Chapitre 39 : Séparés
Ayden se réveilla sur quelque chose de dur et humide. Les oiseaux chantaient timidement autour de lui. Quand il ouvrit finalement les yeux, il vit les pins s'étirer absurdement loin vers le ciel assombri par les nuages. Il tenta de se relever, mais il siffla quand tous les muscles de son corps refusèrent son action : son cou et ses jambes étaient élancés de courbatures, son épaule gauche lui faisait horriblement mal, et malgré sa peau frigorifiée, une douleur sourde brûlait dans tous ses membres. S'appuyant sur son bras valide, il passa ses doigts glacés sur les griffures qui zébraient ses cuisses ensanglantées, et se souvint enfin dans un frisson d'horreur.
Ils étaient tombés.
— Sÿervik, appela-t-il tout bas, de peur que quelqu'un d'autre ne l'entende.
Il tâtonna le sol humide et parvint à trouver sa besace, dont le contenu avait été renversé durant la chute. Il soupira et plia ses jambes avec une grimace pour trouver une position assise, puis s'appuya contre un pin pour se relever. Tous ses muscles courbaturés crièrent à l'aide et il manqua de se rasseoir, vaincu, mais il serra les dents et fit un pas, puis un autre. Une fois assuré de son équilibre, il ramassa lentement son matériel, non sans difficultés : la peau à vif sur ses jambes et son épaule froissée lui arrachait des grognements à chaque fois qu'il devait se pencher.
A force d'efforts, il parvint à récupérer le plus gros du contenu de la besace : de vieilles lamelles de viande, une gourde d'eau, des bandes de tissu, son carnet de notes, et quelques bouteilles d'herbes médicinales. Rien ne semblait abîmé, mais une partie de la besace avait été perdu sur la route. En fouillant une poche, Ayden parvint à trouver l'instrument de Räeghan. Le cœur allégé, il souffla dedans. Un gargouillis, tout juste discernable dans le bruissement des feuilles, lui répondit, et il suivit son appel en boitillant.
Il ne se sentit pas plus rassuré en retrouvant Sÿervik : son corps était là, inerte sur l'humus et étalé en pleine lumière, là où la canopée s'était écarté pour laisser passer le reptile dans sa chute. Néanmoins, elle n'était pas morte : son poitrail se soulevait lentement et quand il s'approcha, il vit le nez de la dragonne se tourner sensiblement vers lui. Il se précipita vers son flanc quand il remarqua la flaque de sang qui noircissait l'herbe humide et remarqua la longue estafilade qui le traversait dans toute sa longueur.
— Seigneur... comment n'ai-je pas pu le remarquer avant...?
— C'était... la baliste, souffla Sÿervik. Je l'ai esquivé de peu, mais... je ne comprends pas, elle n'aurait pas dû de me toucher à cette vitesse... le carreau était si rapide... et le bruit, il était si fort qu'il m'a fait tourner la tête, j'ai cru que j'allais tomber... (Elle tourna la tête pour observer les alentours et émit un faible vrombissement :) Où sont Räeghan et Orthal?
— Je ne sais pas. (Ayden soupira quand l'éclat d'espoir dans les yeux dorés de la dragonne s'éteignit :) J'aurai dû voir pendant le vol que tu étais blessée... il faut te soigner en urgence.
Il chercha les autres blessures potentielles dont la dragonne pouvait souffrir. Ses écailles avaient subi nombre de coups de carreaux d'arbalète, mais rien n'avait réussi à transpercer profondément l'armure, et il put arracher les pointes sans risquer d'empirer son état, si ce n'était la perte de plusieurs écailles. Seul l'énorme carreau de la baliste avait parvenu, de sa puissance phénoménale, à briser la cuirasse sur son passage. A quelques centimètres près, Sÿervik aurait pu être transpercée en plein poitrail et ils seraient morts, tous les deux. Ayden frissonna. Il était donc si simple de tuer un dragon...?
Sÿervik déploya une de ses ailes, dévoilant un trou béant qui en déchirait la membrane et laissant couler le sang noirâtre par gouttes sur le sol, lui arrachant un soupir mêlant admiration et consternation. Comment avait-elle réussi à voler si loin dans un tel état? La détermination du reptile le sidérait : malgré ses blessures qui auraient dû la terrasser depuis longtemps, elle gardait un œil brillant et une voix placide. Les légendes humaines disaient qu'une fois attisée, la flamme de vie d'un dragon ne s'éteignait jamais facilement... était-ce ce qu'il était en train d'observer, en ce moment-même...?
— Tu as des os cassés?, demanda-t-il en palpant la patte arrière de Sÿervik à la recherche de zones endolories.
— Pas que je sache, juste des coups. Nous étions à faible altitude quand je suis tombée, nous aurions eu moins de chance si j'étais resté au-dessus des nuages trop longtemps.
En tournant les yeux vers la plante de son pied, Ayden siffla en voyant les griffures qui zébraient la peau dure, mais seulement protégée d'une fine couche d'écailles. Sÿervik retira sa patte de sa prise, refermant ses griffes sur la blessure pour la protéger.
— Ce n'est qu'une égratignure, gronda-t-elle en montrant les crocs, le faisant tressaillir d'angoisse.
— Non : les pieds et les mains sont les zones les plus faciles à s'infecter. Marcher dessus ne va pas arranger ça... (Il fit une pause pour récapituler mentalement ce qu'il devait faire, avant de continuer :) Ta grosse blessure ne saigne plus beaucoup, mais il faudra l'aider à cicatriser. Il faut aussi recoudre ton aile, bander ton pied avant qu'il ne s'infecte... il nous faudra un feu, aussi...
Il ne savait pas par où commencer; l'urgence de la situation lui laissait le souffle court. A en juger par la position du soleil, cela faisait plusieurs heures qu'ils avaient atterri : ils devaient vite repartir s'ils ne voulaient pas être rattrapés par les Gardiens, mais où devaient-ils aller...? Devaient-ils retrouver Räeghan et Orthal, ou bien continuer leur route à l'aveugle? Ils ne pouvaient plus se permettre de voler, c'était bien trop voyant et dangereux, surtout quand Sÿervik était blessée. Mais un voyage un pied jusqu'au village le plus proche serait long, trop long, et s'ils faisaient le moindre faux pas, ils risquaient de se faire tuer, que ça soit par des loups, des bandits, ou la maladie. Il aurait voulu s'asseoir sous un arbre et attendre que quelqu'un ne les sauve.... mais si les sauveurs étaient les Gardiens, tout serait fini pour eux...
— Calme-toi, respire, dit platement Sÿervik.
— Comment...? On est perdu le Seigneur-seul-sait-où et... tu es blessée, et...
— Tu n'as pas à t'inquièter pour moi. Aujourd'hui n'est pas mon jour pour mourir.
La dragonne contracta ses membres tremblants, soufflant lourdement à chaque mouvement. Ses pattes s'affaissèrent un instant sous son poids, mais elle parvint à se lever difficilement. Elle déploya ses ailes et leva son cou fier, dévoilant sa terrifiante hauteur et accentuant sa carrure. Néanmoins, Ayden pouvait néanmoins voir que son flanc gauche était sensiblement affaissé par la large lacération et qu'elle s'appuyait fortement sur ses pattes avants pour soulager son pied blessé.
— Non, tu devrais rester allongée..
— Ne me dis pas ce que je dois faire. Tu l'as déjà bien assez fait.
Elle s'ébroua et partit au pas, réussissant presque parfaitement à cacher ses boitillements. Ayden pencha la tête, les lèvres pincées en un sourire maigre.
Décidément, elle était aussi fière et têtue que son maître.
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Remarquant que le feu commençait à trop fumer, Ayden poussa les branches pour étouffer les flammes jusqu'à ce qu'il ne reste qu'assez de lumière pour voir devant lui et être réchauffé. Le vent était fort et frais, là où ils étaient, mais le corps massif de Sÿervik servait parfaitement de coupe-vent. La dragonne avait son museau plongé entre ses pattes et les yeux clos, sa respiration gutturale rythmant le silence de la forêt. Ayden avait enfin réussi à la convaincre de se reposer au lieu de récupérer des branches, le laissant seul à la surveillance du feu.
La nuit était horriblement silencieuse : même pas une chouette qui hululait. Les animaux devaient avoir peur de la dragonne de son odeur. Il devait avoir pris la senteur des dragons sur lui, car lui aussi semblait être évité par les bêtes quand il partait à la recherche de plus de bois. Le silence était menaçant et planant de solitude, mais au moins, ils étaient sûr de ne pas être agressés en pleine nuit.
Il se frotta les mains devant la chaleur bienvenue des flammes et profita de la tranquillité pour réfléchir à ce qu'il allait faire demain. Pour le moment, il devait simplement s'assurer de survivre assez longtemps pour retrouver Räeghan et Orthal. Cela demandait donc de trouver de l'eau, de la nourriture, et un abri pour éviter les prochaines intempéries. Les forêts du Nord étaient assez riches en baies et gibiers, mais ils devraient sûrement se rationner, au cas-où ils ne trouvaient rien durant la journée. S'ils trouvaient un village, cela serait plus facile de se ressourcer, mais ils n'avaient presque pas d'argent, et même si Sÿervik restait à l'écart, ils courraient un plus grand risque d'être traqués quand ils étaient si près des hommes.
Comment retrouver Räeghan et Orthal était la question qui le taraudait le plus pour le moment. Ils pouvaient très bien être à quelques minutes d'ici comme à plusieurs heures. Ils pourraient même être partis dans la direction opposée, s'ils ne les avaient pas vu en vol. Un frisson le traversa soudainement : et si Räe décidait de ne plus l'aider après ce qui était arrivé? Après tout, il n'avait accepté que de le laisser dormir dans le cabanon, pas de l'accompagner il-ne-savait-où pour échapper à la Garde. Orthal et lui allaient-ils devoir errer seuls? Où allaient-ils aller, maintenant qu'ils n'avaient nulle part où ils étaient en sécurité?
— Tu t'inquiètes trop, ça pique le nez, gronda Sÿervik en entrouvrant l'œil. Contente-toi de te reposer, on en aura besoin demain matin.
— Mais... tu ne t'inquiètes jamais, toi? Je t'envie si c'est le cas...
— Oh, bien sûr que je m'inquiète, parfois, mais ça ne sert à rien d'accabler les autres de nos peurs. Ça ne fait qu'augmenter la pression et nous affaiblit inutilement.
— Désolé...
— C'est rien. (Sÿervik s'ébroua doucement afin de ne pas lancer ses blessures inutiles, tout juste protégées par les cataplasmes de plantes et les bandes de cuir :) Personnellement, je ne m'inquiète pas pour Räeghan. Il connaît les habitants des villages alentours, et malgré ce qu'il peut laisser penser, il a de la jugeote. Néanmoins, je crains pour le petit : il n'a pas l'air de faire confiance à Räe, et la méfiance est un ingrédient dangereux lors d'un voyage... (Elle tourna les yeux vers lui et renâcla, les arcades sourcilières froncées :) Tu t'inquiètes encore.
— Je suis mort d'inquiétude pour Orthal, pour notre futur, soupira-t-il. Pour le moment, ce n'est qu'un enfant et je me dois de l'élever et de le défendre, mais... comment je dois faire ça, maintenant qu'on n'a nulle part où vivre? Je ne sais pas me battre et je ne pense pas pouvoir le défendre assez longtemps des Gardiens, des bêtes sauvages et des bandits pour qu'il puisse se débrouiller seul... et où ira-t-il quand il pourra voler? Refusera-t-il de me quitter? Deviendrai-je un hors-la-loi pour toujours? Ira-t-il chez les fermiers et les marchands pour les piller, ou bien se fera-t-il dès sa première rencontre avec les Gardiens...?
Sÿervik pencha le chef sur le côté, pensive, pendant qu'Ayden enfouissait son visage dans le creux de ses genoux repliés contre son torse.
— Tu n'as qu'à l'emmener là où personne n'ira le chercher.
— Que veux-tu dire par là?
— Emmène-le au-delà du Mur-Frontière
— C'est... c'est une blague, j'espère? La Frontière est à plus d'un millier de kilomètres d'ici, et les gens qui sortent d'Estepène ne reviennent jamais.
— C'est beaucoup de jours de marche, mais je ne plaisante pas. Räeghan m'a dit que les humains ont peur de partir au-delà de cette barrière, car là-bas se trouvent des terres trop grandes et des créatures sauvages et dangereuses que l'homme ne peut pas dresser. C'est létal pour les hommes, mais sûrement pas pour un dragon. Cela reste la meilleure option si tu veux qu'Orthal reste loin des hommes.
— Mais c'est insensé... seul les criminels et les fous quittent Estepène...
Vraisemblablement frustrée par la conversation, la dragonne s'ébroua, dévoilant discrètement ses crocs, avant d'enfouir son nez sous son flanc en pliant son cou sinueux contre son poitrail.
— Tu t'inquiète trop, soupira-t-elle. Pour le moment, on est aujourd'hui, et aujourd'hui, tu es en sécurité avec moi. Demain, on marche dans une direction et on cherche à manger et un village potentiel pour trouver notre chemin. Ensuite, on partira à la recherche d'Orthal et de Räe, et seulement là, tu pourras t'inquiéter pour la suite. Maintenant, tu dors, ou je te ferais dormir de force.
La queue de la dragonne battit le sol pour appuyer son propos, forçant Ayden à déglutir et à rester silencieux, fixant un point incandescent dans le feu de camp.
Les minutes passèrent. La respiration profonde du reptile indiqua qu'elle avait fini par s'endormir. Sentant l'épuisement accumulé de la journée commencer à peser sur ses épaules courbaturées, il chercha une meilleure position pour trouver le sommeil, étalant sa cape d'été sur le sol pour ne pas devoir dormir sur l'herbe fraîche et humide. Malgré le feu et ses précautions, il frissonna : son pantalon en lambeaux et ses manches trop courtes ne le réchauffaient pas du tout.
Alors qu'il fixait les braises du feu, il ne pouvait s'empêcher de cogiter un peu plus. Quelle vie allait-il mener, maintenant qu'il était poursuivi par les Gardiens et qu'il n'avait nulle part où aller? A moins de parvenir à vivre en autarcie totale, loin des civilisations humaines, retrouver une vie normale semblait peu probable, du moins le temps qu'Orthal ne devienne indépendant. Malheureusement, cela risquait de prendre plusieurs longues années. Allait-il finalement devoir aller au Mur-Frontière, à des kilomètres du Nord qu'il connaissait, pour espérer donner au dragonnet la vie paisible qu'il lui avait promise?
Un sentiment de malaise bouillonnait dans son ventre. Depuis qu'il était capable de lire, il avait rêvé d'une telle occasion, celle d'un périple sur des terres qu'il n'avait vu que dans les livres... mais alors pourquoi?
Pourquoi se sentait-il si terrifié?
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