Chapitre 29 : Les raisons de Räe
Un autre jour, Ayden fut réveillé en sursaut par un fracas assourdissant. Malgré la couverture sur ses épaules, il ne put s'empêcher de frissonner : un courant d'air matinal s'échappait de ce qu'il restait de la fenêtre en face de lui, réduite en mille morceaux par la silhouette familière et haletante qui venait de s'écrouler au bord de son lit. Poussant un soupir de soulagement, il posa sa main sur le dos d'Orthal et remarqua que le cuir, d'habitude lisse et froid, avait pris une texture rugueuse et assez désagréable sous ses doigts. En baissant les yeux, il remarqua que sur le bassin du dragon était encore dessinée l'horrible blessure que les chiens lui avaient laissé, rouge vive et peinant à cicatriser. Ses doigts passèrent sur les minuscules coupures que les bris de verre avaient laissé dans les flancs du reptile, telles les rayures d'un zèbre sanglant.
— Orthal... comment es-tu arrivé ici? Tout va bien?
Orthal lui répondit avec un jappement guttural, les yeux brillants d'une teinte dorée inhabituelle. Au fil des mois, le dragonnet avait fini par remarquer que cette couleur métallique mettait Ayden mal à l'aise, alors il avait toujours tenté de conserver une agréable tonalité bleutée dans ses iris, qui lui faisait penser à un ciel d'hiver. S'il ne parvenait pas à contenir cet éclat ambré, c'était qu'il était agité. Quelque chose n'allait pas. Les cliquetis métalliques venant du dragon lui firent remarquer que l'animal avait encore une partie du harnachement du rituel de Purification autour du poitrail et du cou. S'il avait été en sécurité jusque-là, pourquoi était-il encore prisonnier de ces liens?
— C'est pas chez nous, Orthal, souffla-t-il en levant les yeux vers les meubles renversés et les rideaux déchirés. T'as tout cassé...
Avant qu'Orthal ne puisse lui répondre, la porte s'ouvrit avec un claquement sourd et Räe apparut, l'air furibond. Il ne lui adressa même pas un regard et pointa le dragonnet d'un doigt tremblant de colère. Ayden vit avec stupeur que la manche de la chemise si raffinée du jeune homme avait été déchirée et était imbibée d'un rouge sanglant.
— Te voilà, sale bête!
Ses bottes claquaient contre le parquet alors qu'il s'approchait dangereusement du lit. Le cœur d'Ayden s'alourdit quand le grondement d'Orthal emplit l'air d'une tension palpable et que le reptile se campa sur ses pattes, tendues comme la corde d'un arc prêt à lâcher. Sans même réfléchir, il se posta entre les deux adversaires, levant le bras pour garder Räe à distance, mais ce dernier l'écarta d'un coup de coude dans le flanc et d'un œil noir. Sa respiration fut coupée et il dut s'appuyer sur une chaise pour ne pas tomber. Le grondement d'Orthal se transforma en un gargouillis sifflant horriblement familier, et juste avant qu'Ayden ne puisse l'arrêter, le dragon avait bondi vers le blond, griffes et crocs sortis. Ayden ne put que pousser un cri de surprise, impuissant face à la scène.
Heureusement, Räe avait protégé son cou et le dragonnet fit claquer ses mâchoires dans le vide, son poids les faisant tous les deux basculer en arrière. Le blond tenta d'enserrer le cou du reptile dans ses deux mains pour le stopper dans sa rage, mais Orthal était bien sorti de ses premiers mois frêles et vulnérables : son garrot arrivait maintenant à la taille d'Ayden et il était probablement aussi lourd que les chiens géants du grand Nord. Il parvint donc à garder Räe cloué au sol sans problèmes, ses deux pattes de devant pressant contre sa poitrine et ses crocs s'acharnant à tenter de lui mordre le visage. En équilibre sur sa queue trapue, ses pattes arrièrent se soulevèrent et ses serres commencèrent à labourer le bas de son ventre.
Les vêtements de cuir parvinrent à absorber une partie de l'attaque, mais Räe siffla tout de même avant de repousser le dragonnet d'un coup de pied, lui arrachant un glapissement essoufflé. Ses esprits recouverts, le reptile bondit de nouveau sur ses pattes tremblants et Räe se releva avec un sourire endolori. Remarquant alors l'éclat scintillant d'un poignard dans la poigne du blond, Ayden hurla de surprise.
Il n'avait presque plus le temps d'agir, mais il fit tout de même, dans un espoir vain de tout arrêter : alors que le dragonnet bondissait de nouveau vers son adversaire, Ayden agrippa l'une des chaînes encore liée à son collier et tira aussi fort que ses bras le lui permettaient. Il manqua d'être emporté par la force du bond d'Orthal, mais il tint bond et le reptile glapit, son souffle coupé par les liens qui le gardaient au sol. L'oeil brillant de fureur, il se retourna vers lui, tel un prédateur ayant trouvé une nouvelle proie plus facile. Ayden se figea quand le dragon gronda vers lui. Jamais la créature n'avait agi comme cela, auparavant. Elle avait déjà blessé auparavant, mais ça avait toujours été un accident : mais ce qu'il sentait dans son regard aujourd'hui, c'était bien le désir de tuer.
Les larmes de terreur avaient commencé à couler sans qu'il ne puisse les contrôler et il cria avec une voix éraillée :
— Arrête, Orthal! Tous les deux, arrêtez!
Le silence se fit pesant. Ayden, les mains crispées sur la chaîne, tentait de rester calme malgré la terreur profonde que lui procurait les deux regards fixés sur lui, tous deux fiévreux de colère et de confusion, prêts à se jeter à la gorge de l'autre. Il serra les dents et passa son regard peiné et déçu du dragonnet à Räe. Leurs muscles étaient encore tendus et semblaient encore prêts au pire si l'un des deux venaient à remuer le sourcil.
— Que se passe-t-il, à la fin?!
— Autre être dangereux pour Ayden, siffla Orthal, les crocs dévoilés. Prison, danger, Orthal avoir mal.
— Non, Orthal, on est plus en prison. On a plus rien à craindre, personne ne nous fera de mal, ne t'inquiète pas...
— Ton putain de dragon m'a mordu!, craque Räe en levant son poignet ensanglantée.
Ayden n'eut pas à réfléchir longtemps pour comprendre les implications de la situation. Il leva les yeux vers le blond, les sourcils froncés.
— Où était Orthal? Tu avais dit qu'il était en sécurité.
— Il l'était, jusqu'à ce qu'il m'attaque et ne s'échappe de l'endroit où je l'avais enfermé-
— Tu as enfermé Orthal?! Et tu t'étonnes qu'il soit agressif?!
— C'était pour sa sécurité! Je voulais être sûr qu'il ne présentait aucun danger avant de te le rendre, y'a rien de mal à ça! C'est pas comme si c'était, je sais pas, un putain de dragon!
— Tu aurais au moins pu me prévenir...
Ayden, agenouillé sur le plancher, s'agrippa à l'armature du collier d'Orthal et attira le dragonnet contre lui. Il passa une main tremblante d'émotions sur son cou et lui grattouilla l'arrière du crâne, sachant que cet endroit le démangeait énormément d'habitude. Le reptile refusa de vrombir sous la caresse, le faisant frissonner d'appréhension. S'il décidait de redevenir agressif, il ne savait pas s'il pourrait le retenir à nouveau.
— Je l'ai soigné, si c'est ce qui t'inquiète, souffla Räe avec une petite voix et un regard fuyant, comme s'il commençait à se sentir coupable de la tension de la pièce. J'ai fait ce que j'ai pu, on va dire. Je lui aussi donné à manger tous les jours, mais ça ne l'a pas empêche de me becqueter le bras et de s'enfuir.
Ayden baissa les yeux vers la blessure de morsure du dragonnet et remarqua les traces anciennes d'un cataplasme de plantes qui y avaient été déposée. A en juger par la cicatrisation actuelle de la plaie, ça avait été un travail affreux digne du pire des amateurs, mais il préféra ne pas le faire remarquer.
— Mais..., continua-t-il, les sourcils froncés. Pourquoi l'as-tu gardé avec toi? C'est un dragon, personne ne voudrait d'un dragon près de chez soi, c'est... pourquoi fais-tu tout ça pour moi, c'est pas normal...!
— Personne ne connaît l'existence de cette baraque et personne ne sait que je l'utilise. Tant que ta bestiole reste ici, personne ne pourra remonter les sources jusqu'à moi. J'ai rien à craindre, donc je peux faire ce que je veux. (Räe claqua la langue, agacé :) Je t'ai sauvé parce que j'en avais envie, ça te suffit pas, comme raison?
— Non, ça ne suffit pas! Les gens raisonnés n'aident pas les gens à s'échapper de prison parce qu'ils en ont envie! Tu ne sais même pas qui je suis! Qui te dit que je suis pas un fou furieux qui chercha à, je sais pas, élever un dragon pour dominer le monde?!
— Et qui t'as dit que j'étais quelqu'un venu pour te sauver...?
Le regard de Räe sembla beaucoup plus sombre derrière ses mèches alors que l'homme approchait, sa dague encore en main. Orthal émit un grondement sourd en réponse, s'interposant entre Ayden et le blond avec son corps massif. Mais l'homme finit par rire, tirant une chaise pour s'y avachir.
— Je plaisante. T'es moins naïf que ce que je pensais, en tout cas. (Räe défit son gant de cuir, dévoilant la blessure de morsure, telle une série de poinçons ensanglantés, sur sa peau pâle :) Il a de la force, ton bestiau, et il est loyal. C'est bien. Faudra juste lui apprendre quelques bonnes manières, et il sera un compagnon inséparable pour te protéger.
Le blond poussa un nouveau rire sarcastique, intimant à Ayden de se détendre avec un soupir tremblant. Il était intimidé par la capacité presque herculéenne du jeune homme à retrouver rapidement son calme, alors qu'il avait manqué de se faire déchiqueter par un dragon cinq minutes auparavant, et s'était presque décidé à le dépecer vivant pour s'en faire un trophée. Décidément, il avait des gens en ce monde qui le fascinaient autant qu'ils le terrifiaient...
— Mais tu n'as toujours pas répondu à ma question, Räe.
— Hm?
— Pourquoi m'as-tu sauvé, et pourquoi as-tu gardé Orthal?
— Je te l'ai déjà dit, Ayden. (Räe sourit et des fossettes se creusèrent sur ses joues :) Je l'ai fait parce que je pouvais le faire.
Ayden ne put s'empêcher de pousser un rire nerveux en entendant de telles paroles.
— Donc... tu l'as vraiment fait sur un coup de tête, c'est ça...
— Disons que vingt-cinq pourcent de ma décision s'est basée sur ça... un autre vingt-cinq parce que je supportais pas que tu sois dans ce trou.
— Et le cinquante pourcent restant?
Un sourire en coin s'étira sur ses lèvres et Ayden sentit ses muscles se tendre inconsciemment d'anticipation.
— Je te le dirai plus tard.
Ayden soupira et rit doucement, dévasté et en même temps amusé par la prévisibilité de la réponse. Räe était décidément un drôle de personnage : sa façon d'agir était vraisemblablement prône à la taciturnité et au mystère, mais une fois dénouée, sa langue semblait décidée à déverser des mots à toute vitesse, comme si elle était une partie indépendant de sa volonté. Quelle partie de la personnalité de ce jeune homme était une façade? Comment un adulte aux airs si matures et raffinés pouvait-il être habité par l'attitude abrasive d'un enfant en quête d'attention. Il l'ignorait. Mais ce qu'il savait, c'était qu'il n'allait sûrement pas s'ennuyer avec lui.
Et c'est moi, le naïf...
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