Chapitre 26 : Chaos et souvenir
Quand Ayden ouvrit les yeux, tout ne fut que Chaos.
Ici, pas de danse relaxante des couleurs du monde comme dans ses rêves : à la place, des éclats vifs allaient et venaient devant ses yeux comme des bris de verre aux couleurs douloureuses. Il avait beau fermer les yeux et se débattre, les éclairs de rouge et de noir l'enserraient avec une force inimaginable comme des chaînes. Et au milieu de cette mer d'étincelles inarrêtable nageait la forme noire de Feu-de-Sang. Ses yeux d'or roulaient dans leurs orbites, comme à la recherche de quelque chose, et sa respiration haletante exhalait des volutes gris qui l'asphyxiaient.
Ses oreilles sifflaient de douleur alors que des centaines de sons l'encerclaient, comme s'il était piégé dans une caisse de résonance avec une foule devenue folle. Chaque parole était comme un crissement strident, et chaque pas devenait un coup de tonnerre assourdissant. Feu-de-Sang chantait sa peine, lui aussi, avec une émotion presque humaine : il se contorsionnait comme un poisson hors de l'eau et poussait des cris stridents et éraillés qui tordait d'angoisse le cœur d'Ayden.
Après des semaines dans un silence presque absolu et dans un ennui des plus total, autant de stimulation était tout bonnement insupportable : c'était comme recevoir des centaines de coups de couteau à chaque seconde qui passait. Il n'arrivait pas à intégrer le non-sens de ce qu'il se passait devant lui, et le bourdonnement qui émergeait de son crâne ne faisait qu'accentuer le mal-être de tous ses membres glacés et tremblants. Comment cet endroit pouvait-il être le fameux Plan Astral, l'endroit divin où on lui avait promis respect, sagesse et renaissance? C'était inconcevable.
Il voulait que ça cesse. Il fallait que ça cesse. Il tenta de tendre tous ses muscles endormis par le froid, mais il se sentait trop faible et il abandonna rapidement. Il ouvrit la bouche pour tenter d'appeler à l'aide, mais les bris de verre multicolore s'engouffrèrent dans sa gorge en réponse, et ses cris ne formèrent que des bulles pourprées qui se perdirent dans les profondeurs du Chaos avec les chants de Feu-de-Sang, leurs couleurs se mélangeant quand elles entraient en contact.
Il faut partir.
Ayden se tendit en entendant la pensée, résonnante et étonnamment claire, venir non pas de la bouche de Feu-de-Sang, mais de la sienne. Le dragon avait tourné le nez vers lui, ses yeux tels de l'or liquide flottant dans le vide hypnotisant. Non, il ne pouvait pas laisser la créature reprendre le contrôle de ses pensées comme elle l'avait fait durant le Drokhenwäst. C'était trop risqué, mais il se sentait si faible...
Et nos pensées sont si similaires...
Il frissonna alors que l'Ombre ondulait lentement comme un serpent vers lui, éraflant sa peau sur les éclats acérés et laissant couler des nuages pourprés autour d'elle. Il pouvait commencer à sentir son haleine pourprée, brûlante comme un incendie, contre sa peau frigorifiée, mais piégé comme il l'était, il ne pouvait rien faire à part l'observer sans rien dire. Les ailes noires de la bête s'étaient déployées comme une robe déchirée autour d'elle et commençaient à l'encercler dans leur chaleur cuisante. La queue hérissée de piquants s'enroulait autour de ses jambes sans jamais vraiment le toucher. Il ferma les yeux avec un gémissement peiné. Il était trop faible, et il allait enfin être dévoré.
Mais soudainement, tout le Chaos s'arrêta.
Quand il ouvrit les paupières, il se rendit compte qu'il était dans le noir : les ailes de Feu-de-Sang le protégeait des couleurs agressives. Ses oreilles ne sifflaient plus : le vrombissement doux qui sortait de la gorge de l'Ombre masquait tous les autres sons. Il n'avait plus froid : les flammes brûlant dans les yeux de l'esprit faisaient disparaître la fraîcheur. Il fixait la créature qui lui sauvait la vie avec des yeux écarquillés, et alors que ses forces lui revenaient, il tendit la main vers son poitrail sombre et palpitant.
Partons d'ici.
En un clignement d'yeux, il sentit une nouvelle puissance le prendre, et il se retrouva dans le ciel.
Il était si haut qu'il pouvait sentir la fraîcheur des nuages le chatouiller, et pourtant, jamais ce qui se trouvait au sol ne paraissait aussi clair que maintenant : il pouvait voir les arbres bruire sous le vent d'été tel une mosaïque de couleurs, les cerfs gras galoper en troupeaux de plusieurs dizaines d'individu, les oiseaux multicolores chanter sur les rochers. Même les minuscules lapins figés dans les prairies étaient fixés dans sa ligne de mire. Qu'importe où il tournait le regard, il voyait tout.
A une telle hauteur, ses oreilles ne lui servaient pas, mais ce n'était pas gênant, car en plus de voir, il pouvait Sentir. Il Sentait la sève, liquide sacré et vital qui coulait dans les tiges de chaque plante. Il pouvait Sentir les mailles entremêlées du mycélium et de l'humus, qui s'appelaient dans une langue qu'il ne pouvait comprendre, seulement Sentir. Il pouvait Sentir les senteurs cachées des plantes et leurs couleurs insoupçonnées qui attiraient tant les insectes. Il pouvait Sentir les courants des eaux sans y plonger, et les courants de l'air sans les toucher. Il pouvait Sentir le cœur battant des animaux et l'Essence qui coulait dans leurs veines.
Et surtout, il pouvait se Sentir, lui. Les palpitements de son cœur, les inspirations de ses poumons, les flammes dans ses entrailles, la moindre contraction de ses muscles, il ressentait la moindre sensation comme s'il était un géant mécanique dont les engrenages tournoyaient devant ses yeux. Il pouvait Sentir la moindre partie de son corps se battre contre l'appel de la gravité et lui rire au nez avec un battement de ses muscles puissants et un mouvement de la tête. Seigneur, qu'il était puissant! Avec une telle force, il aurait pu soulever des montagnes et faire le tour du monde! L'idée de la peur lui devenait presque étrangère alors qu'il glissait sans effort dans les cieux éternels.
Il volait à une vitesse vertigineuse au-dessus d'une immense forêt rouge parsemée de lacs et entourée d'une ceinture de montagnes immenses, plus grandes que tout ce qu'il avait jamais vu. Un chant profond et harmonieux atteint ses oreilles, et il remarqua la présence d'une créature irréelle, grande comme un arbre et au cou doté de cornes colorées, qui émettaient des sons étranges à chaque fois que la bête expirait son souffle aux éclats dorés. En descendant vers les clairières, il croisa des troupeaux d'animaux bipèdes au corps d'oiseaux colorés, mais au museau et aux pattes de lézards. Les lacs semblaient habiter des poissons immenses qui bondissaient hors de l'eau, comme dans un appel à être dévorés. Mais où se trouvait-il, exactement? Il était sûr d'être dans un de ses rêves habituels, mais cet endroit n'était pas Estepène, il en était persuadé.
Un rugissement, étranger et familier à la fois, l'interpella. Ayden tourna la tête et vit qu'il n'était pas le seul roi des cieux : à quelques mètres de lui, descendant des nuages, apparut un dragon. Bien que visiblement adulte, il était plutôt petit et maigre. Ses ailes étaient échancrées comme celles d'un goéland et colorées de merveilleux motifs circulaires, sa queue était fine comme un fouet et ses petits yeux verts brillaient d'intelligence. Mais ce qui faisait sa beauté finale, c'était son armure d'écailles bleutées, qui bien que peu épaisse, faisait du plus grand effet, avec ses reflets marins qui lui donnait un aspect de gemmes étincelantes.
Alors que le dragon — un mâle, il le Sentait — planait doucement vers lui, il sentit un sentiment éclore dans son cœur. Il avait beau ne l'avoir jamais rencontré auparavant, il aimait instinctivement ce dragon, il le Sentait dans ses tripes. Alors, quand le reptile bleu poussa un rugissement semblable un coup de trompe et replia ses ailes pour descendre en altitude, il le suivit immédiatement, abandonnant son combat contre le vent et se laissant chuter vers le sol à une vitesse vertigineuse. Le mâle tournoyait autour de lui alors que la canopée rouge approchait, mais alors qu'ils s'approchaient du point de non-retour, Ayden sentit ses muscles se tendre mécaniquement, et il atteint le sol avec grâce.
Haletant après tant d'efforts, il pouvait Sentir la chaleur émaner de ses muscles et le recouvrir d'une fine couche de brume. Il mourrait de faim, et les poissons qu'il avait vu dans le lac paraissaient plus délicieux que jamais, maintenant. Il fit un mouvement de la tête en direction du dragon bleu, et celui-ci lui suivit de près : il pouvait le sentir mordiller espièglement son épaule alors qu'ils se dirigeaient vers le lac. Étonnamment, il n'était pas frustré par l'attitude du reptile : il se sentait apaisé par sa présence, sans compter cet étrange sensation d'affection mélangée à un arrière-goût amer de mélancolie profonde. Mais pourquoi?
Quand il approcha l'eau dans laquelle ondulait son repas bien mérité, son cœur rata un battement. Il recula la tête et plissa les yeux plusieurs fois pour tenter de mieux voir ce qui se trouvait devant ses yeux. Pourtant, il ne rêvait pas : ce qu'il voyait dans l'eau, ce n'était pas son reflet, mais celui, clair et sans artifices éthérés, de Feu-de-Sang.
Et ce reflet lui parla.
Rentrons à la maison.
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Ayden ouvrit un œil et la lumière du soleil l'aveugla, ravivant la migraine qui tambourinait dans ses tempes et la nausée qui retournait ses entrailles. Craignant l'idée de vomir, il n'osa pas bouger et ferma les yeux de nouveau, resserrant sa douce couverture contre lui. Il avait juste besoin de quelques minutes pour reprendre ses esprits... quel étrange rêve, il avait fait. D'abord le Chaos et la douleur, puis son envol sous la peau de Feu-de-Sang. Tout avait semblé si réel : il avait senti sa force, ses sensations et ses émotions... et le dragon qui l'avait accompagné, qui était-il précisément? Un compagnon? En tout cas, les sentiments de Feu-de-Sang pour le reptile bleu étaient bien réels : l'idée d'avoir ressenti l'amour d'un dragon envers un autre dragon comme s'il avait été le sien le fit frissonner.
Tout était-il que ce rêve n'était pas comme les autres... c'était sûrement à cause de la concoction qu'on lui avait fait boire...
La réalisation le réveilla brusquement de sa réflexion et lui fit ouvrir les yeux. Il n'était plus en prison. Il était maintenant emmitouflé dans une couche de fourrure, sous le toit d'une petite maison de bois. Le silence n'était plus : il pouvait percevoir le bruit régulier de l'eau qui bouillonnait et le chant des oiseaux à l'extérieur. L'odeur de l'humidité étouffante des cellules avait été remplacée par celle des plantes infusées, et le froid inhospitalier n'était plus, laissant place à la chaude lumière solaire qui s'étalait depuis les fenêtres. Il ne reconnaissait pas les lieux, mais la chaleur qui s'en dégageait ne le laissait pas indifférent. Il leva la main vers son visage et sentit un tissu mouillé contre son front brûlant. Le bienfaiteur de sa lettre avait dit la vérité, finalement.
Une grosse quinte de toux l'ébranla et n'arrangea pas son mal de crâne, mais il parvint tout de même à se redresser, laissant tomber la chaude couverture de ses épaules. Un mouvement dans le coin de son œil le fit sursauter. Il recula au fond du lit quand il distingua la grande silhouette s'approcher bien trop rapidement dans sa périphérie, mais ses bras fléchirent et il s'effondra avec un soupir de défaite. Les yeux mi-clos et fatigués, il sentit qu'on le redressa et qu'on l'appuya contre quelque chose — où quelqu'un, à en juger par la chaleur qui s'en échappait —. On lui posa le bord d'un bol sur les lèvres, rempli d'un liquide fumant dont l'odeur de plantes était assez forte pour lui dégager le nez et lui donner un nouvel accès de migraine.
— Doucement, tu veux aller trop vite, lui dit une voix d'homme en Nordique, claire et sûre, mais plutôt sèche. Bois ça, ça te fera du bien.
Ayden n'avait pas la force de refuser, et de toute façon, il ne pouvait pas refuser quelque chose qu'on lui offrait gratuitement. Il but tout le contenu du bol et poussa un soupir d'aise quand une partie de vie de son estomac grondant fut comblé. Satisfait et épuisé par la simple action de boire, il reposa sa tête contre ce qu'il pensait être l'épaule de son interlocuteur. Il parvint à marmonner un faible remerciement, avant de refermer les yeux vers un nouveau sommeil lourd.
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