Chapitre 4 : Le cauchemar
Pourquoi...? J'étais censé être libre... alors pourquoi le noir était-il toujours là à me grignoter de sa froideur?
L'air glacial chantait, se moquait de moi. La roche sous mon corps pétrifié était tout aussi froide. Et quand le vent arrêtait ses chants railleurs, le 'plic-ploc' régulier de l'eau résonnait dans ma nouvelle geôle, plus grande que la précédente mais au noir tout aussi écrasant, et me taraudait. Parfois, je percevais le couinement aigu d'une créature au-dessus de moi. Elle devait sûrement se moquer de moi, elle qui voyait dans les ténèbres alors que moi, tel un macchabée, je ne percevais presque rien. Mais parfois, le bruissement de ses ailes et les contractions involontaires de mes membres me rappelaient que j'étais toujours là, que mon cœur battait encore et que j'étais toujours en vie.
Mon estomac grondait toujours plus fort et me faisait horriblement mal. J'avais terminé de manger le reste de la substance visqueuse qui suintait de mon ancienne prison et depuis, je ne faisais que lécher les roches à la recherche d'une goutte d'eau pour apaiser ma faim. Mais elle grandissait toujours plus à chaque 'plic-ploc' de l'eau et le désespoir m'affamait. Si seulement la créature qui me tenait compagnie pouvait glisser et tomber à ma portée, quel bonheur cela serait... mais elle restait perchée loin de ma bouche salivante et continuait de couiner ses moqueries incessantes.
Dans ce noir sans soleil ni constellations, le temps paraissait infini. Tout ce que je savais, c'était que mes jours étaient comptés. Et je ne voulais pas. Je ne voulais pas mourir : la voix douloureuse dans ma poitrine, bien qu'affaiblie par la faim, continuait de me le répéter. Je devais sortir d'ici, sinon j'allais mourir. Mais le froid... il était si fort. Et ma poitrine, et mon estomac, et tous mes membres, il me faisaient si mal... ces ténèbres là ne pouvaient être vaincues, je ne pouvais rien faire à part attendre.
Je devais être libre... alors pourquoi étais-je ici, sans même avoir le choix de survivre?
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— Eh bien Ayden, tu es encore plus matinal que d'habitude, ricana Sardas en tendant une tasse de thé fumante à Ayden. Et encore, matinal est un mot bien faible, le soleil est à peine levé...
Ayden était avachi dans un des fauteuils du salon, ses boucles entremêlées tombant mollement devant ses yeux petits et ses épaules lasses. Il souffla pour rafraîchir la boisson et en but une gorgée, lentement.
— J'ai fait un cauchemar. Depuis, je dors plus.
Sardas leva le sourcil et prit sa place habituelle dans le fauteuil d'en face. Son regard insistant indiquait à Ayden qu'il voulait en savoir plus, alors il s'éclaircit la gorge. Il aurait voulu pouvoir dire à son professeur qu'il allait bien, mais il savait que ce dernier n'allait pas le laisser faire, maintenant qu'il savait. Il soupira.
— J'étais à Mérégris. Elle était magnifique et brillait de mille feux, j'avais jamais vu quelque chose d'aussi beau dans un rêve. (Le sourire qu'il avait esquissé à ce souvenir s'effaça soudainement :) Mais après ça, j'ai été poursuivi par... une chose. Elle n'avait pas de forme précise, ni beaucoup de couleurs. C'était juste une masse sombre, avec des yeux dorés...
Le visage de son maître se crispa en entendant cela, ce qu'Ayden comprit parfaitement : l'évocation d'un potentiel dragon était source de malaise chez tout le monde, même les personnes les plus érudites. Il continua :
— Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire, selon toi?
— Eh bien... ta rencontre avec le Messager a dû t'effrayer. Combiné avec le stress encouru lors du soin des Gardiens, cela a dû te chambouler l'esprit. Il doit être encore convaincu que la bête est toujours en vie, une sorte de traumatisme temporaire.
Ayden ne fit pas tourner l'idée très longtemps dans sa tête, elle paraissait plutôt plausible. De plus, il ne voyait pas d'autres éventualités, lui qui ne connaissait pas grande-chose de l'esprit humain. Pensif, il prit une nouvelle gorgée de son thé, qui lui offrit une agréable vague de chaleur et d'énergie.
— Est-ce que... les dragons parlent?
Sardas s'étrangla soudainement avec sa boisson. Ayden craignit que le vieil homme ne soit en danger et s'apprêta à aller l'aider, mais celui-ci leva la main et finit par arrêter de toussoter. Quand il tourna la tête vers lui, il vit que sa mine s'était assombrie et que ses traits étaient tirés en une expression effrayée.
— Si tu entends quelque voix sortir de la gorge de ces créatures, ne l'écoute surtout pas, Ayden... les dragons sont des êtres trompeurs : ils imitent l'intonation des hommes pour mieux les entraîner vers le chemin de la corruption. Sois prudent.
Ayden frissonna. L'idée d'avoir été si proche du danger de la corruption le rongeait de terreur, mais un détail le chiffonnait toujours : comment la créature pouvait-elle le corrompre si elle parlait dans une langue qu'il ne comprenait même pas? Et pourquoi avait-elle été si triste? Il se frotta les yeux en soupirant. Non, il ne devait pas se laisser berner : étrangères ou pas, il se rappelait parfaitement de l'effet que ces chants avaient eu sur lui, des émotions qu'ils lui avaient forcé à ressentir, la façon qu'ils avaient de le captiver. C'était bien le fruit d'un être qui ne lui voulait que du mal.
Sardas se leva de son fauteuil et disparut de son champ de vision, mais le grincement du bois et le cliquetis de la vaisselle lui indiquèrent qu'il fouillait ses placards. Après un temps, le médecin revint avec un baluchon dans les bras.
— Selon moi, dit-il, la meilleure idée serait de retourner là où tu as rencontré le Messager. Y rester quelque temps aidera ton esprit à se convaincre qu'il est bien mort. Nous pourrions déjeuner là-bas avec un Gardien pour nous protéger.
Ayden sourit à l'idée de pouvoir apprécier l'extérieur avec son maître, le tout sous l'aile rassurante d'un soldat. C'était une occasion en or pour prendre l'air sans avoir peur de rien.
— Ça serait agréable... merci de ton aide.
— C'est normal. Ton père t'a déposé sous ma protection, c'est de mon devoir de prendre soin de toi. Il me passerait un savon s'il te savait tourmenté. (Son sempiternel sourire aux lèvres, Sardas frappa dans ses mains :) Bon! En attendant, cela te dit un peu d'herbologie pour nous détendre un peu? On testera tes connaissances en forêt, ça sera amusant.
— D'accord!
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Ayden ouvrit brusquement les yeux, mais quand il regarda autour de lui, il ne reconnut pas le sombre endroit où il se trouvait. Le cœur battant, il tenta de se lever, mais ses jambes s'empêtrèrent dans quelque chose qui le gardait cloué au sol. Il se débattit, chercha à l'aveugle un endroit où s'agripper, en vain : ses mains moites glissèrent sur tous les objets qu'il attrapait.
Une frêle lumière rougeâtre dansa devant ses yeux et, croyant s'être fait de nouveau attraper par le dragon de ses cauchemars, il se recroquevilla avec un cri de détresse et se boucha les oreilles. Quelque chose lui attrapa l'épaule et le força à se redresser : toute sa terreur s'envola quand il reconnut le visage rondelet de Sardas derrière le porte-bougie, ses traits tirés par la consternation.
Une fois assis et calmé, Ayden reconnut son entourage : il était dans sa chambre, écrasé au pied de son lit et les pieds enroulés dans son drap. Il jeta un regard rempli de confusion au médecin, avant de pousser un soupir affligé quand il parvint à remettre les pièces du puzzle en place dans son esprit voguant entre sommeil et panique. La voix fatiguée de Sardas dans le silence :
— Ayden, que s'est-il encore passé...?
— J-Je... un autre cauchemar... (Ayden déglutit bruyamment et prit une inspiration saccadée. Il essuya d'un revers de main son front trempé et ses joues humides :) J'en peux plus...
Il sentit ses épaules tressauter contre son gré et des sanglots finirent par ébranler tout son corps. L'épuisement et le tourment le prirent de court et il s'écroula droit dans les bras de son maître, qui le serra contre lui.
— Tout va bien, Ayden, tu es en sécurité... tout est dans ta tête, oublie-le...
Ayden ne pouvait empêcher son cœur de se serrer à ces paroles. Oui, tout n'était qu'un mauvais rêve, et pourtant... tout paraissait si réel à chaque fois. A chaque fois qu'il fermait les yeux, tout revenait inlassablement : la belle Mérégris aux couleurs irréelles, mais aussi le dragon nimbé de ténèbres qui l'habitait et qui le poursuivait même au-delà des murs rassurants de la ville, l'emmenant au plus profond de la forêt pour continuer ses jeux. Et aucune promenade dans la clairière où il avait rencontré la bête, aucune plante médicinale, ni aucune prière à l'église ne soignait son mal. Il serra les pans de la tunique de Sardas entre ses doigts tremblants, les yeux tirés de fatigue.
— J'en ai assez, hoqueta-t-il entre deux sanglots. Je suis hanté par un monstre...
— Ne crois pas ces histoires pour enfants, tu n'es pas hanté... ce n'est qu'un rêve, ne t'inquiète pas...
Il pouvait entendre la lassitude dans la voix de son professeur malgré ses efforts pour la garder douce. Après tout, répéter les mêmes mots tous les matins devait être épuisant. Et Ayden n'était pas dupe : il avait vite remarqué que le médecin avait fait changer la rune de protection sur sa porte et qu'il avait acheté de nouveaux talismans purificateurs pour les accrocher sous sa fenêtre. L'homme était aussi terrifié que lui à l'idée qu'un esprit mauvais se soit installé chez-lui et il ne pouvait pas le cacher, même avec ses belles paroles. Et l'idée qu'une personne si sage soit aussi perturbée le terrifiait au plus au point.
Ayden parvint tant bien que mal à arrêter ses pleurs et Sardas desserra sa prise sur ses épaules, un maigre sourire sur les lèvres.
— Ça va mieux, maintenant?
— Un peu, murmura Ayden d'une voix craquelée.
— Tant mieux. Je doublerai ta dose de soporifique pour ce soir, tu as l'air exténué...
Ayden souffla un remerciement et sourit à son maître, mais comme chaque matin, son esprit était ailleurs : obnubilé par d'étranges rêves à la beauté sans pareille et hanté par un monstre aux lamentations morbides et horriblement captivantes, il était rongé par un sentiment qui égalait presque sa frayeur et qu'il avait appris à détester. Car cachée sous les replis de son cœur battant se trouvait l'horrible curiosité qui l'avait menée jusqu'au dragon et qui encore, continuait à l'arracher de son lit chaque nuit pour en voir toujours plus et trouver des réponses à ses questions.
Il était censé avoir peur. Tout le monde était censé avoir peur. Alors pourquoi l'idée de retourner dans ce maudit rêve l'extasiait autant qu'elle le terrifiait?
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