Chapitre 24 : Interrogations


On enchaîna Ayden de nouveau et on l'emmena dans une nouvelle pièce au fond d'un couloir s'enfonçant toujours plus dans les ténèbres de la montagne. C'était une salle de taille moyenne à deux niveaux, bien moins lugubre que le reste de la prison. A l'entrée de la pièce étaient installées des chaises rembourrées derrière un bureau aux formes arrondies, si bien poncé que la roche qui le composait en devenait laiteuse. Plus loin dans la salle, en descendant quelques marches, était simplement posé un grand tapis brodé qui s'étalait sur tout le sol, accompagné de quelques coussins. Ses motifs semblaient représenter des scènes familières à Ayden : celles de la Genèse du Cïerthil — la religion majoritaire de la région —, avec notamment la punition du Dieu-dragon Ssoran qui composait la majorité du tissu coloré. Une jeune femme finissait de jeter des branches odorantes dans un brasero central avant de partir précipitamment, réchauffant agréablement la pièce et laissant des senteurs doucereuses planer dans l'atmosphère.

On l'installa sur le tapis, alors que la prêtresse Parvezal s'assit sur la place centrale du bureau. Néanmoins, alors que les Gardiens s'en allaient pour les laisser à leur conversation, deux autres personnes entrèrent et prirent place de chaque côté de la religieuse : l'une d'elle était une femme de carrure impressionnante. Son armure, qui semblait faite d'écailles vertes et étincelantes, laissait tout indiquer qu'il s'agissait d'un officier de la Garde locale. Son regard dur et son visage taillé à la serpe étaient accentué par ses cheveux épais tiré en arrière par une courte queue de cheval. L'autre invité était un jeune homme — de seulement quelques années son aîné — de taille exceptionnelle et habillé d'un accoutrement sombre, mais étrangement raffiné. Ses cheveux blonds mi-longs, malgré les épingles qui les gardaient en place, tombaient par paquets devant les sourcils bien tracés et le visage fin, qui ne laissait deviner qu'une neutralité absolue. Tous deux se firent offrir un livre ainsi qu'un encrier, et ils se mirent à écrire sans dire un mot.

— Ne t'occupe pas d'eux, lui souffla la prêtresse. Ils transcrivent simplement nos conversations pour les archives. Maintenant que tout le monde est présent, nous allons pouvoir commencer, Ayden Lyart.

Pour cette première «séance de purification», comme elle appelait cette discussion à sens unique, elle lui récita les règles auxquelles elle obéissait et lui rappela la raison de son incarcération. Quand il tenta de réfuter ses paroles en tentant de lui faire comprendre le motif pour ses actions, le sourire de la vieille femme s'effaça et sa voix sembla devenir plus stricte, plus dure :

— Les Messagers sont des êtres foncièrement mauvais, mon garçon. Rongés par le mal jusqu'à la moelle, si bien que le Seigneur dut les punir pour cela. Il ne faut pas les approcher, encore moins les élever comme tu le fais, où bien l'humanité risque la destruction. Tu le comprends, ça?

— Madame, répondit-il avec autant de tact et de politesse qu'il le pouvait quand on ignorait tous ses arguments. Les dragons sont conscients et intelligents, comme nous! J'ai vu leurs grottes remplies de merveilles et fait face à l'un d'eux sans mourir, je le sais! Il est vain de tous les caractériser comme des bêtes du mal, surtout quand certains ne sont que de simples bébés qui n'ont encore rien fait de notable!

— Le fait qu'ils puissent différencier le bien du mal comme tu le prétends rend leurs actions contre notre peuple d'autant plus perfides. Ils méritent châtiment tout comme nos meurtriers, et il faut prévenir ces massacres avant qu'ils ne les commettent. Il faut que tu le comprennes : bien que les jeunes de nos jours ne puissent pas le voir derrière les murailles des cités, nous sommes victimes d'un génocide pernicieux, Ayden.

— Je le comprends, souffla-t-il. Je suis le premier à penser que les meurtres incessants des nôtres devraient être sévèrement punis. Mais... je ne pense pas que tous doivent être victimes de ce blâme.

Le silence fut pesant alors que la prêtresse le fixait avec des yeux écarquillés et une bouche pincée en une fine ligne. Les deux scribes continuaient de griffonner sans rien dire, mais leur regard se levait de temps en temps vers lui, comme pour juger ses réactions. La vieille dame se pencha alors vers lui, arborant un doux sourire qui semblait exhaler une pitié si profonde qu'elle serra le cœur d'Ayden d'une frustration sourde. Pourquoi ne comprenait-elle pas?

— Mon garçon... le monde que le Seigneur a créé est dur et cruel, et cela est uniquement à cause des Messagers. Ils détruisent tout ce que l'on entreprend paisiblement et corrompent nos cœurs purs avec la haine et le désir de la guerre. En les détruisant, nous rendrons la vie ici paisible et infiniment plus heureuses pour tout le monde. Ne veux-tu pas le bonheur des gens, la paix du monde entier?

— Si, c'est ce que je veux plus que tout au monde, mais... j'aimerais que l'on puisse arranger tout cela sans se faire autant de mal. Pourquoi ne pourrions-nous pas essayer de leur parler? De leur faire comprendre nos peurs et mettre en place des limites et des frontières?

Le nouveau sourire de Parvezal disparut et son visage se rida. Elle secoua alors la tête en un désaccord muet.

— Les anciens hommes ont déjà essayé, mon garçon, mais c'est impossible : ne t'as t-on pas conté les massacres de Soleil Noir ou de Siffle-Mort? Les Messagers ne peuvent pas être raisonnés.

La prêtresse se releva, déplissant les pans froissés et humides de sa robe. Elle réajusta le collier de perles carmin autour de son cou et toqua à la porte derrière-elle, intimant les Gardiens de rentrer. Les deux scribes fermèrent leur livres et se redressèrent, deux expressions bien différentes sur le visage : l'officier avait les traits froncés d'un dégoût venimeux, alors que l'homme lui jeta un regard toujours aussi fermé, bien que son insistance laissait deviner un étrange intérêt derrière les mèches blondes.

Parvezal, s'appuyant contre un mur, se retourna vers lui, son doux sourire revenu de plus belle :

— Je pense que ça suffit pour aujourd'hui, mon garçon. J'espère que tu méditeras notre conversation. Ramenez-le.

Alors qu'on commençait à l'emmener dans le couloir vers sa cellule, Ayden sentit son cœur commencer à battre la chamade. Il ne voulait pas être seul de nouveau. Qui sait combien de temps il devrait encore attendre pour pouvoir parler de nouveau? Sans réfléchir, il enfonça ses pieds dans le sol pour ralentir la marche des soldats. Une erreur : il déglutit bruyamment quand il vit les Gardiens instinctivement poser leur main sur la garde de leur épée.

— Attendez, s'exclama-t-il d'une voix tremblante vers la vieille prêtresse. Quand allons-nous parler de nouveau?

— Dans deux jours, mon garçon. Est-ce tout ce que tu veux savoir?

Ayden se pinça la lèvre. Deux jours. Deux jours de trop dans la solitude et le silence, mais c'était toujours mieux qu'un mois entier. Voulant tout de même faire durer la conversation le plus longtemps possible pour éviter l'arrivée prochaine du silence insoutenable, il chercha une question digne d'intérêt. Il en trouva une rapidement, car elle le taraudait sans relâche depuis qu'il avait été arrêté.

— Qui m'a dénoncé...?

— En temps que prêtresse, je ne connais pas tous les détails de ton incarcération, mais j'ai entendu dire que la personne qui prenait soin de toi était inquiet de ton comportement maladif et est allé quérir les Gardiens pour enquêter sur ton mal.

Son cœur rata un battement et ses poings se serrèrent instinctivement. Sardas... la réponse ne l'étonnait qu'à moitié, honnêtement : le vieux médecin avait toujours été inquiet pour lui et était toujours prêt à l'aider et à le soutenir quand il traversait des moments difficiles... il n'avait sûrement pensé qu'à aider : jamais l'homme n'aurait pu deviner ce qu'il complotait, seul dans la forêt.

— Est-ce qu'il va bien?

— J'ai reçu une copie du rapport, expliqua brusquement l'officier d'une voix grave et sèche. Lui, comme tous les gens avec qui tu avais des relations à Mérégris, ont été interrogé et leurs maisons inspectées. Il ne semblait pas blâmable. Il va donc bien.

— Et Ortha- le dragonnet?

— Tu n'as pas à le savoir, craqua-t-elle en faisant un pas intimidant vers lui.

La prêtresse Parvezal leva silencieusement la main pour faire taire la soldate, qui serra les lèvres et détourna le regard.

— Il aurait dû être exécuté dès sa capture, chevrota-t-elle. Mais nous avons de lui pour ta purification. Après tout, il a ton âme entre ses serres.

Ayden laissa s'échapper malgré lui un soupir de soulagement, qui arracha un grognement dédaigneux de l'officier avant qu'elle ne s'en aille d'un pas furibond. Il se laissa alors ramener dans sa cellule, et la porte se referma avant même qu'il ne puisse se retourner. Quand le silence l'accueillit de nouveau dans ses bras, il ne sut quoi penser, incapable de se concentrer dans le froid. Devait-il être rassuré que personne n'ait été mis en danger par sa faute, ou amer à l'idée que Sardas se soit aussi inquiété pour lui? Que pensaient Sardas, Britta, ou tous les habitants de Mérégris, en ce moment-même? Étaient-ils déçus par ses actions? Effrayés? Tous ces questions le rendaient malade d'effroi, et il se recroquevilla dans son lit alors qu'un frisson effrayé traversait son échine glacée par l'humidité ambiante.

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Ces visites de routine qui le soulageaient par la compagnie qu'elles procuraient autant qu'elles le contraignaient par leur monotonie durèrent pendant plus de trois semaines. Du moins, c'était ce qu'il avait estimé. Chaque jour, on l'emmenait dans la même pièce. Chaque jour, on le laissait parler sans même daigner comprendre ses justifications. Il avait même tenté de parler de ses rêves lucides sans aucun sens, de la hantise de Feu-de-Sang et de la fatigue psychologique que ça avait créé en lui, mais rien n'y faisait : c'était comme s'il parlait à un mur. Chaque jour, l'officier et le jeune homme écrivaient silencieusement sans rien ajouter au débat. Chaque jour, le blond lui offrait des moues de plus en plus intriguées, comme s'il était le seul à tenter de comprendre ses excuses à dormir debout. Chaque jour, il retournait dans sa cellule, sans jamais comprendre dans quelle direction allait ces dialogues de sourds et quand il pourrait enfin être libéré de cette geôle.

Apparemment, même ses geôliers ne semblaient pas être d'accord sur la marche à prendre, car alors qu'il somnolait en attendant l'arrivée de son prochain repas, il entendit des éclats de voix. Ils étaient trop loin pour qu'il puisse en comprendre totalement le sens, mais en tendant l'oreille, il parvint à en discerner l'écho, bien trop fort après des heures de silence. Il reconnaissait la voix tremblante de Parvezal, mais la seconde, plus grave et sévère, lui était étrangère :

— Les Gardiens n'ont aucun droit à prendre parti dans le rituel de Purification ou dans la prise en charge de ce jeune homme, s'exclamait la prêtresse avec une colère atypique. Il est primordial que je sois l'unique responsable de-

— Nous avons reçu l'autorisation du commandant pour converser avec lui : laissez-moi passer.

— Essayez de passer cette porte et votre comportement sera reporté au Vicomte Forthak pour violation des lois sur l'autorité religieuse de Vhongëdas.

— Ce mioche n'a aucune autorité sur les prises de décision du commandant. Il n'est qu'un sale clébard qui ne sait qu'aboyer et observer de loin comme un aigle sans serres.

— Allez-vous en, avant que je ne vous fasse arracher votre grade pour insubordination et manque de respect envers la famille du Comte Forthak.

— ... Ne pensez pas cette conversation terminée. Je reviendrais.

Des bruits de pas rythmés se mirent à résonner dans les couloirs, et l'altercation fut terminée aussi vite qu'elle avait commencée. Ayden pouvait sentir son cœur battre dans sa poitrine : pourquoi cet inconnu était-il si intéressé par lui et pourquoi voulait-il tant lui parler? Ils avaient mentionné les Gardiens : pourquoi iraient-ils interférer avec un rituel qui les dépasse? Il pensa alors au jeune homme blond qui transcrivait ses conversations avec la prêtresse et qui avait l'air si intrigué par ce qu'il racontait : peut-être était-ce lui qui voulait en savoir plus sur son mal? Mais pourquoi quelqu'un risquerait-il à s'approcher de lui alors qu'il était souillé par la corruption et le Chaos des dragons?

Il ne comprenait rien à ce qu'il se passait. Il décida donc de ne pas trop y réfléchir et de laisser la conversation décanter dans son esprit alors qu'il retournait faire une sieste dans son lit trop dur.

Il se réveilla au bruit de son repas qui était glissé au pied de la porte, l'estomac grondant et l'esprit rempli de questions sans réponses. Mais alors qu'il mangeait lentement la mixture fade qui lui servait de soupe, il remarqua quelque chose d'étrange au fond de son bol. Grattant méthodiquement le fond du récipient, il parvint à décoller un morceau de papier humide, plié plusieurs fois pour ne pas être vu quand le bol était plein. Quand il le déplia et secoua doucement dans une tentative vaine de le sécher, il put alors voir l'écriture propre et cursive qui tâchait la feuille sale : c'était une lettre, et elle lui était adressée.

Ayden Lyart,

Vous avez été incarcéré dans les cellules de Purification de Vhongëdas pour avoir élevé un dragon de votre plein gré. Cet acte d'infamie ne mérite que la pire des punitions : le rite de Purification que vous allez bientôt subir vous permettra d'entrer en contact avec vos Dieux pour qu'ils puissent vous juger et potentiellement vous purifier de toutes vos mauvaises actions. Ce rituel nécessite l'utilisation d'une drogue divine qui, bien qu'hallucinogène en petites quantités, devient un poison puissant quand les doses sont trop fortes : pour contacter les Dieux, il vous faut la dose la plus forte possible. Vous n'y survivrez sûrement pas, et les prêtres ne s'en préoccuperont pas. Ils jugeront que vous n'aviez pas les bonnes intentions pour être purifié de toute façon, et votre corps sera jeté en secret dans un feu en même temps que votre dragon, sans personne pour vous pleurer. Votre famille vous croira incarcéré à vie, et finira par vous oublier, sans jamais connaître votre sort.

Néanmoins, je pense que vous pouvez changer votre destinée et devenir un héros aux yeux du monde. Élever un dragon sous le nez de tous est un acte de stupidité hors du commun, mais il témoigne aussi d'un courage hors-norme que l'on ne trouve que chez très peu de personnes. Je peux vous sauver la vie lors de ce rituel et vous aider à retrouver le droit chemin, mais je le ferai seulement si vous l'acceptez, bien évidemment. J'ai des espions partout en Estepène, et l'un d'eux est dans ces cachots : il changera secrètement les doses de drogue si vous lui dites le mot indiqué à la fin de cette lettre, et quelqu'un viendra vous récupérer pendant le rituel, vous et votre dragon, sans que personne ne le remarque. Il vous faudra alors parler à un dénommé Korha. Il vous amènera à moi.

J'espère que votre réponse sera favorable et que je vous trouverai à mes côtés très bientôt, mon cher Ayden.

Votre bienfaiteur, K

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