Chapitre 3 : Le rêve
Ayden reprit sa respiration, les joues rougies par l'improbabilité de la confession. Sardas, lui serrant encore le poignet, semblait étrangement calme après une telle histoire, mais Ayden pouvait voir sa colère trahie par sa lèvre tremblante et son sourcil froncé.
— C'était la chose la plus imprudente que tu aies pu faire, Ayden, souffla le médecin. Tu aurais pu être gravement blessé, ou pire... si ton père apprenait ça, il...
Ayden baissa les yeux vers sa blessure, honteux. Le silence demeura un instant, avant que Sardas ne soupire longuement. Il sentit alors la main de son maître lui mettre une tape sur l'arrière de la tête et ses doigts noueux s'enfoncer dans ses cheveux pour en remuer les boucles noires. Le geste prit Ayden de court et il poussa un petit cri surpris.
— Mais tu es vivant et le dragon est mort, c'est tout ce qui compte, continua le vieil homme avec un sourire. J'espère que cette rencontre t'as appris une bonne leçon, et qu'elle n'est pas le présage de quelques cachotteries de ta part...
— Qu'est-ce que tu veux dire par là...?
Les petits yeux marrons de Sardas se mirent à briller de leur éclat d'amusement habituel.
— Qui sait pourquoi le dragon t'a épargné : peut-être que ton âme n'était pas assez pure à son goût...
— Quoi? C'est pas vrai, je suis plus pur que personne!
L'herboriste se mit à rire devant l'offuscation sincère de son apprenti, mais celui-ci retrouva rapidement le sourire en entendant le gloussement affreusement contagieux de son maître. Une fois l'atmosphère calmée, le vieil homme décida de s'en aller, laissant Ayden à sa montagne de lettres froissées. Le jeune homme, seul avec ses pensées, perdit lentement son sourire avec un soupir las. Se pouvait-il que la blague de Sardas cachait une vérité plus profonde que ça...?
Un frisson instinctif lui traversa l'échine, mais il l'ignora et posa un nouveau parchemin sur son bureau. Ce genre de questions futiles pouvait attendre. Son père attendait de ses nouvelles.
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Il faisait encore noir quand Ayden se réveilla. Seuls les rayons de la lune passant à travers ses rideaux lui permettaient d'entrapercevoir les contours des meubles de sa chambre. Il soupira et frotta ses yeux fatigués : un bruit avait dû le réveiller plus tôt que prévu. Il ouvrit un rideau pour regarder dehors, espérant voir quelque chose qui justifierait son réveil inopiné, mais la nuit était claire et sans nuages, et les toits de Mérégris, comme d'habitude, ne laissaient rien voir d'anormal.
Soupirant de nouveau, il se tourna vers son lit et se pétrifia : là, paisiblement endormi sous ses draps, se trouvait Ayden. Il était dans une position étrange et son épaisse chevelure noire avait été entremêlée par un sommeil agité. Ayden s'observa dormir un instant, mais son attention se reposa sur ses propres mains : sous la lumière de la lune, elles semblaient presque scintiller d'une teinte bleutée. Il se pinça le bras, mais cela ne fit que le faire grimacer.
Était-ce un rêve? Il jeta un nouveau regard vers le paysage derrière sa fenêtre, le souffle coupé. Si c'était le cas, il était incroyablement réaliste : aucun détail de Mérégris ne manquait au tableau. Néanmoins, quand il se frotta de nouveau les yeux, il eut l'impression de voir... quelque chose en plus. Ce n'était qu'un détail, mais les couleurs de cette Mérégris semblaient différentes, plus vives malgré la pénombre. Les étoiles paraissaient briller plus fort que des lucioles. Les bannières de la foire semblaient être des flammes rougeoyantes sous le vent. Les arbres plantés çà et là avaient un éclat plus vert que toutes les forêts du monde. La lumière des torches était presque aveuglante de leur orange tournoyant. Malgré le silence de la nuit, même sans la foire pour animer la ville, tout semblait plus beau. Plus vivant, même. Jamais il n'avait vu ça.
Une dernière œillade vers l'arrière le décida : il semblait dormir à poings fermés, il n'avait aucune raison d'essayer de se réveiller tout de suite. Alors sans hésiter, il ouvrit la fenêtre et en enjamba le rebord pour se laisser glisser sur le toit juste en dessous. Voyant que l'ardoise ne glissait étonnamment pas sous son poids, il se mit à trottiner, puis à courir, soulevant des nuages de poussière argentée sur son passage. De si haut, Mérégris était minuscule, ses rues sinuant telles des tunnels de fourmis. Avec le vent qui soufflait dans ses cheveux, il avait presque l'impression de voler. La pensée lui arracha un rire : épris d'une bouffée de confiance, il sauta de son toit pour s'agripper à une charpente en contrebas. Son pied glissa, mais il parvint à se redresser au dernier moment et il continua sa course infatigable vers le pavé.
Une fois arrivé, il se laissa souffler, le sourire aux lèvres, mais son regard intrigué fut détourné par un volute de couleur terreuse qui dansait près du sol telle de la brume. Quand il s'accroupit et approcha sa main, la couleur explosa en teintes diverses de craie et d'argile, sa forme vrillant dans toutes les directions et l'enveloppant entièrement. Une étrange chaleur l'enserra et une agréable odeur de terre et d'humus lui titilla les narines. L'envie de sombrer dans le sommeil le prit de court, mais il parvint à l'ignorer et se releva précipitamment, des questions plein la tête.
Stupéfait, il trottina vers une torche déversant des vagues chaleureuses de jaune et de rouge. Bien que ses doigts soient dangereusement proches des flammes crépitantes, il ne ressentait aucune douleur, au contraire : alors que sa main glissait sur le feu, les couleurs la suivaient et courraient le long de son bras, apportant avec elles leur chaleur et leur éclat qui lui chatouillèrent la nuque. Emportées dans leur élan telle des comètes à la traînée interminable, elles continuèrent leur route, ricochant le long des murs en y laissant une vague odeur de fumée. Ayden courut à leur suite, tout sourire.
En passant devant les maisons, il en reconnut les résidents derrière les fenêtres, en train d'éteindre leurs bougies après une bonne journée de travail. Il aperçut aussi deux Gardiens en train de patrouiller dans les rues, mais ils ne semblaient pas faire attention à lui. Quand il arriva près d'eux pour tendre la main, les soldats firent un nouveau pas en avant et au lieu de le percuter avec leur bouclier orné d'un œil doré percé de lances, ils lui passèrent au travers comme des spectres. Ayden poussa un soupir surpris et regarda les Gardiens bifurquer dans une ruelle sans même faire attention à lui.
Quel étrange rêve... même les visages des gens étaient familiers, leurs mimiques aussi... tout semblait si irréel et pourtant si normal... ses mains effleurant les murs des bâtisses arrachaient des éclats de grisaille et de beige qui dansaient devant ses yeux brillants. Ses foulées soulevaient le brun de la terre et les étincelles argentés de la poussière. Quand ses cheveux frôlèrent le feuillage d'un arbre, le vert et le rosé virevoltèrent, lui apportant des fragrances enivrantes. Le vent sec et porteur de parfums étrangers gonflait ses vêtements dans un tourbillon de bleu nuit semblable au ciel. Même sa propre respiration semblait être faite d'un bleu glace tournoyant. La pléthore de couleurs et d'odeurs lui donnait le tournis : alors qu'il passait un virage un peu trop serré, sa vision se troubla brusquement et il chuta avec un cri surpris.
Ayden tenta de se redresser, mais l'esprit encore sonné par le coup, il retomba en gémissant. Il lui fallut plusieurs minutes à haleter contre le pavé pour que ses vertiges disparaissent et qu'il puisse s'asseoir sans retomber immédiatement. Autour de lui, les couleurs se dissipaient lentement alors que leur danse effrénée se calmait, le laissant à la fraîcheur de la nuit. L'engouement qui faisait palpiter son cœur s'était effacé pour laisser place à une sensation de fatigue frissonnante. Il frotta ses yeux alourdis. Il était peut-être temps pour lui d'arrêter ce rêve bizarrement éprouvant : il avait la sensation qu'il n'allait pas être totalement reposé après un tel songe.
Il continua la route à pieds, l'envie de crapahuter sur les charpentes étant passée. Il fut stoppé dans son élan quand il entendit un bruit brusque, tel un claquement résonnant contre le vent, puis un autre, plus rapide, juste derrière-lui. Le vent ne soufflait plus : il était largement surpassé par le bruit toujours plus impétueux. Ayden sentit ses muscles se tendre alors que le son s'intensifiait, mais quand il se retourna, il ne vit rien, ce qui n'arrangea pas son anxiété. Un autre bruit sourd le secoua et un second fit trembler les bâtisses autour de lui : c'était tout proche. Le cœur battant la chamade, Ayden se tint campé sur place, à l'affût de la chose provoquant un tel vacarme.
Un énième craquement ébranla les charpentes et l'écho d'un gargouillis guttural et terriblement familier lui parvint, semblable au grondement de l'orage. Au-dessus de lui, il crut voir le ciel obscurci par un nuage de cendre et de cuivre, mais avant qu'il ne puisse jauger la situation, il avait déjà détalé. Il remercia d'une prière ses instincts quand un tremblement ébranla le sol, suivi par ce qui semblait être le bruit d'une énorme masse bondissant d'un pas lourd et désordonné. Il retint une envie irrépressible de hurler en entendant les sifflements gutturaux derrière-lui, dont l'intensité croissance indiquait que son poursuivant approchait — et rapidement —.
L'étroitesse des rues et les hauts bâtiments n'arrêtèrent pas la chose qui le poursuivait : son souffle ardent lui léchait le cou et son ombre interminable se projetait juste devant-lui comme un avertissement lugubre. Ayden n'osait pas jeter un regard en arrière, de peur de perdre le millième de seconde nécessaire à sa survie. Alors il courait à la place, toujours plus loin dans les ruelles les plus sombres, priant entre deux souffles erratiques pour avoir la vie sauve et être libéré de ce cauchemar.
Plus la poursuite durait, plus Ayden avait l'impression de tourner en rond : les rues commençaient à se confondre et son esprit embrumé par l'adrénaline l'empêchait de prendre une décision plus complexe que courir sans aucun but. Chaque foulée brûlait ses poumons et enveloppait ses jambes dans une chaleur qui l'engourdissait, alors que son poursuivant semblait infatigable et continuait à griffer les murs à la recherche d'un espace où passer. Il devait trouver une cachette pour souffler et vite. Un coup d'œil à gauche : rien. Un coup d'œil à droite : rien non plus. Un sentiment d'impuissance et de fatigue lui saisit les muscles, mais la terreur d'être attrapé lui permit à accélérer de nouveau.
Ce ne fut néanmoins pas assez pour compenser son manque d'inattention : alors qu'il atteignait l'une des places de Mérégris, une lourde masse le projeta sur le côté et le fit rouler sur le pavé avec tellement de force qu'il crut que son cœur s'était arrêté sous le choc. La poussière soulevée l'empêchait de respirer et lui piquait les yeux, mais il pouvait sentir l'ombre de son poursuivant obscurcir sa vue et ses grondements de tonnerre percer ses oreilles sifflantes. Il ne voulait pas rouvrir les yeux. Il avait peur de découvrir l'origine de ce cauchemar s'il venait à les ouvrir. Alors il se recroquevilla sur lui-même, dans l'espoir qu'il se réveille de ce mauvais rêve avant que la bête ne le déchiquette.
Ayden entendait les renâclements lourds du monstre et ses griffes cliqueter contre les pavés, mais il ne sentit aucun appendice transpercer sa chair. L'haleine brûlante de la chose soulevait ses cheveux et les grondements gutturaux qu'elle émettait le faisaient trembler comme une feuille, mais aucune gueule bavante ne vint le dévorer vivant. La silhouette noire dansait derrière ses paupières comme une ombre serpentine, mais sans jamais l'approcher. Étonné, il fut presque tenté d'ouvrir les yeux, mais il se résigna avec un frisson. Il ne devait pas s'attendre à quoi que ce soit venant de ses rêves.
Néanmoins, les chants étouffés et mélancoliques qui atteignirent ses oreilles ne furent pas du tout ce à quoi il s'attendait. Les sombres mélopées, les sifflements glaçants et les pleurs accablants formèrent un nœud d'effroi et de réalisation dans son estomac. Quelque chose parlait. Il ne pouvait pas en comprendre les mots, mais ça parlait, il en était sûr. La bête semblait se répéter inlassablement d'une voix traînante, avec une tristesse effroyable qui rappela presque à Ayden les chants mortuaires nordiques. Il tendit l'oreille pour tenter de reconnaître un dialecte quelconque dans ces susurres, en vain. Malgré les heures passées à la foire de Mérégris à écouter les étrangers sans raison, il ne reconnaissait pas cette langue sifflante et étrangement captivante.
— Yua sonnize, yua jassan... Skarr Ta'Ssiir, ukitaii... ryhass'stassi. Ryhass yua Drah'Ssize littiir... ryskydda yua lina kon tua Ssar...
Son cœur se serra inconsciemment à ces mots, si fort que sa poitrine le brûla. Il commença à haleter et à suffoquer alors que la voix susurrante lui caressait les oreilles et l'engloutissait dans l'accablement. Il serra ses jambes contre son torse avec un gémissement alors qu'il sentait l'ombre se rapprocher de lui.
— Yu'ssrom tua Ssar, tul'paek ssrom ayt. Tul'ryorass tua eaze, Ta'Ss!
— Non! Vas-t'en!
Il balaya l'air de son bras pour tenter d'éloigner l'ombre, en vain : il poussa un cri de douleur quand la chose lui saisit l'avant-bras et le plaqua au sol. Un réflexe de terreur le força à entrouvrir les yeux, mais son corps se pétrifia quand son regard plongea dans l'abysse d'un iris d'or brillant fendu d'une pupille noire. Son cœur rata un battement, puis un deuxième alors que la gueule embrumée de noir et de rouge s'approchait de son visage, les crocs dévoilés. Pourtant, ce ne fut pas la vision terriblement familière qui l'horrifia, mais le regard de l'ombre. La colère ne brillait pas dans cet océan ambré par le mal : à la place, sa gorge se serra quand la vague de détresse qui s'en dégageait le frappa comme la houle.
— Lim iia yua... ue, lim iia nuii volk, Ta'Ss littiir!
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Ayden se réveilla en sursaut, trempé de sueur et la respiration haletante. Son avant-bras bandé semblait lui faire plus mal que jamais et la douleur le lançait jusque dans l'épaule. Il prit quelques goulées d'air paniquées avant de parvenir à contrôler sa respiration. Il soupira longuement et redressa la tête : la lumière blafarde venant de sa fenêtre indiquait que le soleil n'allait pas tarder à se lever. Il essuya son front trempé de sueur d'un revers de manche et laissa à son cœur le temps de se calmer.
Quelque chose dévala ses joues. Il leva sa main valide pour les essuyer et vint à constater, les yeux bouffis et le cœur lourd, qu'il avait pleuré dans son sommeil.
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