Chapitre 18 : Le nom
Au fil des mois passant, Ayden put sentir son esprit se reconstruire petit à petit.
Sa décision avait changé son quotidien chaotique et submergé par la peur inconsciente d'être découvert en une simple routine. Garder le dragonnet loin des gens, mais proche de lui semblait être la meilleure solution et s'étendait sur un terme assez long pour lui permettre de vivre tranquillement jusqu'à ce que le reptile ne se décide à se débrouiller seul. En étant si loin dans les profondeurs de la forêt, la bête ne pouvait pas mettre les habitants de Mérégris en danger, et Ayden n'avait pas à être harcelé de cauchemars, qui avaient stoppé dès que le petit reptile s'était mis à manger de nouveau. Tout était gagnant-gagnant.
A présent, il prenait donc le soin de nourrir le dragonnet tous les matins, peu avant que Sardas ne se lève et qu'ils ne doivent partir ensemble pour soigner les habitants. A son grand bonheur, le petit semblait maintenant considérer la clairière comme son nouveau territoire, et bien qu'il tentât de le suivre plusieurs fois alors qu'il rentrait à la cité, plusieurs gestes de la main et quelques lamelles de viande pour le soudoyer lui firent rapidement comprendre que cela lui était formellement interdit. Suite à cela, Ayden n'eut plus jamais besoin de réitérer son ordre, ce qui le remplissait d'une joie insolite : c'était un sentiment similaire à celui que l'on ressentait quand on réussissait à apprendre un tour à son chien; un mélange de fierté et de confiance qu'il n'aurait jamais cru pouvoir éprouver pour la créature un jour.
Il remarqua aussi que, malgré le fait qu'il ait lâchement abandonné le reptile à son sort, ce dernier semblait encore plus excité en sa présence qu'auparavant. La couleur de ses iris virevoltaient plus que jamais quand ils se croisaient dans les fourrés, il gazouillait et trépignait quand il lui apportait sa nourriture, il batifolait dans les graminées quand il allait chercher des baies, bondissant au-dessus des gerbes et attrapant les insectes qui voletaient au-dessus. Ayden avait dû commencer la construction d'un petit abri pour entreposer tous les bâtons et pierres rondes que le reptile lui offrait. Cette énergie débordante, qui l'avait tant effrayé quand la créature résidait encore dans l'écurie, lui offrait un sentiment d'apaisement aujourd'hui : ce n'était plus celle d'un monstre affamé duquel il ignorait tout, mais celle d'un petit enfant qui ne cherchait qu'à la dépenser sans malveillance, profitant de chaque seconde passée avec lui. Et elle avait bien raison : qui sait combien de temps le petite chose allait pouvoir vivre ici?
Le dragonnet, malgré tous les efforts qu'Ayden pouvait y mettre, ne semblait pas disposé à répéter autre chose que son prénom, si bien qu'il craignit un instant que la créature ne soit un de ces oiseaux rares de Tariel qui répétaient tout ce qu'on leur disait assez longtemps. Cela lui rappela quand Sardas lui avait dit que les dragons imitaient la voix humaine, mais Ayden était sûr qu'il s'agissait d'autre chose : l'émotion se déversant de l'unique mot était bien trop réelle. De plus, les phrases entières en langue inconnue de l'Ombre lui prouvaient bien le contraire : que les dragons étaient capables de paroles réfléchies et non pas instinctives. Et le dragonnet était encore jeune : c'était sûrement trop tôt pour qu'il puisse parler, comme les enfants humains.
Alors, en attendant, il lui lisait des livres. Les enfants de Mérégris avaient appris à lire, écrire et compter depuis longtemps grâce à ses efforts, il pouvait donc se concentrer ses efforts sur un nouvel 'élève'. Même après des mois à lire les mêmes histoires, il ne s'était jamais lassé de la vue de la mine ébahie des enfants et leurs yeux rivés sur lui. Et le reptile ne dérogeait pas à la règle. Ce dernier semblait tout aussi intrigué par ses contes que tout autre enfant humain : bien qu'il ne puisse sûrement pas comprendre, l'animal gardait le nez rivé sur lui sans jamais ciller des yeux, comme pour ne pas perdre la moindre miette. C'était si amusant et étrange à la fois, Ayden ne se lassait jamais de cette sensation.
— Tu es vraiment bizarre, dragon.
Et un jour une idée, comme un déclic au fond de sa conscience, lui fit fermer son livre. Tournant la tête vers le dragonnet, il remarqua qu'il n'avait pas bougé d'un iota depuis qu'il avait commencé la lecture. Elle était comme une statue de pierre, mais aux yeux brillant d'une fraîche lueur bleutée. Ayden sourit en se sachant écouté depuis tout ce temps.
— Tu n'as pas de nom.
Ce n'était pas une question, plutôt une remarque qui n'attendait pas de réponse.
— Cela risque d'être fatiguant de toujours devoir t'appeler 'dragon', non?
L'animal dut comprendre son intonation, car il pencha son crâne sur le côté, poussant un petit sifflement questionneur pour appuyer son geste. Ayden rangea son livre dans sa besace et se repositionna, dépliant ses jambes engourdies par son ancienne position pour les serrer contre son torse. Il se pencha en avant vers le dragonnet, le menton enfoui dans le creux de ses genoux et la mine pensive.
— Quel petit nom pourrait t'aller... Ssoran serait sûrement un peu trop présomptueux. (Il observa la créature se dresser sur ses pattes arrières pour tenter d'attraper le papillon orange qui voletait au-dessus de son nez, en vain : l'animal tomba à la renverse, lui arrachant un rire :) Après tout, tu n'as pas du tout la carrure d'un dieu dragon. Oublions les noms de divinités...
Il passa plusieurs longues minutes dans le silence, écoutant le sifflement des oiseaux et le chant du vent, comme dans l'espoir qu'ils lui soufflent une réponse. Mais malgré tous les noms qui fusaient dans son esprit, aucun ne semblait le satisfaire. Ils sonnaient tous... factices et étranges pour un nom de bébé dragon, trop animal pour un nom humain, trop animal pour un nom humain. Il avait besoin d'un nom de dragon, mais ceux que la Garde donnaient à ces reptiles étaient bien trop monstrueux et déshumanisants pour qu'il se permette de lui offrir un tel surnom. Est-ce que les dragons se donnaient-ils même la peine de se chercher des noms? Ayden se mit à regretter de ne pas pouvoir comprendre Feu-de-Sang : tout aurait pu être si simple s'il avait pu lui demander...
Il se remua les méninges, cherchant un nom qui lui conviendrait. Devrait-il choisir un nom qui irait bien avec son apparence? Sa personnalité? Il n'était pas sûr que la créature soit totalement développée physiquement et mentalement, donc c'était un pari risqué. Un acte mémorable de sa part? Il savait que les enfants des plateaux d'Ederean ne recevaient leur nom définitif qu'après avoir effectué une action glorieuse ou en développant un talent précis. Mais le dragonnet était si jeune, il n'avait rien fait grand-chose, et bien heureusement : cela attirerait trop l'attention sur lui.
Ayden soupira, frustré. Il ne voulait pas attendre plus longtemps : le petit avait besoin d'un nom pour qu'il puisse l'appeler, pour qu'il puisse s'identifier et grandir convenablement. Mais le dragonnet était trop instable, trop imprévisible... tous les surnoms et sobriquets qu'il pouvait lui donner tomberaient à l'eau un jour où l'autre... il pouvait changer du tout au tout du jour au lendemain...
Une idée lui traversa soudainement la tête et refusa de le quitter. C'était ça. Il avait trouvé. Il siffla le dragonnet, qui se vint se poster devant lui. Il pointa le reptile du doigt et dit d'une voix affirmée le nom qu'il avait choisi.
— Orthal. Tu es Orthal.
C'était un nom en Consuet — le dialecte universel —, signifiant Change-coeur. Simple, mais efficace. Il était courant pour un enfant nordique de recevoir un nom lié à l'occupation de sa famille : les parents d'Ayden l'avaient nommé Garde-pré pour rappeler les origines bergères de sa lignée. Néanmoins, la créature méritait tout de même un peu plus de reconnaissance que ça : c'était un dragon, après tout. Elle était tout, sauf commune. Il lui avait donc donné un nom plus exotique, qu'il espérait guiderait la créature vers un destin plus glorieux que celui de simple fermier.
— Tu aimes bien, Orthal? (Le reptile couina en réponse, le faisant rire :) Je prend ça pour un oui!
Ayden leva le nez vers le ciel : à force de rester le nez rivé sur ses livres de conte, il n'avait pas remarqué que le soleil avait commencé sa route vers le zénith. Il se leva précipitamment, prit sa besace et salua le dragonnet.
— Je dois y aller Orthal, je vais être en retard pour mes leçons! On se revoit demain, je le promet!
Il sentit le regard de la créature peser sur lui alors qu'il grimpait sur la selle de Yu et partait au trot. Alors qu'il s'engouffrait dans les profondeurs de la forêt, il entendit son nom être gémi au fil du vent, mais il fut vite effacé par les chants pleins de ferveur des oiseaux et le bruissement régulier des feuilles. Pourtant, le cœur d'Ayden se serra tout de même douloureusement dans sa poitrine en percevant le souffle de cette lamentation, réminiscence de pleurs familiers qui, malgré leur disparition, ne le quittaient jamais vraiment. Une question s'éveilla alors en lui, l'emplissant d'une appréhension plus forte que jamais : combien de temps Feu-de-Sang resterait-il à le hanter? Son ombre serait-elle là à jamais, prête à le harceler de nouveau à la moindre menace sur le petit?
Et surtout, pourquoi l'avait-elle choisi lui, de toutes les personnes, pour accomplir ses étranges desseins?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top