Chapitre 21 : Hiver
D'habitude, le temps passait plutôt vite quand j'étais seul, car je savais pertinemment qu'Ayden allait revenir. Pendant son absence, il me suffisait alors de batifoler dans l'herbe et les feuilles mortes devant la caverne, de tenter d'attraper les oiseaux engourdis par la fraîcheur ou d'explorer la forêt sans fin sans en sortir. Mais brusquement, tout avait changé.
Les jours étaient devenus plus froids et plus courts, et pourtant, jamais ils n'avaient semblé aussi longs que maintenant. Incapable de réchauffer mon corps moi-même, la voix dans ma poitrine s'était engourdie sous les coups répétés du vent glacé : elle me susurrait des mots doux quand je me roulais en boule dans un coin de la grotte pour dormir, m'appelant pour m'assoupir avec elle en attendant le printemps. Je voulais l'écouter, mon corps glacé en mourrait d'envie. Mais à chaque fois que mes yeux semblaient se fermer pour hiberner, je me rappelai la chaleur d'Ayden, de la douceur de sa voix qui ranimait ma peau et mes muscles, et je restais éveillé. Après tout, si je me mettais à hiberner, ça serait plusieurs mois sans Ayden, il risquerait de s'inquiéter.
Les vents hurlaient pendant la nuit, parfois en compagnie de quelques loups, apportant cette neige dont Ayden m'avait souvent parlé dans ses histoires. Ces petits flocons à l'aspect cotonneux m'avaient l'air amusants au premier regard, mais leur contact était si froid qu'ils me brûlaient le dessous des pieds chaque fois que je restais trop longtemps dessus. De plus, ces couches d'un blanc trop pur reflétaient le soleil droit dans mes yeux, me forçant à garder ma troisième paupière fermée chaque fois que je devais sortir. Néanmoins, elle restait indispensable, car elle me permettait d'étancher ma soif et de me remplir l'estomac pendant cette période où les plans d'eau étaient gelés et la nourriture rare.
Ayden ne venait plus aussi souvent qu'avant, sûrement à cause du vent et de la neige, qui empêchaient Yu de se promener sans risques, sans compter la blessure accidentelle que je lui avais infligé. L'irrégularité de mes repas auparavant quotidiens faisait gronder mon estomac, mais je tenais bon en grattant le sol à la recherche de quelque racine et champignon à mâcher. C'était vivable, mais la légère douleur qui me taraudait tout le long de la journée n'aidait pas à combattre mon impatience. Je chérissais donc chaque moment où Ayden pouvait être à mes côtés, chaque instant où il m'apportait mes repas, aussi maigres qu'ils soient, chaque instant où il me gardait au chaud dans son manteau, chaque instant où il m'apprenait des nouvelles choses de ses livres, malgré la neige et le vent.
J'aimais Ayden plus que tout, et j'aurais voulu le remercier tellement de fois. Je voulais être avec lui, jouer avec lui, voler avec lui... mais l'hiver m'affaiblissait. Je n'étais capable de rien durant cette maudite saison dont chaque jour semblait plus froid que le précédent. Ayden m'avait parlé des saisons. Il m'avait dit qu'elles étaient causée par les mues d'un dieu-dragon, dont le nom ne me revenait plus : quand il n'avait plus de plumes de vie à faire tomber sur terre, les êtres vivants et la terre tombaient dans la torpeur en attendant une nouvelle pluie de plumes. Mais pourquoi cette saison devait-elle être si froide et ennuyante à cause d'un dieu supposément tout puissant? Encore une question sans réponse. Elles s'accumulaient avec les autres dans ma caverne de pensées et m'empêcheraient sûrement de passer des nuits tranquilles...
Décidément, je n'aimais pas l'hiver.
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Quand les neiges finirent par fondre et les vent par se radoucir, je ne pus contenir ma joie. Les oiseaux revenaient de leurs voyages migrateurs et avec leurs chants qui faisaient revivre la forêt, je ne pouvais que chanter à tue-tête avec eux. Je galopais derrière les renards glapissants et me roulais dans les fleurs tout juste écloses. Leur fragrance me faisait tourner la tête; elle m'avait tellement manqué! Et enfin, je pouvais enfin quitter cette caverne de malheur pour me prélasser sous le soleil, profitant de chacun de ses rayons salvateurs pour ma peau glacée. La vie retrouvait son chemin et je n'aurais plus jamais à m'ennuyer.
Ayant retrouvé ma vivacité et mes envie de gambader, les jours se remirent à être étonnamment courts. Ayden revenait plus souvent et son temps passé avec moi devenait de plus en plus long, alors que les matinées devenaient de plus en plus chaudes et lumineuses. Je courrais, je déployais mes ailes, je mangeais, je jouais... je vivais! Je comptais même plus chaque fois où la lune se levait. Puis un jour, alors que les journées d'amusement semblaient se confondre autour de moi, Ayden vint à moi, un doux sourire sur son visage. Sa peau sombre avait retrouvé des teintes plus chaudes maintenant que les beaux temps étaient revenus : je ne voyais plus les vestiges de mon coup de griffes sur sa joue. Au lieu des habituels morceaux de viande sèche, il sortit de sa besace un gros morceau de viande, rouge et saignant à souhait, dont l'odeur me faisait baver d'envie. Le déposant à mes pieds, il prononça alors des mots que je ne compris pas :
— Bon anniversaire, Orthal.
— Quoi, anneuu-niversaire?
— Cela veut dire que tu as vécu un an entier, quatre changements de saisons depuis ta naissance — enfin, je ne sais pas vraiment quand tu es né, mais passons les détails —. (Ayden pointa son torse de son doigt fin :) Mon anniversaire, c'est le vingt-huitième jour de Clairenuit. Toi, c'est aujourd'hui — je crois —, le dix-huitième jour d'Aubété, un mois avant le mien.
Je tentais d'assimiler les nouvelles informations que je venais d'apprendre, mais Ayden me tendit la viande aux effluves délicieuses, éveillant la voix affamée en moi. Je saisis la pièce de chair et la déchiquetai à coups de dents acharnés sous les yeux de Ayden, qui poussa un petit rire. La viande était tout simplement savoureuse. Elle se déchirait sans problème et glissait sans effort dans ma gorge... et la sensation du sang sur ma langue me fit pousser un vrombissement de bonheur. C'était tellement différent de la viande séchée... je ne savais pas si je pourrais en manger de nouveau après avoir goûté une telle merveille.
Alors que j'engloutissais mon dernier morceau de viande et que l'euphorie faisait trembler mes membranes, Ayden se mit à chanter un air que je n'avais jamais entendu avant. Je ne comprenais pas du tout ses paroles, aucun mot ne m'était familier. Néanmoins, je pouvais sentir le ton d'allégresse et d'affection dans sa voix mi-grave et douce, si bien que je ne pus m'empêcher et fermer les yeux et de vrombir face à un tel témoignage d'émotion. Quand il finit son chant, ses joues avaient changé sensiblement de couleur et ses yeux brillaient encore de la gaieté de la ritournelle.
— C'est un chant nordique. Tu ne pas pas le comprendre que tu ne connais que le Consuet. Il raconte l'histoire d'un enfant qui a perdu son chiot dans une tempête et qui attend son retour. Des années plus tard, le chiot est devenu un loup et l'enfant est devenu un soldat, mais malgré tous leurs changements, ils restent toujours meilleurs amis. Les Nordiques chantent cette chanson pour fêter l'anniversaire de leurs amis, pour leur assurer que peu importe le temps qui passe, ils resteront toujours proches.
— Chanson jolie. Très... euh...
— Inspirant? Émouvant?
— Oui, peut-être... (Je relevai la tête vers Ayden, les lèvres étirées en un sourire maladroit qui le fit grimacer :) Si Orthal partir longtemps, Ayden toujours attendre Orthal? Orthal ami de Ayden?
La question sembla mettre Ayden au dépourvu, car ses sourcils se levèrent et sa bouche s'entrouvrit sensiblement. Puis il se mit à grimacer, son nez plissé à la recherche d'une réponse, mais son sourire revint rapidement, mince et timide.
— Bien sûr!
Sa réponse fit taire la voix dans ma poitrine et laissa place à un agréable sentiment dans mon cœur. Ce dernier était si léger que j'avais l'impression que j'allais m'envoler à tout instant. Je poussai un cri de joie et sautillai sur mes pieds en chantant à tue-tête sous les yeux doux et amusés de mon si cher, cher ami.
— Orthal ami de Ayden! Ayden ami de Orthal!
J'étais si heureux. J'avais l'impression que plus rien ne pourrait arrêter ma course effrénée vers l'amusement et le bonheur. Les jours passaient et je devenais plus grand et fort, mais tout comme le chien et l'enfant de la chanson, je demeurai heureux avec Ayden malgré les différences qui s'accentuaient entre nous. Plus je me sentais grandir, plus mes muscles s'affermissaient et s'étiraient, plus j'étais sûr que je me trouvais enfin dans le paradis que j'avais vu dans mes rêves et que j'étais prêt à y rester pour de bon.
Puis vinrent les Autres, et soudainement, tout changea. Mais pas de la façon dont je l'avais espéré : pas de neige qui tombait, pas d'oiseaux qui s'en allaient, pas de vent glacé. Ce changement fut bien, bien plus effrayants que ce que j'aurais pu imaginer dans mes pires cauchemars. Avant même que je ne le sache, ma vie en compagnie d'Ayden allait véritablement commencer.
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