda quand on lui présenta les fruits sucrés, mais elle finit par en gober quelque uns, comme s'ils étaient des œufs de poisson, non sans une grimace.

Ils marchèrent pendant plusieurs heures et pourtant, le petit garçon ne se plaignit pas une seule fois sur la route : il continua à rester silencieux en lui serrant fort la main, regardant de temps en temps la masse noire de Sÿervik d'une œillade qui semblait mêler curiosité et terreur. La dragonne avait fini par ralentir son rythme et traînait nonchalamment derrière-eux, les surveillant de son regard perçant et imperturbable. Elle disait sentir de plus en plus l'odeur humain alors qu'ils marchaient, alors elle s'était mise à l'écart pour éviter d'être vue, au cas-où ils devaient faire une rencontre inopportune. Néanmoins, cela ne les empêchait pas de marcher à un rythme étonnamment rapide : leur protégé était bien plus dégourdi qu'il ne l'avait pensé et arrivait à naviguer les fourrés épineux avec une aisance déconcertante pour son âge.

Ainsi, ils trouvèrent rapidement une rivière : à en juger par sa taille, ce n'était pas la Jumelle. C'était à la fois une bonne chose, car cela voulait dire qu'ils étaient loin des axes principaux et de témoins potentiels, mais cela voulait aussi dire qu'ils ne trouveraient pas de villages de sitôt. Sÿervik, avec leur aide, parvint à attraper deux poissons qu'ils firent rôtir et dégustèrent avec un grand plaisir. La dragonne en profita pour prendre un bain : Ayden nota avec amusement la façon dont elle remuait son corps et ses ailes, redonnant l'éclat d'antan à ses magnifiques écailles de nuit et faisant briller ses yeux d'une douce émotion qu'ils n'avait jamais vu chez elle jusque-là. Cette agréable vision lui permit de repartir le baume au cœur.

Maintenant que leur estomac était rempli, il était plus facile de suivre une route sans destination. Leur rythme fut plus rapide et après la monotonie des arbres frémissant et de la rivière au clapotis faiblard, ils finirent par trouver le changement qu'ils avaient tant espéré : au lieu de l'humus et des ronces, ils trouvèrent enfin la terre tassée d'un sentier en plein milieu d'une petite clairière lumineuse. Le garçon tendit le doigt en poussant un cri d'exaltation. C'était la première fois qu'il émettait un véritable bruit depuis leur rencontre.

— Tu habites dans cette direction? On y va alors!

— Je préfère retourner près de la rivière, dit Sÿervik en s'approchant. L'odeur humaine est trop forte, ici. Appelle-moi si tu as besoin-

La conversation fut interrompue par l'écho lugubre et horriblement proche d'un aboiement. Ayden se pétrifia et, espérant que ce qu'il avait entendu était le fruit de son imagination bien trop anxieuse, se retourna vers Sÿervik, mais la vision du reptile aux membranes gonflées et aux naseaux renâclant ne fit que l'inquiéter encore plus. Un autre aboiement, plus grave et venant de la direction opposée, suivi de près le précédent. Le petit garçon, lui, ne semblait pas inquiété du moins du monde par la situation et tirait Ayden par la main en pointant vers le chemin, en vain : Ayden n'arrivait plus à bouger le moindre muscle.

— Non... on... nous a trouvé...?, souffla Ayden d'une voix tremblante proche d'un sanglot.

Sa vision fut soudainement obscurcie par l'aile noire que Sÿervik avait interposé entre lui et le reste de la forêt aboyante. Le corps de la dragonne l'encercla de toute sa longueur et un grondement profond fit trembler son poitrail alors qu'il se serrait contre elle.

— Reste derrière-moi, siffla-t-elle. Garde le petit près de toi.

Ayden déglutit bruyamment alors les fourrés étaient animés de bruissements et que des éclats fauves et noirs apparaissaient comme des spectres dans le coin de sa vision. Les aboiements rauques continuaient à s'intensifier autour d'eux, jusqu'à les encercler entièrement de leur écho tonitruant. Sÿervik poussa un sifflement rageur et se leva sur ses pattes postérieures pour tenter d'éloigner la menace tapie dans l'ombre, mais en vain : les attaquants n'étaient pas décidés à repartir, à en juger par leurs jappements enhardis. Ils étaient piégés.

Une masse rousse bondit hors des buissons pour se poster sur un rocher moussu, lui donnant assez de hauteur pour surplomber la dragonne. Le molosse, dont l'épaisse fourrure fauve et brune encadrait son mufle comme une crinière, les jugea d'un œil ambré et perçant, avant de pousser un long hurlement vers le ciel. A son appel, les autres membres de sa meute se dévoilèrent par dizaines dans la clairière, le poil hérissé et prêts à bondir. Ayden frissonna de terreur et se terra plus fort contre Sÿervik avec le jeune garçon dans un espoir vain d'être protégé, mais il devait se rendre à l'évidence : ils étaient trop nombreux pour qu'elle puisse se défendre.

— Quelque chose ne va pas, gronda distraitement la dragonne, l'extirpant de sa paralysie.

— Qu'est-ce que tu racontes... les chiens des Gardiens nous ont retrouvé..., hoqueta-t-il avec un soupir tremblant.

— Ayden... regarde-les... leur odeur... ce ne sont pas des...!

Sÿervik ne termina pas sa phrase, perdue dans une réflexion confuse alors que les canidés leur aboyaient dessus. Ayden prit son courage à deux mains pour jeter un œil derrière l'aile du reptile et fut étonné de voir que les chiens, bien qu'ils soient tendus, gardaient leurs distances, comme s'ils les jaugeaient. Les molosses des Gardiens n'auraient jamais fait ça : ils étaient dressés pour traquer et attaquer à vue le moindre dragon, utilisant la force du nombre et la coordination pour les submerger le temps que les soldats n'arrivent pour donner le coup de grâce. Ce n'était pas dans leur dressage, d'être aussi prudents. Ayden plissa les yeux vers le chien roux sur le rocher, qui semblait être le chef de la meute, et fronça les sourcils de consternation. Pourquoi n'avait-il pas de collier? Maintenant qu'il y pensait, aucun d'eux n'avait de collier...

Une pensée lui glaça le sang de réalisation. Ces chiens sans collier, à l'épaisse fourrure sale et au corps étonnamment fin et élancé... ces chiens qui craignaient les dragons au lieu de les haïr... ces chiens aux yeux ambrés au lieu de bruns ou bleus... ces chiens... n'étaient pas des chiens.

— Des loups..., souffla Ayden avant de pousser un cri de surprise quand il remarqua que le garçon n'était plus serré contre lui. Hé, petit! Reviens, c'est dangereux!

L'enfant ne l'écouta pas et courut se poster devant une Sÿervik ahurie, les bras tendus comme pour les protéger de la meute de loups. La dragonne peinait à garder le rugissement naissant dans sa gorge et voulut faire un pas en avant, mais le jeune garçon lui fit signe de s'arrêter. Étrangement, elle obtempéra, gardant le reste de la meute hostile dans son champ de vision. Alors que le garçon s'avançait doucement vers le rocher du chef de meute, les aboiements agressifs s'adoucirent progressivement, jusqu'à ne laisser qu'un silence accablant. Le loup roux se pencha en avant et inclina la tête, comme s'il analysait les intentions du jeune garçon. Ayden frissonna : la mimique lui rappelait presque Orthal.

— C'est un loup, pas un chien! Ne t'approche pas de lui!, cria-t-il, mais le garçon ne réagit pas, lui arrachant un sifflement frustré.

Le canidé descendit enfin de son promontoire pour s'approcher du petit et s'arrêta à quelques pas de lui, les babines tendues et la queue hérissée. L'enfant, au lieu de reculer pour se mettre en sécurité, ouvrit grand les bras avec un sourire maladroit. Ayden ne put s'empêcher de hurler quand le loup aboya sourdement face au mouvement brusque et fit un bond droit vers le garçon.

La première chose qu'il entendit, ce fut un rire, le poussant à rouvrir les yeux. Ce qu'il vit alors l'estomaqua. L'enfant, tout sourire, avait les mains enfoncées dans l'épaisse fourrure du loup, qui remuait vivement la queue en poussant des petits jappements aigus. Quand il commença à grattouiller l'arrière de son crâne de ses petits doigts, le molosse s'enhardit et se posta sur ses pattes arrières pour aller lui lécher le visage, le faisant tomber à la renverse et lui arrachant un rire. Ayden ne trouvait pas les mots alors que le chien sauvage nichait sa truffe dans le creux du cou de l'enfant en train de glousser.

— Que se passe-t-il...?, souffla-t-il à Sÿervik.

La dragonne, jetant en dernier regard autour d'elle, haussa les épaules et replia ses ailes par la même occasion, laissant Ayden à découvert de la meute. Heureusement pour lui, l'attention des loups semblait se trouver sur l'enfant et ils ne le calculèrent pas, passant même à quelques pas de lui pour traverser la clairière et rejoindre le petit, les oreilles droites et la queue battant sensiblement l'air. Certains d'entre-eux rejoignirent même le jeu avec leur chef de meute, reniflant et jappant en direction du garçon pour obtenir des caresses et des câlins à leur tour.

— Je crois qu'on a vachement sous-estimé ce gamin, répondit Sÿervik en poussant un soupir, les membranes lasses de soulagement.

A la surprise d'Ayden, la meute commença à quitter progressivement la clairière en suivant le chemin de terre battu. Une fois ses compagnons partis, le loup roux se mit à tirer doucement sur la manche du garçon, qui se laissa entraîner avec un grand sourire. L'enfant se tourna vers eux et leur fit signe de le suivre. Ayden jeta un regard nerveux vers Sÿervik : la dragonne semblait étrangement apaisée par la situation, comme si elle avait réalisé quelque chose d'important. Elle s'apprêta à repartir seule vers la rivière quand un loup blanc la vit faire et se posta devant elle, jappant et pointant la meute de son museau couleur charbon.

— Je pense pas qu'on nous laisse beaucoup de choix..., souffla-t-il en suivant le groupe de loin, réprimant en vain les frissons qui lui traversaient encore l'échine.

Ils suivirent la meute pendant ce qui sembla être une éternité et le soleil fut à son zénith quand ils arrivèrent enfin à leur destination. Les bruits, familiers et rassurants, arrivèrent d'abord, apportant à Ayden une vague de soulagement. Les roues des chariots qui foulent la terre, les hennissements des chevaux, le brouhaha de la place et les cris d'enfants, tous ces sons nostalgiques qu'Ayden avait oublié à force de ne plus les entendre lui réchauffèrent le cœur. Lui qui avait pourtant toujours adoré explorer et se perdre dans les bois de son village d'enfance, jamais retrouver ses repères n'avait été aussi satisfaisant que maintenant.

Quand ils parvinrent aux premières chaumières, les loups ralentirent leur trot pour accueillir les enfants du village à grand coups de léchouilles, alors que le garçon dirigeant la meute saluait les villageois avec de grands gestes qu'ils lui renvoyèrent avec entrain. Ayden l'observa faire, intrigué par l'étrange cohabitation, avant de relever les yeux et de tressaillir en voyant les regards rivés sur lui : hommes, femmes et enfants avaient arrêtés de travailler pour le scruter avec des sourcils froncés. La présence de Sÿervik se fit sentir derrière lui de son souffle brûlant et lui permit de comprendre la raison de leur méfiance.

— On ne se promène pas tous avec quelqu'un comme toi derrière-eux..., murmura-t-il avec un sourire timide.

— Tu peux parler, répliqua ironiquement la dragonne en renâclant. On dirait que t'as essayé de faire un câlin à un ours après une soirée trop arrosée.

— C'est vrai que j'aurais dû penser à nettoyer mes plaies... (Alors qu'ils s'approchaient du centre du village et que les villageois approchaient, leur regard fixé sur Sÿervik, Ayden fronça les sourcils :) Mais ça reste étrange... ils sont méfiants, mais n'ont pas nécessairement peur de toi, tout comme les loups...

Des dizaines de personnes l'entouraient lui et Sÿervik, à présent. La plupart d'entre-eux, hommes comme femmes, avait la peau olive et des bras finement musclés, typique des gens passant le plus clair de leurs journées à travailler dehors. Même les enfants, bien qu'ils soient plus petits que lui, lui donnaient l'impression d'être capables de grands prouesses physiques. Ils gardaient néanmoins leurs distances et les parents retenaient leurs enfants d'un bras quand ils se tentaient d'approcher de trop près.

Quelque finit tout de même par s'enhardir : c'était une femme d'âge moyen, de grande stature et plutôt opulente. Son visage, aux traits ronds et encadré de courts cheveux blonds délavés, exprimait une bienveillance qui lui rappela celle d'une mère. Elle lui tendit la main. Ses yeux, bien que sombres et renfoncés, ne laissaient voir aucune malice, ni mauvaise intention. Depuis qu'il avait Orthal à ses côtés, jamais Ayden n'aurait cru revoir cet éclat dans les yeux d'un humain. La pensée lui humecta les yeux.

— Vous êtes blessé, dit-elle doucement avant de se tourner vers Sÿervik. Vous aussi, Chasseur des Ombres.

— Vous me connaissez?, demanda Sÿervik, penchant la tête dans un mouvement déconcerté. Je ne vole jamais si loin des montagnes.

— Les loups voient et murmurent de nombreuses choses quand la lune se lève. Votre nom a dû leur échapper durant leurs ragots. Au fait, je m'appelle Ymil. Venez avec moi, je vais m'occuper de vos plaies.

Ayden attrapa la main et se laissa guider tout en observant les villageois lentement reprendre leurs activités, mais non sans jeter quelques regards indiscrets vers lui quand ils pensaient être hors de vue. Ils arrivèrent finalement à une immense maison en forme de 'u' qui, contrairement à la grande majorité des chaumières de ce petit village, avait des fondations de pierre et un colombage de qualité, lui donnant une prestance incongrue. Ymil les fit rentrer dans un merveilleux jardin fleuri logé entre les deux ailes de la demeure, enivrant d'odeurs et bourdonnant d'abeilles, et leur intima de s'asseoir sur la balancelle de bois pendant qu'elle allait chercher son matériel. Ayden fit en poussant un soupir de soulagement, alors que Sÿervik s'étendait de tout son long dans l'herbe, plongeant sa tête dans un bouquet d'herbes odorantes avec un vrombissement.

Ymil revint rapidement en refermant la porte de son pied, les mains chargées de bandages et d'herbes médicinales. Elle se mit alors à genoux devant Ayden et commença à recouvrir ses jambes de cataplasme antiseptique d'une main délicate. Ses plaies étaient encore rouges et sensibles, mais il demeurait soulagé qu'elles ne se soient pas infectées ou rouvertes pendant le trajet. Ymil fit de même pour ses avant-bras éraflés et vérifia rapidement son état général avant de lui tendre un pantalon neuf. Il était bien plus épais que celui qu'il portait actuellement, et l'intérieur des cuisses semblait rembourré de cuir.

— Je ne peux pas vous laisser vous promener dans un tel état, dit-elle en riant doucement.

Ayden prit timidement le cadeau, avant de relever les yeux vers la dame, qui s'approcha prudemment de Sÿervik. La dragonne se tendit à son approche, sa queue battant nerveusement l'air, mais la femme détourna le regard et leva la main vers elle, lui présentant le dos de sa paume en un étrange salut.

— Puis-je vous soigner, Chasseur des Ombres?, dit-elle d'un ton solennel.

Sÿervik sembla réfléchir avant de hocher lentement la tête. Ymil continua son travail d'une main experte qui rappela à Ayden le doigté professionnel de Sardas.

— Pourquoi faites-vous tout cela pour nous...?, demanda-t-il subitement. Vous ne savez même pas qui je suis.

— Vous avez aidé Saphys, c'est tout ce qui compte pour nous. Ce garçon est toujours prêt à tout pour faire plaisir à son vieux père, quitte à se perdre et se mettre en danger pour ça. Le fait que vous l'ayez aidé prouve vos bonnes intentions.

— Mais... et Sÿervik? Elle ne vous fait pas peur, à vous et vos... loups?

— Les dragons sont des êtres dont il faut respecter la puissance, mais pas la craindre. Ils ne se mêlent pas de nos affaires, alors nous avons appris à nous mêler des nôtres.

— Des vôtres...? (Ayden fronça les sourcils :) Mais qui êtes-vous, au juste...?

La dame se retourna vers lui, une expression soudainement malicieuse sur le visage. Quand Ayden plissa les yeux, il remarqua alors un détail qui le fit frissonner : les iris de la blonde s'étaient éclaircis en une teinte rappelant celle du soleil de zénith, dévoilant un éclat primal dans les pupilles minces. Ymil plissa les yeux, visiblement amusée par sa réaction abasourdie, et sourit à pleines dents. Ou plutôt, à pleins crocs.

— Nous sommes des Change-Peaux, l'un des derniers clans qui existent dans le Nord. Tant que tu seras ici et que tu respectes nos coutumes, les lois d'Estepène ne s'appliqueront pas à toi. Ici, tu es libre d'être qui tu veux, toi qui chevauche les dragons. Mais avant ça, viens que je te montre où tu peux te débarbouiller.

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