Chapitre 38 : Solitude
Pour la première fois de toute ma vie, mes rêves furent différents par rapport à d'habitude. Je m'en rendis compte immédiatement : quelque chose n'allait pas. Quoi exactement, je ne savais pas, mais ce dont j'étais sûr, c'était que je ne pouvais pas ignorer le vif sentiment d'appréhension qui me tordait les entrailles. La voix dans ma poitrine avait pris le dessus et poussait un cri solitaire qui me déchirait de douleur, comme si mon cœur cherchait à s'arracher de force. Je ne comprenais pas : de quoi avais-je si peur?
Pétrifié dans l'univers étrangement coloré de mes rêves, à écouter le grincement de pins dont les racines s'étendaient dans le sol avec des longs filaments rouges vifs, je me rendis compte que je ne reconnaissais pas l'endroit où je me trouvais. Normalement, dans mes rêves, je me réveillai non loin de l'endroit où je m'endormais, mais cette partie de la forêt m'était totalement étrangère, que ça soit dans son apparence où dans ses couleurs éthérées. Sÿervik ne m'avait jamais emmené jusqu'ici...
Je me souvins alors soudainement de ce qui était arrivé le jour précédent : la promenade avec Sÿervik, l'arrivée des Autres, les flèches qu'ils ont envoyé... un frisson d'horreur me traversa l'échine : avais-je été attrapé? Était-on en train de me renvoyer dans les geôles glaciales et douloureuses de la cité de Vhongëdas? Sÿervik et Ayden étaient-ils en sécurité, là où ils étaient, où bien avaient-ils été capturés, eux aussi...?
J'appelai Ayden, mon cri peiné formant des volutes pourprées vers le ciel noir. Depuis que je l'avais rencontré, il avait toujours été présent dans mes rêves quand je me sentais trop seul. Qu'il soit loin à l'horizon en train d'observer le paysage, ou bien serré près de moi pour me raconter une histoire, je pouvais toujours sentir sa présence, une once de son odeur, de son souffle ou de ses couleurs. Ainsi, même quand il devait me laisser seul dans le monde éveillé, je savais que ma solitude ne serait jamais longue et que notre histoire pourrait continuer dans le monde éthéré. Nous ne nous parlions pas souvent dans ces rêves : Ayden semblait apprécier le calme et le silence de ces lieux mystiques, et le simple fait de le voir aussi apaisé me suffisait amplement. Néanmoins, aujourd'hui, mon angoisse était intenable : je devais le voir, m'assurer qu'il allait bien.
Personne ne répondait à mon cri coloré. Je décidai donc de le chercher des yeux. Dans mes rêves, il avait une forme embrumée de bleu, si bien que ses traits étaient presque indiscernables, mais je pouvais le reconnaître grâce à sa longue chevelure bouclée ondulant au vent comme un drapeau d'azur et à ses petits yeux gris brillant d'éclats dorés. Il aurait dû être facile à discerner et pourtant, je ne parvenais pas à le voir. Peut-être était-il... caché derrière ce buisson aux épines dorées? Non... avait-il grimpé dans un des pins aux branches noires, peut-être? Non plus... et s'il était parti faire trempette dans ce lac aux reflets violacés? Toujours pas... je pépiai, mais il ne me répondait pas, mon cœur s'alourdissant toujours plus à chaque appel sans réponse.
Je me mis à courir à toute vitesse sur mes petites pattes, cherchant Ayden des yeux, mais les troncs avaient beau défiler au rythme de ma course, je ne voyais pas sa silhouette fine et rassurante, je n'entendais pas sa voix douce comme du miel, je ne sentais pas l'odeur de vieux papier et de plantes infusées qui collait à sa peau. Épuisé, je me stoppai pour reprendre mon souffle, jetant un dernier regard autour de moi. Je ne ressentais toujours rien. J'étais seul.
— Ayden, où es-tu...?
Ayden ne m'aurait jamais quitté délibérément, ou du moins pas dans mes rêves. Il avait toujours été là, alors pourquoi serait-il parti, aujourd'hui de tous les jours? Avait-il été capturé, emmené loin de moi, si loin que même mon monde de rêves ne pouvait plus le percevoir? Était-il en danger, pendant que je dormais paisiblement à sa recherche? L'horreur me força à me recroqueviller sur moi-même, tremblotant face à la vaste infinité de l'univers devant moi. Une voix dont j'avais ignoré la présence jusque maintenant se réveilla, me réprimandant pour ma couardise et m'échauffant de rage, mais je n'arrivais pas à écouter cette fierté. J'avais beau être un dragon, l'idée de devoir me retrouver sans Ayden me pétrifiait. Sans lui, je ne pouvais rien faire.
Les muscles de ma poitrine et de ma gorge se contractaient malgré moi et mes membranes tremblaient sporadiquement alors que je piaillai ma terreur, dans l'espoir vain de retrouver celui que j'avais perdu. Mais personne ne me répondait. Tout comme quand je m'étais réveillé pour la première fois, j'étais véritablement seul.
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Je fus réveillé en sursaut par un craquement sourd près de moi. Le sommeil alourdissait encore mes yeux, m'empêchant de voir autre choses que des silhouettes sombres dansant près de moi. Par réflexe, je fermis ma mâchoire sur la première chose qui me tomba sous les dents, grondant toute ma rage dans l'espoir que le danger ne passe.
— Aïe!, aboya une voix familière. Bordel, je te sauve la vie et c'est comme ça que tu me remercies?
Je secouai la tête et ma vision s'affina enfin : j'étais allongé dans la pénombre d'une petite alcôve de roche, près d'un feu de camp crépitant. A côté de moi était assis Räeghan, sa main ensanglantée à sa bouche et les traits tirés de consternation. La nuit était noire et silencieuse, seulement dérangée par le grésillement des grillons et l'ébrouement de deux chevaux, attachés à un tronc non-loin de nous. Le long de mon bassin brûlait encore la désagréable douleur fourmillante de la flèche de sommeil qu'on m'avait tiré dessus : c'était donc toujours le même jour depuis l'attaque des Gardiens. Néanmoins, je ne sentais pas l'odeur des chiens : ils avaient dû perdre notre trace.
Je levai la tête vers le blond en renâclant, mes membranes tremblant d'angoisse.
— Où est Ayden?, couinai-je d'une voix pâteuse. Et Sÿervik?
— Je ne sais pas trop, je ne les ai pas vu voler, mais je suis sûr qu'ils sont ensembles : j'ai entendu le sifflet. (Räe soupira, une mine étonnamment lasse sur son visage d'habitude si expressif :) J'espère qu'ils vont bien et qu'ils ont trouvé un endroit où se reposer...
La réponse me laissa glacial. Je frissonnai et poussai un geignement, me recroquevillant près du feu pour récupérer un peu de sa chaleur.
— Orthal veut voir Ayden...
— Je sais... mais il n'est pas là pour le moment. Il faut que tu te débrouilles seul le temps qu'on le retrouve. Ne t'inquiète pas, tu n'as rien à craindre avec moi à tes côtés. Je dirais même que tu es plus en sécurité, maintenant.
Je renâclai à sa réponse peu satisfaisante. Le blond ne répondit pas et commença à trifouiller dans un sac sans me dire mot, ce qui ne me dérangea pas pour le moins du monde.
Honnêtement, je n'appréciai pas vraiment la présence du blond. Ma première impression de lui avait laissé une marque bien trop profonde, mais après quelques semaines à m'accoutumer à sa présence, j'avais fini par trouver sa compagnie toujours aussi déplaisante qu'au départ. Il était bien trop têtu, trop bruyant, trop précipité, trop imbu de lui-même et trop imprévisible. Comparé au calme relaxant d'Ayden, lui était comme une tempête inarrêtable : il allait et venait selon ses caprices et arrachait tout sur son passage, qu'on le veuille ou non.
Je ne comprenais pas ce qu'Ayden trouvait d'attachant chez ce lunatique avec qui il parlait pendant des heures durant, à se partager des histoires qu'Ayden ne m'avait jamais partagé jusque-là. Ils riaient ensemble à des blagues que je n'avais jamais entendu, mangeaient ensemble des plats que je n'avais jamais senti, ils jouaient même à des jeux qu'Ayden ne m'avait jamais appris et qui se jouaient sur une table. Pourquoi partageait-il tant de choses avec une personne aussi effrontée et étrange, plutôt qu'avec moi? Ils étaient pourtant aux antipodes l'un de l'autre, ils ne devraient pas pouvoir se supporter autant. Je n'avais jamais compris, et ce sentiment de frustration et de confusion continuait de bouillir en moi à chaque fois que je croisais le regard perçant de cet Autre qui était en train de m'arracher la personne que j'aimais le plus au monde.
En parlant du loup : Räeghan avait reposé son attention sur moi et se pencha en ma direction, une main tendue vers mon flanc et l'autre agrippant quelque chose que je ne voyais pas. Je me tendis et déployai mes membranes par réflexe, un grondement sourd naissant dans ma gorge.
— Doucement, dit-il à demi-mot. Je vais juste te rafistoler un peu.
Il pointa la blessure de la flèche de sommeil sur mon flanc : l'arme n'était plus là, mais la plaie était ouverte et saignait légèrement, répandant une douleur engourdissant le long de ma cuisse. Je lui jetai un dernier regard méfiant avant qu'une nouvelle vague de douleur ne me pousse à m'approcher de lui, levant mon aile pour lui faciliter le travail. Räe observa la plaie un instant avec une mine pensive avant de sortir des herbes de son sac, les considérant avec une confusion certaine.
— Ayden avait utilisé ces plantes pour soigner Sÿervik, marmonna-t-il en écrasant avec hésitation les plantes avec une pierre. Du moins, je crois... elles y ressemblent, en tout cas...
Le jeune homme étala la mixture pâteuse créée sur ma blessure et pressa dessus d'une main étonnamment douce. Un spasme de douleur me fit contracter mon aile vers le haut. Elle manqua de frapper Räeghan en plein visage, mais il l'esquiva d'un mouvement vif de la tête. Je poussai un sifflement endolori alors qu'il serrait sa poigne sur ma plaie, intensifiant la douleur, mais au fil du temps, je pus sentir les salves se ralentir et devenir de moins en moins fortes, jusqu'à n'être qu'un simple picotement sur mon flanc. Ma respiration auparavant erratique se ralentit et je poussai un soupir d'aise. Räe, visiblement satisfait, leva la main et la déposa sur le haut de mon crâne. Je le laissai me caresser, trop fatigué.
Alors que je somnolai entre l'éveil et le sommeil et que mes membres commençaient à s'alourdir, une odeur alléchante titilla mes narines et me fit me redresser soudainement : Räe me tendait un morceau de lard fumé. Mon ventre se mit à gronder sourdement, lui arrachant un rire.
— Il y a aussi de l'eau sur le cheval, si tu veux.
— Merci..., marmonnai-je en attrapant la viande entre mes crocs.
Mon repas était sec et frugal, mais il satisfaisait tout de même mon estomac. Je poussai un vrombissement de contentement alors que j'avalai ma dernière bouchée, qui laissa un arrière-goût salé dans ma bouche. Enfin repu et apaisé, je pouvais sentir mon corps s'alourdir et devenir de plus en plus somnolent. Je posai mon museau dans le creux de mes pattes croisées et fermai les yeux, bercé par le crépitement du feu et le bruissement des arbres.
— Que faire, maintenant?, demandai-je après un bâillement.
— Je ne suis pas sûr, répondit Räe, frottant son bouc entre ses doigts. Je n'ai aucune idée d'où sont parti Sÿervik et Ayden. Ils sont peut-être à des kilomètres d'ici, les retrouver sans aide serait impossible... (Après un instant de réflexion, son visage s'éclaira soudainement et il se tourna vers moi :) Mais je connais des gens qui pourraient y arriver! Ils sont très doués pour la traque, et ils connaissent les forêts alentours comme leur poche. Avec un peu de chance, le temps qu'on arrive chez-eux, ils les auront déjà trouvé!
— Des gens? Dans la forêt? Ils vont nous aider?
— C'est... (Räe toussota, visiblement gêné :) Ça, c'est une autre question, mais je suis sûr que si Ayden finit par les rencontrer, il arrivera à se les mettre dans la poche. Il a les bons mots pour apaiser les gens.
— Apaiser... les gens sont en colère?
— Oui, disons... qu'ils n'aiment pas vraiment que les étrangers empiètent sur leur territoire. Surtout quand il s'agit d'humains.
— Attends... (Je fronçai mes arcades sourcilières, perplexe :) Les gens pas humains?
— Pas... exactement... (Räeghan dut voir ma mine, car il leva les mains et un sourire maigre tira ses lèvres :) Mais ne t'inquiète pas, hein! Il n'y a rien à craindre : tant que Sÿervik est avec lui, il ne risque rien.
Cela ne me rassura pas du tout : qu'est-ce que Räeghan savait et que je ne savais pas? Je ne sentais aucune odeur qui sortait de l'ordinaire dans cette forêt : simplement celles, habituelles, de l'humus, de la rosée, des daims et des loups. Qu'est-ce qui nous attendait pour la suite de ce voyage dont j'ignorai la destination? Je l'ignorai, et l'idée de ne pas savoir me faisait trembler de terreur.
Néanmoins, j'étais trop fatigué pour continuer de réfléchir : malgré le sommeil de plomb qu'avait causé la flèche de tout à l'heure, je ne me sentais absolument pas reposé, sinon pataud. Mes paupières s'alourdissant toujours plus, je me laissai rapidement aller à un sommeil frissonnant, alors que le hurlement lugubre des loups perçaient le silence de mort de la nuit.
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